Ce matin-là, en m'éveillant après une nuit fort agitée, j'étais résolu à prendre un nouveau tournant dans ma vie. Je pris donc la décision de ne plus être gardien du trésor d'Alshereï. J'en avais assez d'être obligé de rester dans cette grotte passablement humide, à rugir au moindre bruit suspect, à cracher mes flammes pour un rien. Assez de ces sempiternelles agressions, de ces attaques incessantes à mon encontre de ces soi-disant chevaliers, sorciers ou aventuriers en tout genre. « Sus au dragon ! », « Tuons-le ! », « À mort le mangeur d'hommes ! », « Je vais te couper en rondelles, mon gros lézard ! » - ce dernier était assez présomptueux mais très combatif, et difficile à digérer.
Mais voilà, en y pensant sérieusement, ce trésor ne me reviendrait jamais ! Et qu'en aurais-je fait ? J'étais cependant lié par un serment passé avec le roi Galian lorsqu'il m'avait fait prisonnier. J'étais encore jeune à l'époque, à peine une centaine d'années. Je m'étais fait prendre comme un dragonneau tombé du nid dans un de leurs fichus pièges, à l'aide de cordes, de piques, de filets et de seaux d'eau. Tout ça, à cause d'une erreur de jeunesse. J'avais brûlé une ou deux chaumières pour impressionner une jeune dragonne, ce qui n'avait pas marché. Le roi, dans sa prétendue clémence, m'offrit de me laisser la vie si je consentais à devenir gardien du trésor du royaume. J'acceptai. Je me retrouvai donc cantonné à garder des babioles dorées et colorées, prétendument de valeur, dans la grotte de la forêt d'Alshereï. Seulement, ce pacte remontait à plus de trois cents ans ! Certes, il me restait encore de belles années devant moi. Mais, précisément, il n'était plus question que je perdisse encore mon temps enfermé.
Je sortis de la grotte, trouvai un rocher assez gros pour boucher l'entrée, le mis en place, et reculai d'un pas pour admirer le travail. « Voilà ! On ne pourra pas me reprocher de ne pas m'en être occupé jusqu'au bout », pensai-je satisfait. Et maintenant que faire ? Je méritais bien un peu de détente, un peu de calme et de sérénité. Je me rendis près de la rivière toute proche, coupai une branche, attachai une corde, un hameçon, et je m'installai pour une partie de pêche. Quel bonheur, ce silence, cette plénitude. Plus besoin d'être aux aguets, plus besoin de cracher du feu au moindre craquement de branche. Enfin une retraite bien méritée.
- Oh là, vil dragon ! Tu es fait !
Je n'osais me retourner. Ce ne pouvait être...
- Rends-toi ou je te tranche la gorge, foi de chevalier !
Je pris le temps de poser ma canne à pêche, de me relever en étirant mes ailes et fis enfin face à mon assaillant. C'était un petit homme, enfin petit pour moi, habillé de fer, avec des plumes lui sortant du crâne et une espèce de bouclier. Il brandissait une épée presque aussi grande que lui, et semblait avoir toutes les peines du monde à la maintenir levée, menaçante.
L'idée me vint de lui souffler dessus afin de vérifier son équilibre, ou d'en finir rapidement en lui crachant quelques flammes, et ainsi le carboniser comme une vulgaire brindille. Oui, à y réfléchir, j'étais dans mon bon droit de le cuire comme un morceau de viande, ce qu'il était sans aucun doute. Mais bon, il avait eu le courage de venir jusqu'à moi et même de me menacer, et j'avais pris une résolution, je ne souhaitais plus manger d'homme sans une excellente raison : agression physique, insultes, faim, pour épater la galerie. Je décidai donc, pour la première fois depuis que j'avais été enfermé, de parlementer, de lui laisser une chance de partir sans demander son reste.
- Chevalier, prends garde également, ou il t'en cuira !
Je ne pus alors m'empêcher de sourire pour ce jeu de mots. Mais le chaudron emplumé dut le prendre pour une sorte d'agression, car il pointa sa lame dans ma direction. J'avais oublié que mes crocs acérés pouvaient effectivement passer pour une attaque.
- Gare, dragon ! Ou il t'en coûtera la vie, foi de chevalier Bernon de MacGornal ! me dit-il d'une voix forte, espérant sans doute m'impressionner avec son nom. - Oui, oui, oui ! Tout cela est fort intéressant, mais j'ai une partie de pêche en cours, jeune chevalier, alors si tu pouvais me dire rapidement ce que tu veux et qu'on en finisse ! - Eh bien... heu... c'est-à-dire... je... je... viens pour le trésor !
Pendant un instant, il avait baissé sa garde. À une époque je l'aurais croqué sans détour, mais je souhaitais m'en tenir à ma décision.
- Bien ! Le trésor est dans la grotte dans la forêt. Tu suis la rivière en aval, tu débouches sur un bosquet, puis un groupement de chênes centenaires, et c'est juste derrière.
Voilà, maintenant il n'avait qu'à se débrouiller.
- Mais... mais... comment... - Mais... mais... mais... tu m'as bien compris !
Je ne pus m'empêcher d'imiter cet enquiquineur, mais il fallait aussi que je m'en débarrasse.
- Va chercher ton trésor, et laisse-moi pêcher tranquille.
Je repris ma canne à pêche, je m'installai au pied d'un arbre et replongeai mon hameçon dans le courant de l'onde pure.
Alors que je pensais être enfin tranquille, car je lui avais donné la marche à suivre, il restait là sans bouger, son épée toujours menaçante. Certes, je ne l'avais pas prévenu pour le rocher, mais bon il était chevalier, je n'allais pas lui mâcher le travail. Du coin de l'œil je le vis abaisser son épée une nouvelle fois, et hésiter sur ce qu'il convenait de faire.
- Mais... - Mais, mais, mais, tu ne sais dire que ça, ma parole ! Allez, file avant que je ne change d'avis et que tu me serves d'en-cas !
Là, je ne pouvais avoir été plus clair, et surtout plus clément. Je me concentrai de nouveau sur mon hameçon, lorsque je l'entendis toussoter.
- Je ne comprends pas ! Es-tu le dragon qui garde le trésor d'Alshereï ? osa-t-il me demander. - Eh bien, oui, ça ne se voit pas ? Ah, j'en conviens, je ne suis pas assis dans la grotte sur un tas d'or, mais comme tu peux le voir, je suis bien un dragon. Les ailes, les dents, les griffes, je fais dix fois ta taille, et je crache du feu...
Aussitôt dit, aussitôt fait, ses jolies plumes s'embrasèrent. Le petit chevalier sautilla dans tous les sens s'arrachant le heaume et le jeta dans la rivière. Je n'arrivais plus à m'arrêter de rire. Mais pas lui, il reprit aussitôt son épée et la brandit, fulminant.
- Tu vas payer pour ton offense, il n'est pas encore né celui qui se moquera impunément du chevalier Bernon de MacGornal, envoyé par le très grand Roi de... - Bla-bla-bla, oui, oui, j'ai compris ! Pas la peine de me sortir tous ces titres ronflants, je me fiche de qui t'envoie. Va chercher ce que tu es venu trouver, tu n'as pas besoin de moi il me semble ? - Eh bien, certes, non... - Donc...
Et je m'en retournai à mon occupation.
- Mais ma mission était de combattre le dragon, et de ramener le trésor... dit-il hésitant. - Eh bien, tu vois je t'ai mâché le travail, tu n'as pas besoin de me combattre, tu peux te servir. Ah, au fait, j'ai mis un petit rocher devant l'entrée, mais bon pour un chevalier de ta prestance, ça n'est qu'une broutille, dis-je toujours en lui tournant le dos, afin qu'il ne me voie pas ricaner.
Je ne le regardai pas, mais je l'entendis marmonner :
- Ce n'est pas possible, comment vais-je faire ? Je ne peux décemment pas dire au Roi que le dragon m'a ouvert la porte, sans demander son reste...
Je discernai, le bruit de son épée heurtant le sol, ainsi qu'un cliquetis que je ne reconnus pas. Je me retournai, et le vis assis fixant tristement sa lame. Je n'allais quand même pas m'apitoyer sur un tueur de dragons. J'avais, certes, décidé de changer de vie, mais à ce point... Mais, je dévisageai le petit chevalier et voyant sa triste figure, je ne pus m'empêcher d'essayer de l'aider.
- Allons, allons, le magot est tout près, tu n'as qu'à aller te servir !
Il leva la tête, et sembla perplexe.
- Oui, mais et toi, je ne t'aurais pas tué, je n'aurais pas la gloire et la récompense pour t'avoir occis ! dit-il piteusement. - Tu ne comptes tout de même pas m'attaquer maintenant, alors que je te laisse le champ libre ? - Oh ! non ce ne serait pas digne d'un chevalier, répondit le petit homme, en se redressant de toute sa grandeur, mais aussitôt, il se rassit, les épaules voûtées. Que dois-je faire ? - Mais enfin, tu n'as qu'à aller chercher ton trésor ! Allez, je vais être magnanime, je t'enlèverai le rocher ! Et pour moi, tu n'auras qu'à mentir, il suffira de montrer ton heaume, et si tu le souhaites, je peux brûler un peu ton armure et griffer ton bouclier.
Ce que je fis aussitôt. Son écu était désormais orné d'une superbe marque de mes griffes. Mon grand cœur me perdrait, si je décidais d'aider les casse-croûte. Le chevalier, regarda mon œuvre, hésita, finalement se leva.
- Bien, tu as raison, c'est ce que je vais faire ! - Voilà, une sage décision ! Tu vas pouvoir faire ripaille avec tout cet or ! dis-je en me relevant. - Euh non, le trésor n'est pas pour moi c'est pour mon Roi ! - Ah ? Mais tu en garderas au moins la moitié ? - Non. - Le tiers ? - Non. - Le quart ? - Non. - Le dixième ? - Non. - Mais enfin, dis-je passablement irrité, il te restera quoi à toi ? - Eh bien, dit-il hésitant, rien ! La gloire, l'honneur, sans doute une bourse pleine ! - De joyaux ? - Non. - De pièces d'or ? - Non. - Mais de quoi alors ? - De pièces à l'effigie du Roi, c'est notre monnaie, dit-il redressant le torse de fierté. - Et c'est tout ? dis-je abasourdi. - Oui ! Un chevalier n'a besoin que de l'honneur que lui confère l'accomplissement d'actes de bravoure pour son Roi et... - Oh, épargne-moi tout ton serment d'allégeance. Je ne comprends pas que tu acceptes cette vie servile ! - Détrompe-toi, ma condition me convient parfaitement ! - Ah oui ? Tu as des terres ? - Non. - Des biens ? - Non. - Une femme ? - Non. - Tu fais ça depuis combien de temps ? - Depuis mes vingt ans, j'en ai maintenant trente ! - Tu as déjà tué des dragons ? - Oui, quelques-uns ! répondit-il hésitant, presque honteux à en juger par le rouge qui lui était monté aux joues. - Et tu as plusieurs fois manqué de mourir, même en d'autres occasions, n'est-ce pas ? - Euh, oui en effet ! - Et pour quoi ? Pour l'honneur, la gloire, et une bourse de rien du tout ? - C'est-à-dire... - Moi qui trouvais que ma vie n'avait aucun sens, je constate que je ne suis pas le seul, dis-je en riant. C'est pathétique ! Je vais t'enlever le rocher, pour que tu sois couvert d'estime et de louanges, ça va te permettre de vivre dans l'opulence !
Alors que je m'apprêtai à avancer, je vis le chevalier s'effondrer, assis, au bord de la rivière. Il était dépité, abattu. Je n'allais pas l'attendre inlassablement, je voulais qu'on me laisse tranquille.
- Allez, viens ! J'ai pas que ça à faire !
Une partie de pêche, et le début de ma retraite en solitaire, pour le moment, m'attendaient.
- Je ne veux pas ! déclara-t-il en se levant et en me regardant droit dans les yeux. Tu as raison ! - J'ai raison sur quoi ? - Ma vie n'a aucun sens ! Je la risque tout le temps pour rien, pour un homme qui ne sait même pas comment je m'appelle, « Chevalier je suis fier de vous ! » voilà sa seule récompense ! - Oui, mais ça te convient ? dis-je espérant couper court, mais peine perdue. - Plus maintenant ! Tu m'as ouvert les yeux ! Je ne veux plus continuer comme ça ! Je veux vivre en paix, sans rien devoir à quiconque, être mon propre maître !
Je le regardai marcher de long en large, en gesticulant et tempêtant sur sa vie. Enfin il s'arrêta, ôta son armure et se tint face à moi.
- Merci dragon ! Tu m'as sauvé la vie d'une certaine manière ! - Ah, euh, pas de quoi ! dis-je un peu désarçonné, mais je me repris bien vite. Bien, maintenant laisse-moi, et bon vent.
Je lui tournai le dos, et me réinstallai confortablement avec ma canne, les yeux perdus dans l'eau. À peine avais-je jeté ma ligne que, du coin de l'œil, je le vis s'asseoir à mes côtés. Je tentai de l'ignorer.
- Heu, dragon ?
« Et voilà, rendez service et voyez comment on vous remercie », pensai-je.
- Tu n'es pas encore parti ? demandai-je avec l'espoir qu'il le fasse aussitôt. - Je ne sais pas quoi faire maintenant que j'ai abandonné ma charge de chevalier. - Profites-en, tu es libre !
Je me concentrai de nouveau sur mon hameçon. Mais l'importun ne voulait apparemment pas me quitter, sans doute n'avait-il pas d'amis.
- Dis-moi, dragon, tu comptes passer ta journée à pêcher ? - Oui, si on m'en laisse l'occasion, et je ferai sans doute ça pendant plusieurs jours, si je ne suis pas dérangé sans cesse ! - Je te demande ça parce que... parce que... - Oui ? - Ça te dérangerait si je pêchais avec toi ?
Je faillis en laisser tomber ma canne dans l'eau de surprise. Je n'en revenais pas. Si j'avais su qu'un jour un chevalier me demanderait de pêcher avec moi, eh bien... eh bien, rien en fait, je n'aurais jamais pu le croire. Je ne savais pas quoi lui répondre, mais je ne trouvai aucune raison valable de refuser.
- Soit ! Tu peux, mais tu le fais en silence ! - Sur mon honneur de chevalier... ah non, je ne le suis plus... - Oui, oui j'ai compris !
Le chevalier se fabriqua également une canne à pêche puis s'installa à mes côtés.
- Au fait tu peux m'appeler Bernon, me dit-il amical. - Moi, c'est Drabobal ! Mais tu peux m'appeler Bob, maintenant tais-toi !
Nous commencions à peine à nous détendre, à profiter du silence et de notre repos bien mérité quand...
- Dragon, tu vas mourir par mon épée ! lança une voix forte et hostile.
Nous nous retournâmes, et regardâmes l'intrus. Encore un chevalier. Je lançai un regard à Bernon qui dut me comprendre aussitôt, car il se leva et se dirigea vers le petit homme. Je me réinstallai, et fixant ma ligne, je l'entendis dire alors qu'il s'éloignait avec lui :
- Écoute ! Laisse ce dragon tranquille et demande-toi plutôt si tu n'aurais rien de mieux à faire dans la vie...
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