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Fantastique/Merveilleux
ROBERTO : Folie furieuse
 Publié le 26/03/11  -  6 commentaires  -  29372 caractères  -  84 lectures    Autres textes du même auteur

Un fait divers étrange : dans une petite ville du Sud de la France, un mal étrange provoque une épidémie de suicides sur fond de folie collective.
Les autorités évoquent l'empoisonnement du pain. Et s'il y avait une autre cause...


Folie furieuse


Prologue


Deux extraits de presse :


En août 1951, les habitants de Pont-Saint-Esprit, dans le Gard (France), tombent malades. Certains d'entre eux sont pris d'accès de folie. Bilan : cinq morts et trente personnes hospitalisées. On pense alors à une contamination par l'ergot de seigle. Des scènes ahurissantes, des habitants pris d'hallucinations, des dizaines de personnes hospitalisées…

Longtemps, l'épisode du 17 août 1951 à Pont-Saint-Esprit est resté un mystère, en dépit des différentes hypothèses émises pour expliquer le comportement des habitants.

On croit d'abord à une vaste intoxication alimentaire. Mais certains malades ont des symptômes qui ne collent pas vraiment avec ce premier diagnostic. Au cours d'une nuit, certains villageois sont littéralement pris de folie. Un ouvrier, Gabriel Validire, hurle à ses compagnons de chambrée : « Je suis mort ! Ma tête est en cuivre et j’ai des serpents dans mon estomac ! » Une jeune fille se croit attaquée par des tigres. Un gamin de 11 ans tente d’étrangler sa mère…



En définitive, l'affaire du pain maudit de Pont-Saint-Esprit conserve, à ce jour, tout son mystère. Cependant, de nouveaux documents indiquent une implication de la CIA dans cette affaire. En effet, de nombreux agents de la CIA identifiés comme tels et accompagnés de représentants de firmes pharmaceutiques connues étaient présents à Pont-Saint-Esprit, mais après vérifications, leur présence semble être la suite logique d'une demande d'enquête de l'armée américaine qui craignait, dans le contexte de l'époque, un empoisonnement civil criminel. La présence de militaires américains, d'agents de la CIA et de représentants de diverses firmes pharmaceutiques, bien qu'indiscutable, se situe immédiatement après les événements de Pont-Saint-Esprit. À ce jour, aucune source vérifiée n'a cependant pu établir que ces personnes aient été présentes avant ou pendant les premiers événements.


* * *


L’expression « feu de joie » ne convient pas du tout à la crémation de la bibliothèque du docteur Frank que je m’impose ce soir !


S’il y avait un témoin bibliophile en ce lieu, il me traiterait de fou, se précipiterait sur un seau pour le remplir d’eau et sauver ainsi ces reliures des XVIe et XVIIe siècles.

Mais le geste le plus sensé en cette heure est de détruire par le feu ce qui représente le pire des dangers, non seulement pour la population de la petite ville de Pont-Saint-Esprit, mais peut-être pour l’humanité toute entière !


La presse écrite, la radio, les instances politiques au plus haut niveau, des scientifiques et des militaires, tout ce petit monde étudie depuis quelques semaines la moindre tranche de pain abandonnée à la boulangerie Briand.

D’autres hypothèses sont avancées par de doctes professeurs – plus ou moins proches des grandes sociétés pharmaceutiques – venus de Paris ou de Suisse. Mais curieusement personne ne s’intéresse aux curieuses réunions qui ont eu lieu dans la maison de François Frank, docteur en médecine générale, l’un des notables de cette ville du Languedoc.

Alors que des enquêteurs appartenant à toutes les disciplines universitaires arpentent les petites rues de ma ville, je suis le seul à pouvoir élucider ce que la presse nomme « Le mystère de Pont-Saint-Esprit ». Pourtant, je ne ferai aucune déclaration aux journalistes et ce manuscrit ne sera ouvert qu’après ma mort et confié à mon héritier qui jugera du bien-fondé de sa révélation.


* * *


L’été 1951 n’était pas plus chaud que les années précédentes. Ma ville, qui compte 5 200 habitants, vit au rythme d’une vie commune à toutes les petites cités ; mariages, naissances, enterrements, quelques petits ragots, un commerce qui ouvre, une maison qu’on transforme. Au sein de cette communauté vivant essentiellement des produits de la vigne et de quelques autres cultures maraîchères, le sensationnel est rare. Notre ville a été épargnée par la récente guerre mondiale qui s’est limitée au survol de quelques avions et au crissement lointain des chenilles des chars remontant la nationale 7 venant d’Orange.

Nous avons tout pour être heureux, mais cette sérénité ne suffit pas à tout le monde, notamment au docteur Frank…

Comment le décrire ? Un homme de cinquante ans aux traits secs contrastant avec la bonhomie des gens d’ici. François Frank n’est pas du Sud, il n’a pas l’accent comme le chuchotent entre elles les dames le jour du marché, lorsque le médecin va chercher ses fromages et sa viande. D’où vient-il ? Du « Nord » dit-on d’un geste vague… Du Nord de la France ou de plus loin, personne ne sait. Son patronyme pourrait être d’origine allemande, certains l’appellent « le Boche » sans savoir vraiment s’il est fils du Reich… Un visage assez mince couronné de cheveux d’un noir presque exempt de cheveux blancs. Un regard, oui le regard, froid, presque méchant.

Il y a plusieurs médecins à Pont-Saint-Esprit, le souriant docteur Verges, toujours prêt à aider ses patients ; le docteur Michelet, très distrait et rêveur, mais excellent praticien malgré tout. Le jeune Claude Sarron dont tout le monde « attend qu’il fasse ses preuves » et… Frank.

Presque personne ne confie sa santé au « sombre François », d’ailleurs sa maison est un peu loin et il est cher, enfin, rares sont les gens connus pour être ses patients.

Moi je ne vais pas souvent dans la salle d’attente des médecins, je me soigne au côtes-du-rhône, à l’huile d’olive et aux légumes de mon jardin. Mais tout le monde un jour ou l’autre souffre d’une douleur dont il paraît vital de connaître l’origine.

Étant quasiment le voisin du « sombre François » et n’ayant aucune raison de me méfier de lui, je me trouvais donc un matin de la mi-avril dans la salle d’attente un peu trop grande pour un seul patient. Je ne m’attendais bien sûr pas à affronter la foule, vu sa réputation, mais cette solitude me pesait un peu et ce ne sont pas les rares revues couvertes de chiures de mouches qui vieillissaient sur la table qui pouvaient me rassurer. François Frank ouvrit la porte à l’heure exacte de l’horaire des visites, presque surpris de trouver un patient.

La consultation fut assez longue – l’homme a le temps pensais-je – et je dois reconnaître que le médecin connaissait son métier, me posant un tas de questions et notant avec patience chacune de mes remarques. Si Frank n’était pas d’un abord jovial, son professionnalisme compensait largement cette froideur. Je décidais donc de lui confier ma santé sans hésitation.

Dans les semaines qui suivirent, je le croisais de temps en temps, nous échangions quelques mots. Frank vivait seul entouré de livres, la réputation de sa bibliothèque étant bien établie. Comme je l'’interrogeais à ce sujet, il m’invita aimablement à venir la voir un soir. Étant moi-même féru d’auteurs classiques et possédant quelques vieilles éditions, j’étais curieux de découvrir les trésors de mon voisin.


C’est donc un soir de juin, près de deux mois avant les événements qui firent connaître notre ville dans le monde, que je découvris l’antre du « sombre François ».

Rien dans la relative pauvreté de sa salle d’attente et de son cabinet de médecin ne laissait imaginer la richesse de son appartement privé. Ce n’était que somptueux meubles provenant des plus grands antiquaires, bibliothèques d’acajou au bois chaud et brillant reflétant un lustre en cristal, lui-même soleil de plusieurs miroirs vénitiens d’une exquise finesse.

Mon hôte se fit un plaisir de me laisser fureter parmi les volumes anciens où l’on reconnaissait l’œuvre complète de Voltaire dans sa version de chez Ode et Wodon de 1892, un recueil d’illustrations rarissime de Piranèse, des centaines de reliures au cuir patiné par les ans.

Soulignée par un généreux verre d’Armagnac, j’étais perdu dans la contemplation de ces richesses dignes des plus fastueuses collections privées.

Je remarquai aussi qu’une partie de l’une des bibliothèques était constituée de planches de rangement dissimulées derrière une sorte de grille en métal doré fermée par une imposante serrure. Si le maillage de ce grillage était serré, l’on pouvait malgré tout lire les titres au dos des volumes. Quel pouvait être le sujet d’un ouvrage portant comme titre « Unausprechlichen Kulten », ou encore le « Daemon liberatum » ?

Une petite armoire se trouvait située en bas du dernier rayon et était elle aussi fermée à clé, mais cachait sous deux portes de chêne sombre les livres qu’elle contenait.

J’interrogeai Frank à leur sujet mais celui-ci parut un peu gêné :


- Oh, ceux-là, il s’agit d’ouvrages très anciens et donc assez fragiles, je préfère les protéger dans une réserve spéciale.


Sensible à ce sentiment de retenue chez mon hôte, je n’osais lui demander d’autres précisions, bien que brûlant de connaître la nature de ces précieux volumes.

Frank avait beaucoup voyagé et était effectivement l’héritier d’une famille originaire de Dresde, la ville suppliciée en 1944 par l’aviation anglo-américaine.

Il avait parcouru l’Inde, le Népal, séjourné dans une lamaserie, écouté les chants des moines tibétains et le gong sacré de Katmandou. Il connaissait les sombres jungles de Birmanie et avait même assisté au lever du soleil sur le Fujiyama entouré des membres d’une secte shintoïste.

L’écouter c’était voyager à travers les religions et les civilisations les moins connues, au point qu’on se demandait comment cet homme qui n’était pas si vieux pouvait avoir mené des études de médecine tout en ayant une vie aussi aventureuse.

Pas une fois Frank ne mentionna son âge et cette apparence de quinquagénaire était en fait une impression personnelle : Frank pouvait bien être plus âgé.


Je n’étais pas le seul à lui rendre visite pour évoquer des questions culturelles. Un soir, je sonnais à sa porte à l’improviste pour lui rendre un livre qu’il m’avait aimablement prêté. Frank se crut obligé de m’inviter à prendre un verre bien qu’il apparût évident que cela le gênait un peu. D’autres personnes était invitées ce soir-là. Il y avait Yves Marcoulle, l’adjoint au maire, grand amateur de livres anciens également. Le professeur de mathématique Laurent Klein que je ne connaissais que de vue. Le boulanger Briand et Julien Granjhon le notaire. Deux autres personnes étrangères à notre petite ville m’observaient avec curiosité.

Il était évident que ma présence interrompait de façon incongrue une réunion où l’on parlait de choses qui ne me regardaient pas.

Bien conscient du malaise que je provoquais, j’échangeais quelques banalités avec les invités, bus mon cognac prestement et pris congé de ce petit cénacle au plus vite. J’eus malgré tout le temps de constater que la bibliothèque aux livres cachés était ouverte et qu’un gros volume d’aspect ancien était ouvert sur un guéridon installé entre les deux personnes que je ne connaissais pas. L’un des invités, suivant la direction de mon regard, se leva et prit le livre pour le ranger rapidement dans le meuble, prenant bien soin de fermer les deux petites portes de chêne.


Ce soir-là, c’est l’esprit particulièrement troublé que je rentrais chez moi : que se passait-il chez le docteur ? Il m’avait semblé surprendre une réunion de comploteurs préparant Dieu sait quoi. Peut-être était-ce mon imagination, mais j’avais eu la nette impression qu’une tension particulière régnait entre les membres du groupe. La maison du docteur n’était plus seulement une île étrange où passer une soirée agréable avec un homme cultivé, mais elle offrait maintenant cette aura de mystère qui pimente les relations avec les êtres différents du commun.


C’est tout à fait par hasard que j’appris, quelques jours plus tard, de la bouche de madame Levaque, crémière de son état et grande commère devant l’Éternel, qu’un des patients de Frank s’était suicidé. Julien Granjhon – que j’avais reconnu lors de ma visite impromptue – s’était jeté du toit de sa maison pour trouver une mort immédiate sur les gros pavés de la cour intérieure. Les raisons de ce geste désespéré étaient vagues, mais la commère me dit en prenant un air mystérieux que « le Julien, il passait des drôles de soirées chez le sombre François ». « On » parlait en ville de séances de spiritisme avec quelques bourgeois de la communauté. Magie noire, sorcellerie, vaudou, le vocabulaire de madame Levaque était complet lorsqu’il s'agissait de délirer sur le sujet. Bien entendu, elle suggérait aussi la présence de femmes « de mauvaise vie » lors de ces soirées secrètes avec un air égrillard qui me fit sourire.


Vérité ou bobard de concierge, la mort du notaire fit naître quelques rumeurs qui alourdirent encore plus la réputation du docteur Frank. Personnellement, je ne pouvais me faire une opinion au sujet de ce personnage si décrié qui m’avait pourtant volontiers invité chez lui : était-ce l’attitude de quelqu’un qui cache quelque inavouable secret ?


Je n’aurais sans doute jamais rien découvert sans cette rencontre fortuite du 16 août. Je me baladais en rêvant dans les ruelles du vieux quartier en ce début de soirée particulièrement doux, lorsque je fus dépassé par une silhouette rapide ; je reconnus le visage de l’un des deux étrangers rencontré chez Frank.

Surpris par cette allure, je suivis l'homme et sans surprise il s’arrêta devant la maison du docteur, regardant à gauche et à droite, puis entra précipitamment. Intrigué, je pénétrai avec prudence dans le jardin mal protégé par une grille branlante. La grande baie vitrée de son bureau laissait passer une lueur rougeâtre malgré les épaisses tentures.

J’avais déjà remarqué lors d’une précédente visite, qu’une petite porte située à l’arrière de la maison permettait de rejoindre le garage situé à l’entrée du jardin. La curiosité me démangeait trop et j’allais jusqu’à cet endroit, surpris moi-même par ma témérité.

La chance voulut que cette issue ne soit pas fermée à clé. Bien conscient de ma folie, je pénétrais comme un voleur chez Frank, courant le risque d’être découvert comme un vulgaire cambrioleur, situation ridicule vu les relations que j’entretenais avec le médecin.

Dans la quasi-obscurité, j’avançais pas à pas, évitant de renverser le moindre objet. Je finis par sentir sous mes pieds les premières marches d’un escalier qui menait à une porte en partie vitrée d’où provenait une vague lueur orange. J’ouvris la porte sans difficulté et me retrouvais dans le couloir qui menait au salon du docteur.


Un chuchotement semblait provenir de la bibliothèque, augmentant par vague en un crescendo qui se terminait presque en cri. Effrayé autant qu’intrigué, je me coulais le long du mur jusqu’à l’embrasure de la porte et risquais un regard dans la pièce.


Rien ne m’avait préparé au spectacle qui m’attendait ! François Frank vêtu d’une espèce de chasuble de prêtre de couleur sombre tendait les bras au-dessus d’une table où trônait un gros livre ouvert au centre de dessins mystérieux gravés dans le bois du meuble. À genoux autour de cette table, une dizaine de personnes psalmodiaient une litanie dont les mots gutturaux résonnaient lugubrement. Je reconnus les personnes que j’avais déjà vues dans ce lieu ainsi que quelques notables de la ville.


Les yeux fous de Frank semblaient errer vers des éons inconnus au-delà de l’espace et du temps puis… se fixèrent sur moi ! Le médecin stoppa brusquement son étrange prière en me découvrant. Il fit un geste de l’index vers moi puis hurla.

Ce qui se passa ensuite est assez flou dans ma mémoire, tout se passa si vite et la lumière tamisée qui éclairait faiblement la pièce ne permettait qu’une vision fugitive des choses.

Ma présence avait-elle rompu le déroulement de cette messe incantatoire ? Avais-je perturbé l’apparition née de ce livre ? Toujours est-il que dès cet instant tout bascula dans le chaos.

J’ai gardé le souvenir de « quelque chose » qui prit naissance au-dessus du livre – sombre masse indistincte – et se fragmenta en flammèches noires volant à travers la pièce. Certaines de ces formes fantomatiques pénétrèrent dans la tête des assistants qui hurlaient en se roulant sur le sol.

J’étais figé d’horreur, incapable du moindre geste, subjugué par les mouvements lents, ophidiens, malsains du monstre qui se tortillait en s'échappant de ce livre inquiétant.

Les uns après les autres, les participants s’enfuirent, qui par la fenêtre, qui en me bousculant et courant vers la porte d’entrée. La plupart se tenaient la tête, certains criaient des mots issus d’un vocabulaire inconnu, d’autres geignaient pitoyablement.

Il ne resta que le corps de François Frank étendu près de la table maintenant renversée, un visage halluciné tourné vers le plafond. La chute de la table avait projeté le lourd livre noir au milieu de la pièce et en m’approchant je pus lire le nom de Ghorl Nigral sur son dos.

Ce nom étrange éveilla en moi de curieux souvenirs liés à quelque lecture peu agréable qui me glaça le sang. Je n’osais même pas regarder le corps de Frank et tournais les talons prestement. Fuir le plus vite possible cette folie sans savoir si le médecin était mort ou vivant.

De retour chez moi, je vidai une demi-bouteille d’alcool et m’effondrai dans un profond sommeil.


Le lendemain 17 et les jours qui suivirent resteront dans l’histoire de notre petite ville comme une malédiction qui frappa la population. Où cela commença-t-il ? Bien des années plus tard, des journalistes et des historiens interrogèrent les témoins de cette sombre époque de l’histoire de Pont-Saint-Esprit. Les avis divergent sur cette question et bien malin celui qui pourrait découvrir l’origine de cette horreur. En quelques jours, cinq personnes perdirent la vie et plus de trente autres furent grièvement blessées. On assista à des scènes ahurissantes, des habitants pris d'hallucinations, des dizaines de personnes hospitalisées ; un jeune homme se jeta sous une auto, un autre tenta de se tuer en traversant une vitrine. On signala un grand nombre de crises d’épilepsie, des comportements aberrants, des hommes hurlant la nuit, des femmes s’enfuyant en pleurant.

À l’hôpital de la ville – débordé en vingt-quatre heures –, Gabriel Valihire hurla à ses compagnons de chambrée : « Je suis mort ! Ma tête est en cuivre et j’ai des serpents dans mon estomac ! » Une jeune fille se crut attaquée par des tigres. Un gamin de 11 ans, Charles Granjhon, fils du notaire que j’avais vu chez Frank tenta d’étrangler sa mère. Même le docteur Michelet fut atteint : découvert hagard et presque nu, il errait dans la campagne. Le 24, un homme se jeta du deuxième étage de la clinique en hurlant : « Je suis un avion ! » Les jambes fracturées, il se releva et courut encore cinquante mètres avant qu’on puisse le rattraper !


Un grand nombre de personnes affirmèrent avoir souffert de rêves horribles, croyant leur maison attaquée par des monstres en forme de serpents sombres. On mentionna aussi une étrange lumière violette tombée du ciel…



Pendant cette période qui dura effectivement près de huit jours, je n’osai plus sortir ni parler à personne. Régulièrement la sirène des ambulances me striait les nerfs, me rappelant l’épouvantable tragédie que vivait ma ville. J’avais peur des ombres qui naissent le soir dans le jardin, des coins de porte, des mille et un petits craquements que chuchote ma vieille maison le soir venu.


Le supplice de la population prit fin progressivement, telle une tempête qui s’éloigne enfin. On ne parlait plus de suicide et aucun autre drame ne fut signalé. Lentement Pont-Saint-Esprit retrouva un rythme de vie « presque » normal, seulement distrait par les milliers de conversations inquiètes que s’échangeaient les habitants dans les rues et les lieux publics. Parmi la liste des victimes, je ne fus pas surpris de découvrir les noms d’Yves Marcoulle et Laurent Klein, tous deux suicidés.


La ville fut envahie de journalistes : « La ville du diable », « Le pain empoisonné de Pont-Saint-Esprit », « La cité des esprits frappeurs » furent quelques-uns des titres jetés en pâture aux lecteurs des quotidiens. D’autres enquêteurs plus discrets sillonnèrent la ville, des scientifiques délégués par le Ministère de la Santé, mais aussi ceux de quelques grandes sociétés pharmaceutiques. L’intoxication alimentaire de l'ergot de seigle fut citée plus souvent que la pollution de l’eau potable, hypothèse vite abandonnée.


Que devais-je faire ? Il était très probable que cette épidémie de folie était liée d’une façon ou d’une autre aux manifestations fantastiques que j’avais vues chez le docteur Frank, du moins c’était mon opinion. Mais je n’avais aucune preuve du lien de cause à effets entre cette séance de magie noire et les drames qu’avaient vécus les habitants de ma ville.

La seule possibilité qu’il restait de mettre les autorités au courant sans passer pour un fou était de retourner chez Frank et réunir quelques éléments, comme par exemple le livre et la table gravée de symboles. Je n’osais songer au corps de Frank lui-même dont je ne pouvais imaginer l’état ! D’ailleurs, était-il bien mort ce soir-là ? Je n’avais pas eu le courage de vérifier !

Les autorités avaient réuni tous les médecins, pharmaciens et personnes du milieu médical de la région afin de mener une enquête précise sur cette tragédie. Dans cette optique, des employés de la mairie s’étaient présentés chez Frank sans obtenir de réponse. Apparemment, personne ne savait ce qu’il était devenu…


Retourner dans cette maison me glaçait le sang, mais je n’avais d’autre choix. Au soir du 26, je pénétrais par le même chemin que lors de cette fatidique soirée, la grille du jardin étant restée entrebâillée. Je passais à nouveau par la petite porte et me retrouvais dans l’obscurité menaçante de cette maison devenue silencieuse.


J’avançais pas à pas en direction du salon bibliothèque, attentif au moindre bruit, hésitant à franchir le rectangle sombre qui semblait une forme mouvante et menaçante.

Après quelques instants, j’osais risquer un regard à l’intérieur et bien entendu je ne vis rien qu’un univers de ténèbres d’où émergeait de-ci de-là le reflet de quelques objets indistincts. En tâtonnant le long du mur je cherchais l’interrupteur de l’éclairage et un simple geste mit fin au mystère.


Je fus presque déçu par l’absence de monstre ou d’une forme sombre menaçante. Les choses semblaient être restées dans le même état que lors de cette terrible soirée, le Ghorl Nigral gisait toujours près de la table ronde renversée.


Je me souvins alors de la terrible légende qui entourait cet ouvrage jugé mythique par beaucoup de spécialistes en occultisme. J’avais eu naguère l’occasion d’en parler avec Gottfrien Mulder un chercheur en bibliophilie et il m’avait appris l’existence d’un « livre noir » de la sorcellerie, considéré comme une réelle menace pour ceux qui le possédaient et a fortiori le lisaient.

À l’époque ce nom de Ghorl Nigral m’avait intrigué. C’est en participant à un colloque consacré aux ouvrages mythiques, que j’appris de la bouche d’un certain Willis Conover que ce livre aurait été écrit dans une langue d’origine extraterrestre et retranscrit en grec au Ier siècle avant JC par les membres d’une secte religieuse massacrés ensuite sur ordre de Rome.

Et voilà que ce livre dont trois ou quatre exemplaires auraient survécu aux aléas du temps se trouvait sous mes yeux.


Qu’était devenu Frank ? Je cherchais du regard quelques indices, mais la pièce était muette sur son destin. S’il avait été tué ce soir-là, les personnes envoyées par la mairie auraient forcément découvert son cadavre. S’il était vivant, où pouvait-il s’être enfui ?


J’osais à peine toucher le livre resté à terre, soulevant lentement son poids imposant pour le déposer sur une grande table envahie d’autres grimoires. Avec précaution, je fis tourner quelques pages d’un fort papier gris clair couvert de phrases en grec annotées dans la marge en latin, en allemand et en français. Je pus ainsi déchiffrer en regard d’une figure qui ressemblait fort à un pentagramme de sorcellerie : « … pour LES appeler ».


Alors que j’essayais péniblement de traduire les quelques notes en latin, une voix s’éleva dans le fond de la pièce :


- Ne touchez pas à ce livre !


Je bondis en arrière comme sous l’effet d’une brûlure, effrayé par l’intonation caverneuse qui me glaçait le sang. Je cherchais d’où pouvait provenir ce son, scrutant les rectangles d’ombres des deux portes menant à l’étage et au couloir. De l’escalier menant au premier, un pas lourd fit craquer le bois de l’escalier. La lenteur de ce mouvement sous-entendait une sorte de menace invisible et d’instinct je ramassais le tisonnier de la cheminée en guise d’arme.


- Non, je ne suis pas mort, enfin, pas tout à fait. Vous vous êtes enfui trop vite la dernière fois !


Le ton était moqueur, la voix toujours aussi assourdie comme si l’on parlait sous plusieurs épaisseurs de couverture. Je clignais des yeux pour mieux discerner la forme vaguement humaine qui s’était avancée à la limite de la zone éclairée.


Un visage apparut lentement, celui du docteur Frank, masque figé en un rictus effrayant. Son corps était enveloppé dans une sorte de drap bleu nuit qui donnait à cette apparition un aspect fantastique. Les yeux – Dieu ce regard ! – étaient soulignés de rouge au point que je croyais qu’ils étaient ensanglantés. Frank avança vers moi puis s’arrêta à la limite de l’ombre, comme s’il avait peur de la lumière.


- Ce livre n’est pas pour vous, ni d’ailleurs pour personne. « On » m’avait prévenu de son danger, mais après tant de lectures infâmes, je croyais être protégé contre tout. Ceux qui me cherchent n’ont pas pensé à la cave, c’est là que j’ai trouvé refuge le temps de reprendre quelques forces. « Il » m’a vidé de mon énergie, mais bientôt je pourrai utiliser le livre pour renaître à la vie. Dans quelques jours je quitterai cette enveloppe meurtrie qui tombe en décomposition pour rejoindre Yaddith, la cité noire aux confins de l’univers.


J’observais fasciné cette apparition qui était Frank tout en étant autre chose. Ma main se crispa sur le tisonnier et je hurlai :


- C’est vous et vos maudites séances d’occultisme qui avez attiré sur notre ville Dieu sait quoi. Des hommes sont morts, d’autres sont blessés, il y a des cas de folie… Mais c’était QUOI ces formes noires qui dansaient au-dessus de vos têtes ?

- Tout ceci ne vous regarde pas, vous êtes un faible et l’accès de certains éons est réservé à des esprits sachant affronter ces forces primordiales. Fuyez, si vous ne désirez pas finir comme ces misérables habitants de Pont-Saint-Esprit.


Quel que soit le projet de ce dément, je devais agir. Je m’élançais avec mon arme de métal et avant que Frank ait pu esquisser un geste, je frappais avec force sur sa tête, frappant et frappant encore avec une force redoublée par le dégoût que m’inspirait ce visage démoniaque.

Il y eut un craquement, aucune goutte de sang, et la tête prit un angle curieux comme une marionnette dont on aurait coupé les fils !

Une sorte d’appendice émergea du manteau, ce qui avait été autrefois le bras d’un homme. La peau était grise et boursouflée, la main s’était transformée en un curieux enchevêtrement de phalanges dont certaines n’avaient aucun point commun avec la morphologie humaine.


Le corps de Frank se recroquevilla puis s’effondra sans une plainte, presque sans bruit, comme s’il ne s’agissait plus que d’une enveloppe de chiffon. Le visage s’était morcelé, horrible puzzle de chairs mortes, d’os tombant en poussière, d’une mâchoire brisée.


Le docteur Frank devait être mort depuis cette soirée du 16. « Quelque chose » s’était emparé de son corps et avait survécu dans cette enveloppe en ruine.


Je reculais, titubant d’effroi, lorsqu’une métamorphose effrayante eut lieu. Du petit tas de membres rabougris entremêlés dans ce drap, naquit une sorte de lueur violette ténue, puis CELA prit une forme de serpent sombre ondulant sur le sol.


Je m’écartais précipitamment pour fuir vers le fond de la pièce. Cette ombre se tortilla vers la bibliothèque, puis longea la table aux grimoires et s’enroula autour de l’un des pieds pour commencer une ascension vers la table. La forme sinua entre les volumes pour s’enrouler autour du Ghorl Nigral.


Était-ce mon imagination en délire ou le discret ricanement que j’entendis était bien réel…


Je restais là, les bras ballants, l’esprit chaviré, sans savoir que faire. Mon regard tomba sur la grande cheminée… Il y avait encore un petit stock de bûches et une boîte d’allumettes posée dessus. Une boîte d’allumettes…


Il me fallut toute la soirée pour détruire tous les livres de la réserve spéciale de cette bibliothèque maudite, ce qu’il restait du corps de Frank et bien sûr le Ghorl Nigral.


Je ne parlais de cela à personne, sachant l’inutilité d’expliquer pareille expérience.


La petite ville de Pont-Saint-Esprit a retrouvé son calme au fil du temps et la thèse officielle du pain contaminé a apaisé les esprits.


La maison du docteur Frank est restée longtemps abandonnée avant d’être vendue par un vague cousin qui ne resta dans la région que le temps nécessaire aux formalités notariales.


Le soir je me promène encore souvent dans ce quartier où naquit l’horreur. Lorsque que le vent est un peu plus fort, il me semble entendre un curieux ricanement…


* * *



 
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   Coline-Dé   
9/3/2011
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Un bon texte fantastique dans la plus pure tradition. L'assise bien réelle du fait divers daté et situé donne encore plus de force au fantastique et la fin ouverte est bien venue.
Pas de reproche majeur à faire à ce texte, sauf peut-être son écriture trop sage, j'aurais aimé quelque chose de plus échevelé, haletant...mais c'est juste un petit bémol sur un texte de qualité.

   Anonyme   
9/3/2011
 a aimé ce texte 
Un peu
Bonne intrigue et bien posée dès le départ. Thriller assez haletant dont j’ai apprécié la lecture et la chute. La présentation du docteur Franck est bien faite par son côté inquiétant entouré de mystère.
En revanche, j’ai été gênée à plusieurs reprises par des incohérences.
Je vais en citer plusieurs d’entre elles :
• « Frank se crut obligé de m’inviter à prendre un verre bien qu’il apparut évident que cela le gênait un peu ». Le personnage principal sonne à la porte lors d’une réunion secrète et Frank l’invite à prendre un verre alors que le fameux ouvrage reste visible dans la pièce. Peu crédible, il était simple pour Frank de s’excuser et de l’inviter à un autre moment, ou de cacher l’ouvrage avant d’aller à la porte …
• « Surpris par cette allure, je suivis l'homme et sans surprise il s’arrêta devant la maison du docteur, regardant à gauche et à droite, puis entra précipitamment. » Le narrateur suit la personne et alors que celle-ci regarde autour d’elle et elle ne le voit pas.
• Le narrateur s’insinue dans la maison, rien ne nous laissait présager jusque là que le narrateur était un être intrépide, soit mais en plus alors que Franck fait ses réunions secrètes il laisse les portes ouvertes, on peut s’introduire chez lui comme dans un moulin. Et pour finir, le narrateur ne se cache pas, il se retrouve face à Franck…
• Alors qu’il a été impressionné par ce qu’il a vu, il retourne la nuit tombée dans la maison …peu crédible. Et quand, il voit clair dans la pièce, il ne cherche pas le corps en premier ce qui serait normal, mais il s’attarde sur le livre…
Les dialogues à la fin entre le Dr et le narrateur manquent de naturels et de punch vu le contexte.
Mais, hormis ces problèmes d’incohérences et le dialogue final, il y a vraiment de bonnes qualités pour faire un excellent thriller.
Bonne continuation à l’auteur.

   LeopoldPartisan   
10/3/2011
 a aimé ce texte 
Un peu
J'ai lu il y a peu dans les Arcanes du chaos de Maxim Chattam, quelque chose à propos de ce fait divers. Et c'est justement ce qu'évoque l'auteur en tout début de texte, qui me l'a rappelé:
"une contamination par l'ergot de seigle"

Voici ce qu'en dit Wikipedia :
L'ergot de seigle justement contient des alcaloïdes polycycliques du groupe des indoles. Ces alcaloïdes dont la biosynthèse se fait à partir du tryptophane dérivent soit de l'acide lysergique (l'ergométrine, l'ergotamine, l'ergocristine, l'ergocornine, alpha-ergokryptine, l'ergosine), soit de l'acide isolysolergique (ergocristinine, ergometrinine ... isomère sans rôle biologique important) soit, dans une moindre mesure, du dimethyl ergoline (clavines). Ce sont ces alcaloïdes qui sont responsables des toxicités en alimentation humaine et animale et leur quantité n'est pas directement proportionnelle à la quantité d'ergot. Cependant comme on ne connait que mal le rôle de chacun, lorsqu'il existe des règlementations, elles portent sur la proportion d'ergot en poids dans le grain. Le LSD est un dérivé synthétique de l'acide lysergique.
Voilà qui n'est vraiment pas anodin et pourrait vraiment justifié les hallucinations. Que ceux qui n'ont jamais goutté un acide ou une étoile rouge, me roule dans la farine de seigle.

Je sais que je casse un petit peu le mythe que voudrait nous faire partager l'auteur, mais c'est devenu chez moi au fil du temps, une petite déformation d'essayer de repousser les limites de l'étrange par la vérité scientifique.

A par cela j'aime très moyennement les autodafés et les grandes théories de complots.

   Maëlle   
10/3/2011
 a aimé ce texte 
Un peu
L'histoire se tiens, l'ancrage dans un fait divers réel est une bonne idée. Ca se lit bien, facilement. Pour moi, manque une ambiance: les fait sont décris mais il n'y a pratiquement ni son, ni odeur, ni évocation de vie quotidienne, ce qui donnerait du corps à un récit un peu trop léger à mon gout.

   jaimme   
15/3/2011
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Quelques critiques d'abord: le titre, trop passe-partout. La dernière phrase, trop facile, et à la limite de l'incohérence les intrusions du narrateur dans la maison. Le préambule qui en dit un peu trop.
Sinon, un texte dans le registre de Lovecraft qui, pour une fois, se tient bien, sans pour autant faire du copié-collé du maître du fantastique. J'aime cette prise sur l'actualité française. Le style est agréable à lire. Et, tant qu'à faire, essayez de faire plus peur au lecteur; on reste un peu trop en dehors des sentiments du narrateur.
Bonne continuation.

   Anonyme   
26/3/2011
Je ne suis pas arrivée au bout, désolée, et ne noterai donc pas. Ce qui m'a rebutée, je crois, c'est le mouvement trop classique imprimé à l'histoire : exposition des faits, insinuation qu'il y a un mystère, entrée en scène, comme par hasard, de l'étranger au village, un scientifique nommé Frank (einstein ?), explication circonstanciée des raisons qu'a le narrateur de le fréquenter, découverte de l'appartement raffiné de l'individu... C'est là que j'ai décroché ; je trouve l'exposition beaucoup trop longue, écrite dans un style sage qui ne tient pas en haleine et ne me donne pas envie de connaître la suite.

   Anonyme   
5/8/2011
Commentaire modéré


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