La Fédération internationale de jeu de Go ne publiera jamais intégralement les événements qui marquèrent le tournoi organisé à La Haye aux Pays-Bas en 1987 ! Et l’histoire de cette prestigieuse compétition sera toujours censurée au sujet d’un drame sur lequel personne ne veut revenir ! Sous le calme ciel batave, plusieurs hommes ont vécu l’horreur pendant un instant de leur existence et il vaut mieux pour tous que cet épisode macabre épuise son sortilège dans les tréfonds de la conscience des hommes. Bien peu connurent le fin mot sur le tragique destin d’Étienne Darnon, champion de France classé 5e dan dans la hiérarchie européenne de Go et principal rival du champion d’Europe de l’époque. Certains parlèrent d’un « malheureux accident », d’autres plus attentifs à certains détails jurèrent qu’il existait des faits inexplicables dans cette affaire. C’est donc à moi, qui l’ai bien connu, que revient le triste privilège de narrer ce qui fut la damnation de mon ami. Je ne peux fournir aucune preuve qui permette d’étayer mes dires ; que l’on m’écoute simplement et que l’on sache que je n’ai évidemment rien à gagner en inventant un scénario romanesque concernant cette mort qui me hantera jusqu’à mon ultime jour !
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Étienne Darnon et moi étions comme frères, éternels associés dans tous les mauvais coups quand nous étions gosses, fraternellement unis contre les déceptions sentimentales de nos vingt ans et liés pour toujours au-dessus de la jungle humaine du monde professionnel… Étienne était intelligent, sensible, inventif et toutes ces qualités ont toujours, je dois l’avouer, fait naître un peu de jalousie en moi. Mais notre complicité était bien connue de tous et si l’on touchait à l’un, l’autre ripostait ! Nous étions passionnés par les mêmes disciplines de l’esprit, partagions les mêmes valeurs et rien ou presque n’interférait dans cette harmonie… sauf le Go ! Je n’avais jamais réalisé la raison de l’engouement, que dis-je, de la passion d’Étienne pour ce jeu plus que millénaire. Plus littéraire que mathématicien, j’éprouvais les plus grandes difficultés pour appréhender cette stratégie des « pierres » noires et blanches esquissant leur guerre d’influence territoriale sur le go-ban (1) aux trois cent soixante et une intersections. Malgré plusieurs centaines de parties jouées contre mon ami, je restais un piètre « 10e kyu » dans la hiérarchie des joueurs français (2). Néanmoins, je participais avec bonne humeur à quelques championnats pour contenter mon alter ego prosélyte… Étienne était passé rapidement dans la catégorie des « dan » et rivalisait avec les meilleurs au niveau national. Champion de France à vingt-six ans, il cumulait la réussite universitaire dans le domaine de la physique et débuta une série de tournois internationaux contre les redoutés maîtres venus d’Asie. Les années passèrent et mon mariage m’éloigna un peu d’Étienne et des tournois de Go…
Cela faisait plus de six mois qu’il ne m’avait plus donné signe de vie et en ce triste printemps 1987 noyé sous la pluie, j’étais triste de cette absence. J’avais appris par une connaissance commune qu’Étienne avait changé, ses traits étaient tirés et amaigris, il semblait éternellement préoccupé. En revanche, son art n’avait jamais atteint un tel niveau ; la Fédération française le classait 7e dan amateur ce qui à l’époque était rare en Europe. Un seul joueur sur le Vieux Continent était son rival, l’Autrichien Spengler, tenant du titre 1986. On parlait beaucoup dans les milieux concernés du tournoi de La Haye et du titre annuel où Étienne était souvent cité comme favori ! Je me promis de le contacter pour l’encourager, mais les détails prosaïques de la vie d’un père de famille prirent le pas sur ces bonnes résolutions ! Ma surprise fut donc grande, lorsque par un dimanche après-midi comme les autres, je vis s’encadrer dans le rectangle de lumière de l’entrée de ma maison la silhouette d’Étienne. Mais était-ce bien lui ? Seule une amitié de longue date permet de reconnaître un homme quelle que soit la gravité de la maladie qui le défigure ! Étienne Darnon n’était plus qu’un mort-vivant, une caricature de ce brillant et séduisant garçon qu’il avait été. Dire que ses traits étaient tirés relevait de l’euphémisme poli : en fait, l’entièreté du visage semblait affaissée en un masque pathétique. Les yeux, soulignés de profonds et sombres cernes, accusaient encore plus son état de maigreur extrême. La bouche était figée en un rictus que je ne lui connaissais pas auparavant. Je parvins en un effort extrême à masquer ma stupeur et l’accueillis comme si je l’avais quitté la veille, arborant mon plus beau sourire, bien que ma surprise dût être visible ! Il me salua de quelques mots, présenta ses hommages à mon épouse pour enfin s’enquérir avec une évidente mauvaise grâce de la santé de mes enfants. Ces civilités accomplies, il me chuchota à l’oreille son envie de me parler seul à seul… À la fin du repas, j’invitai Étienne à me suivre au sein du calme chaud et paisible de ma bibliothèque pour prendre le café. Une fois installé, j’attendis quelques instants, respectant le silence qu’Étienne souhaitait encore garder, enfin il parla :
– Mon vieux Paul, je voudrais m’excuser pour ce long silence de presque une année, mais j’ai eu une quantité de choses à faire, plusieurs voyages à entreprendre et quelques tournois où ma présence était souhaitée. Il y a peu, j’avais pensé ne plus voir personne et même mettre fin à mes jours… mais j’ai pensé qu’il me restait un ami et « croix de bois, croix de fer » comme quand nous étions gosses, si jamais il me reste un espoir ce n’est que de toi qu’il peut venir ! Non, laisse-moi parler ! Quand tu auras pris connaissance de ce qui me détruit petit à petit, tu pourras alors juger sur pièce. Tu connais ma passion pour le Go, tu as probablement suivi ma progression qui me mène aujourd’hui aux portes de la finale européenne contre Spengler. Cependant depuis quelques mois j’étais hanté par l’idée d’atteindre la perfection lors de ce futur tournoi ; non seulement pour vaincre Spengler mais surtout pour créer une partie exemplaire, une œuvre d’art qui laisserait les Maîtres japonais et chinois pantois… Une partie qui ferait date et qu’on citerait telles les grandes parties d’échecs, comme par exemple la « Karpov-Kasparov 1985 ». Oui, je sais, nous Occidentaux ne pourront jamais parvenir au sublime de ces 7 et 8es dan professionnels d’Asie. Et pourtant mon rêve me tenait au corps, je voulais transcender mon existence par un éclat qui laisserait une trace indélébile dans les annales de la Fédération ! J’avais commencé à potasser tous les livres spécialisés édités au Japon en anglais. Certes, je pus constater de nettes améliorations mais jamais je ne parvins à dessiner ces parties dignes d’un Honimbo du pays du soleil levant. J’ai questionné certains anciens champions d’Europe, rencontré des Asiatiques travaillant dans d’importantes sociétés commerciales, tout cela me laissait malgré tout insatisfait. C’est par le plus grand des hasards que j’ai rencontré Liu Tcheng, un collègue physicien chinois installé en France depuis peu. Lors d’un colloque au C.N.R.S., il m’avait surpris par ses théories appliquées au jeu de Go et connaissant ma force au jeu, il m’avait demandé mon avis au sujet de certains coups audacieux qu’il avait mis au point. Intrigué par sa stratégie, j’acceptai de me rendre chez lui et de disputer une partie. Dès le début du jeu, je compris que je ne parviendrais pas à gagner. Son joseki (3) était nouveau pour moi, diablement risqué, mais d’une hardiesse payante… Lors du décompte final, je perdis par un score de 34 points contre 88 ! Quelle ne fut pas ma surprise, lorsque Liu Tcheng m’avoua qu’il n’y a que quelques mois qu’il connaissait le Go ! Il se bornait simplement à appliquer les rudiments du jeu combiné à certains calculs algorithmiques ! Écœuré devant l’ampleur de ma défaite, je rentrai chez moi l’esprit en révolution, ébaudi par la maîtrise de cet « amateur » peu ordinaire. Le lendemain je pris contact avec lui pour l’inviter à une revanche chez moi mais il déclina poliment l’invitation : sa théorie s’était avérée exacte et cela lui suffisait !
Je fis remarquer à Étienne que cette histoire, fort intéressante au demeurant, n’expliquait pas son désespoir actuel. Il bondit alors vers moi comme un diable d’une boîte. Hurla presque que je ne comprenais rien au Go, que je devais essayer d’imaginer les perspectives qu’une telle découverte représentait pour lui !
– Paul, représente-toi la concrétisation de ton rêve le plus fou… Là, à la portée de ta main ! Voilà ce que possédait ce scientifique… Et voici qu’il ne désirait plus me voir ! Il se tournait, m’avait-il dit avec dédain, vers une refonte des théories de Planck sur l’univers ! Je suis retourné chez lui et j’ai quasiment forcé la porte de son appartement… Je lui ai proposé une somme d’argent considérable pour pouvoir copier ses calculs. Il a refusé ! Je lui ai offert mille choses… de l’introduire dans les milieux scientifiques les plus huppés, fait miroiter des relations politiques influentes, etc. Il m’a ri au nez ! Alors… Alors… – Mais bon Dieu, Étienne, calme-toi ! Qu’as-tu fait de si terrible ? – Essaie de comprendre, Paul, le Go est toute ma vie. Rien d’autre ne m’intéresse, ni l'argent, ni les honneurs que convoitent les homoncules du petit bonheur, ni le pouvoir menteur des chefs politiques, ni l’ambition professionnelle, seulement ce jeu… – Mais Étienne… ce n’est qu’un… jeu !
Mon ami devint très pâle et son regard devint haineux, tel jamais je ne l’avais vu. Il explosa sa colère par de grands gestes emphatiques, parla du Go comme d’une religion, d’une véritable cosmogonie. Un JEU !!! Ah, ah… non, un univers aux lois immuables et parfaites, une symétrie duale où les forces obscures répondent aux forces de la lumière dans une synthèse de pierres noires et blanches. Je compris qu’Étienne Darnon, mon vieil ami, était devenu presque fou à force de vouloir se dépasser dans la quête de la connaissance de ce jeu. Comment réagir face à un dément ? Seul dans cette pièce sans autre issue qu’une porte obstinément fermée ! Je commençai à le calmer en revenant à notre conversation et j’appris ainsi la redoutable vérité :
– Oui, Paul, tu as compris… J’ai ASSASINÉ Liu Tcheng et j’ai volé les notes de ses recherches. Depuis lors, je peux affirmer sans exagération être l’un des meilleurs joueurs du monde, tu m’entends, Paul, du MONDE !
Ma tête se mit à tourner ; l’univers de notre jeunesse s’écroulait. Mon frère, mon confident de toujours avait commis un lâche meurtre pour un jeu qui lentement l’avait conduit aux frontières de la démence !
– Non, tu te trompes, ce n’est pas le Go qui m’a marqué physiquement à ce point, ce sont… les YEUX… SES yeux… ceux qui luisent dans l’obscurité lorsque je ferme les miens… Qui m’observent la nuit ! Ils hantent ma vision à chaque instant, dès que je ferme les yeux, au moindre frémissement de mes paupières. En ce moment, toutes les cinq secondes, je LES vois pendant un instant apparaître entre toi et moi comme une intolérable blessure mentale. Liu Tcheng est vivant en moi, son regard s’incruste dix à vingt fois par minute dans ma vision des choses. Paul, PERSONNE NE PEUT S’EMPÊCHER DE CLIGNER DES PAUPIÈRES et ce mouvement naturel et incontrôlable fait surgir à chaque fois les yeux de ma victime.
J’essayais de comprendre la nature de ce cauchemar et demandais des détails. J’appris ainsi que dès le lendemain de la mort de Liu Tcheng, mon ami avait constaté une réalité innommable : le regard du savant le poursuivait dès qu’il fermait les yeux ! Ce mouvement que nous exécutons des milliers de fois par jour sans y penser était pour lui un rappel de son crime, coup de poignard brillant quelques instants dans sa vision. Les yeux de Liu Tcheng semblaient se moquer de lui, tout en gardant ce regard accusateur qu’il lui avait lancé quelques instants avant de mourir. Les nuits étaient encore plus atroces ! Seuls des calmants et somnifères de plus en plus puissants parvenaient à l’assommer suffisamment pour que le sommeil l’emporte sur sa hantise. Mais dès le réveil, le regard fantomatique du savant transperçait toutes les cinq secondes la perception visuelle de ce Caïn moderne.
– Aucun être humain ne subit une telle torture, imagine ! J’avais pensé me crever les yeux pour ne plus les voir, mais peine perdue évidemment ! Je sais que dans ma nuit d’aveugle ILS SERONT TOUJOURS LÀ… Il me reste le suicide. Mais, SUIS-JE CERTAIN QU’ILS NE M’ACCOMPAGNERONT PAS DANS LES LIMBES DE LA MORT ! Je suis damné pour l’éternité, Paul !
Sur ces derniers mots, Étienne s’écroula en sanglotant dans un fauteuil, frottant ses yeux à l’aide de ses poings, tel un enfant, comme pour les écraser ou les désorbiter définitivement. Une pitié immense m’envahit devant ce geste pathétique, mais que répondre à pareille affirmation ? J’envisageais toutes les thérapies possibles car il semblait évident que mon ami était devenu dément, ou du moins gravement dépressif. Une partie importante de ses fonctions logiques restaient indemnes, une autre avait été touchée par le choc lors de l’assassinat de Liu Tcheng et les soi-disant « yeux » de la victime n’étaient rien d’autre qu’une projection démentielle du sentiment de remords qui tenaillait sa conscience. Il m’affirma également que le regard CHANGEAIT parfois, alternant la moquerie et la haine, interrogatif ou simplement distant, animé d’une espère de vie propre. Je passai le restant de cette journée et le jour suivant à m’occuper de lui, veillant surtout qu’il dorme un maximum. Je lui conseillai l’adresse d’un psychiatre célèbre qui avait pu aider l’un de mes amis mais Étienne partit d’un rire sardonique, rejetant tout le corps médical dans son ensemble ! Je me souviens d’un autre élément, beaucoup plus inquiétant ! Étienne m’avait affirmé que les yeux, outre leur changement d’intensité, « quittaient » parfois sa vision pour regarder « ailleurs » en direction d’autres personnes. IL était persuadé que ces yeux vivants dans le noir de sa folie brûlaient d’une existence autonome !
– Quand je suis arrivé chez toi, hier, eh bien ils t’ont regardé pendant quelques instants, toi et ta femme. Je sais qu’ils ont imaginé le mal qu’ils pourraient te faire, à toi mon seul ami. Ils ont observé ta femme et je puis affirmer qu’ils avaient des pensées malpropres, salaces et vengeresses ! Seigneur ! Cette acuité de ce regard d’un être malade, vivant dans un autre univers, insondable précipice entre notre monde et le sien, indicibles abysses d’une dimension que nous, les vivants nous ne connaîtrons pas avant d’avoir franchi « la porte » de la mort. De par ma présence dans ta maison, je suis une menace pour ta famille.
Je fis taire les délires de mon ami, mais aujourd’hui je dois confesser que l’unique nuit qu’il passa chez moi marqua ma mémoire d’horrible façon. Je fis un cauchemar atroce, chose rarissime chez moi qui jouis d’un sommeil toujours égal. J’étais perdu dans la brume et je marchais sur une surface croisillée où par endroits apparaissaient des rochers noirs ou blancs. Très vite, je réalisais qu’il s’agissait d’une extraordinaire partie de Go et que le sol n’était rien d’autre qu’un go-ban infini. Dans ce brouillard apparurent deux yeux gigantesques, flottant au-dessus du jeu, jetant sur moi et ma famille un regard de haine. Les pierres du Go se levèrent et dansèrent autour de nous puis écrasèrent mon épouse et mon fils. Leur souffrance me fit réveiller en criant. Tel un somnambule je me levais pour constater, rassuré, que mon enfant dormait aussi paisiblement que sa mère. Étienne partit le lendemain ou plutôt, il s’enfuit laissant un mot de remerciement, terminant cette lettre par ceci : « Je tiendrai grâce aux drogues que m’a prescrites un médecin. Je résisterai jusqu’au tournoi de La Haye et je battrai Spengler… Après, plus rien n’aura d’importance ! »
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Malgré tous mes efforts pour recontacter Étienne, mes recherches furent vaines et il semblait s’être littéralement volatilisé. Ni sa famille, ni ses collègues de travail ne l’avaient revu… S’était-il donné la mort pour expurger son crime et fuir sa hantise ? J’appréhendais le pire, jusqu’au jour où un membre de la Fédération de Go m’avertit qu’Étienne était bien inscrit au tournoi de La Haye. Après avoir pris mes dispositions professionnelles et privées, je fis mes bagages et partis vers les Pays-Bas. Pendant les plusieurs jours que dura le championnat, je ne vis Étienne que de loin ; de toute évidence il m’évitait, refusant obstinément de m’adresser la parole. À la seule tentative que je fis en l’accostant directement à l’issue d’une partie qu’il avait remportée par plus de cinquante points contre un joueur aussi bien classé que lui, il baragouina une vague formule de politesse et s’esquiva rapidement. Tous les spécialistes du continent clamaient à l’unisson les mérites d’Étienne et lui accordaient les plus grandes chances de victoire ! La finale vint enfin et comme beaucoup l’espéraient elle opposait Étienne à l’Autrichien invaincu depuis plusieurs années. Je me rappellerai longtemps l’apparition de mon ami lors de la première joute ; ses traits n’étaient même plus au stade de la fatigue, mais il présentait le masque momifié d’un homme semblant sortir tout droit de l’enfer ! Les journalistes s’étonnaient de son mutisme après les parties, de sa fuite dès la fin des éliminatoires qu’il avait dominées outrageusement. Ceux qui suivaient son parcours s’émerveillaient de la perfection de son jeu, mais aussi s’étonnèrent de la profonde modification tant physique que mentale de sa personnalité. Pour moi, Étienne Darnon n’était plus seulement un ami de longue date, mais un assassin hanté par un rêve hallucinant. J’étais empreint d’un sentiment mêlé de pitié et d’horreur devant cet homme qui avait tant compté pour moi et qui se trouvait prisonnier d’un piège qu’il avait lui-même construit. Avait-il encore ses hallucinations ? Prenait-il encore ses drogues pour trouver le sommeil ? Malgré sa grande expérience du jeu, le champion en titre parut dès la première partie en difficulté face à Étienne. Les juges européens, les journalistes et d’autres champions des années précédentes échangèrent des propos étonnés en voyant l’audace des coups joués par le Français. Lors de la première partie, Spengler perdit de seulement quinze points, mais la seconde partie jouée le lendemain fut une bérézina pour l’Autrichien. La troisième partie s’avéra décisive, si Darnon la gagnait, le titre de champion d’Europe lui était acquis ainsi que l’honneur d’affronter les maîtres japonais ou chinois. Cette partie historique débuta dans une salle bondée, plongée dans un silence absolu dès la première pierre jouée. Un grand go-ban situé derrière les juges permettait au public de visualiser immédiatement les coups joués. Bien que je ne fusse pas expert, je pus constater que, dès le trentième coup, Spengler n’avait pratiquement plus aucune chance de l’emporter ! Étienne jouait avec les noirs et les arabesques d’ébènes serpentaient déjà autour des « moyos » (4) fragiles dessinés par l’adversaire. Dans une ultime tentative, l’Autrichien réussit à attaquer un moyo noir, mais très vite Étienne se créa les deux « yeux » nécessaires à la survie de ce groupe (5). C’est alors que l’inconcevable se produisit ! Blanc venait de menacer un groupe Noir lorsque, subitement, Étienne sembla chanceler, plaça sa main devant ses yeux et boucha l’une des deux libertés d’un territoire sauvé un coup plus tôt ! Un spectateur situé au premier rang affirma qu’il avait entendu mon ami prononcer à voix basse : « Non, je ne veux plus les voir, ces yeux-là… Tiens, en voici un de crevé ! Il ne t’en reste plus qu’un, salaud ! » L’Autrichien resta stupéfait, ne comprenant pas cette erreur indigne d’un 29e kyu… Il regarda longtemps Étienne, puis posa la pierre blanche exterminatrice du groupe Noir maintenant sans défense. Un brouhaha s’éleva dans la salle et l’un des juges s’approcha d’Étienne.
– Cela ne va pas monsieur Darnon ? Désirez-vous une interruption de partie ?
Étienne se leva et dit d’une voix à peine audible un « oui » presque suppliant. Fairplay, Spengler proposa l’annulation de cette partie au nom de la philosophie du Go, bien plus importante que la victoire elle-même. Le Français ne répondit pas et enfila son veston d’un lent mouvement des bras, tel un noyé tentant un dernier crawl pour sortir de l’eau… Il se mit à marcher en titubant maladroitement et s’éloigna vers la sortie, somnambule hagard, cherchant manifestement à garder les yeux grands ouverts, sans ciller… Avant de quitter la salle, Étienne se retourna vers le public et son regard halluciné croisa le mien, pendant une seconde je perçus cet appel au secours comme venant d’un autre monde. Je me levai et courus vers lui. Il fuyait maintenant à grandes enjambées vers la sortie principale, tel un automate déréglé.
– Étienne, attends ! lui lançai-je en essayant de le rattraper.
C’est à ce moment que se produisit l’accident… L’escalier était large, fait de marbre blanc… Trop blanc… Pareil à la couleur de la pierre qui avait exécuté son groupe… Quand Étienne chuta et rebondit sur plusieurs marches avant de s’étendre au pied de l’escalier, une tache rouge viola la blancheur immaculée où le corps de mon ami reposait sans vie.
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Ce qui suivit fut relaté dans la presse. Les organisateurs se précipitant pour soulever Étienne, l’arrivée d’un médecin, la police qui éloigna les curieux, l’ambulance dont le cri résonne encore en moi. Tout cela se passa comme dans un mauvais rêve, me laissant accablé loin de la foule incapable de comprendre la nature du drame qui venait de se dérouler. On publia une biographie d’Étienne Darnon, « le plus bel espoir » de la Fédération européenne de Go, mort trop jeune comme le soulignèrent les journalistes. On évoqua une dépression nerveuse liée au surmenage, on s’étonna du « stupide accident » et de cette chute qui mettait fin à une carrière qui s’annonçait prestigieuse. Spengler refusa le titre européen et il n’y eut pas de représentant de notre continent au champion mondial qui se disputa au Japon cette année-là. Personne ne parla jamais d’un détail, qu’aujourd’hui j’essaie, en vain, de chasser de ma mémoire… Les journalistes ne mentionnèrent pas cette veste rapidement jetée par moi sur le visage d’Étienne afin de dissimuler CELA. Aucun médecin légiste, pas un des doctes professeurs de la clinique universitaire de La Haye ne put expliquer l’étonnante blessure qui transformait le visage de mon ami en un hideux masque de mort… Car ce qui me fit jeter mon veston hâtivement au-dessus de la tête de mon ami n’est pas de ce monde ! Dans la face ensanglantée d’Étienne Darnon, un élément particulièrement odieux a marqué ma mémoire à jamais… … À la place des yeux d’Étienne, il n’y avait plus que deux orbites vides et noires, comme si un feu intérieur avait carbonisé les globes oculaires de celui qui était hanté par le regard de Liu Tcheng.
Notes : 1. Le go-ban est le nom donné au damier sur lequel se joue une partie de Go ; celui-ci est composé de 19 x 19 lignes représentant 361 intersections où l’on peut poser les « pierres » blanches ou noires. 2. Les joueurs de Go sont classés en cinq niveaux : – Débutants : du rang 30 kyu au rang 20 kyu – Joueurs occasionnels : du rang 19 kyu à 10 kyu – Joueurs amateurs mais réguliers : de rang 9 kyu à 1 kyu – Amateurs forts : 1er dan à 7e dan – Joueurs professionnels : 1er dan à 9e dan pro. 3. Le joseki est une séquence de jeu classique, souvent en début de partie. 4. Un moyo est un terme qui désigne un territoire potentiel sur le go-ban. 5. Au Go, un territoire est « vivant » s’il possède deux « yeux » c’est-à-dire deux libertés intérieures qui le rendent indestructible. Pour plus d’information, voir des sites qui reprennent les principes de base du Go, par exemple www. JeudeGo. com.
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