Le mois d’août était torrentiel ; un été chaud cuisait les toits brun-ocre de Vaison-la-Romaine pourtant habituée au feu du ciel qui lézarde les tuiles et les murs. J’étais parti comme un voleur vers le midi de la France, fuyant la grisaille de mon existence à l’unisson des déceptions d’une petite vie d’employé dans une agence de publicité. Je fuyais la pluie et les larmes qui inondaient hier encore mon visage. Je recherchais le calme, l’oubli et… le soleil. J’avais descendu durant des heures le long fleuve asphalté de l’autoroute, ne distrayant cette chute vers le sud qu’aux postes de péage ou au hasard d’un restaurant envahi par les hordes de touristes. Je connaissais bien la Provence, c’est même dans la patrie de Daudet que j’avais connu mes premiers émois de jeune homme. Après ce nouvel échec de ma vie sentimentale, il me fallait le bleu de Pagnol, le rouge-orange des petits cailloux qui harcèlent vos pieds le matin, la garrigue et son long battement de cœur au son des grillons.
Vaison m’avait accueilli avec le même calme serein des antiques cités romaines et mon petit hôtel n’avait pas bougé, niché dans l’ombre protectrice de Notre-Dame de Nazareth. J’avais abandonné ma voiture couverte d’insectes sacrifiés au dieu Vitesse dans le fond d’une petite ruelle adjacente où seul un chat noir semblait s’aventurer de temps en temps. Je choisis une chambre dominant le petit jardin intérieur autant pour le calme que pour l’ombre bienfaisante du grand aulne centenaire qui s’inclinait vers moi. J’avais décidé de traîner huit jours dans cette ville hors du temps, justement parce que ce XXIe siècle naissant me fatiguait à force de rendez-vous d’affaires, de stress et de plaisirs dérisoires qu’offre le monde occidental aux jeunes cadres dans mon genre. La journée, je flânais dans ce qui fut une cité au siècle d’Auguste puis redevint un bourg avant de renaître encore. Toutes ces générations d’hommes et de femmes qui avaient bâti ces murs, vécu leurs vies de joies et de peines en ces lieux semblaient me tenir la main pour me consoler.
L’endroit que je préfère s’appelle le jardin des Neuf Damoiselles où des poèmes gravés sur des pierres rappellent aux hommes la nécessité de se parler encore. De retour en ville, si l’on dirige ses pas vers la ville haute, l’on découvre une fontaine qui incite à la rêverie, oasis de fraîcheur dans ce dédale de murs sur lesquels se chauffent de petits lézards rouges. Au premier coup d’œil, cette fontaine n’a rien de particulier, hormis la colonne centrale en forme de bulbe d’où sortent les quatre jets d’eau cristalline qui alimentent le bassin. La pierre gris clair est parsemée d’éclats, de griffes, autant de blessures infligées par le temps et surtout par les hommes. La margelle témoigne aussi de l’usure des siècles avec son bord lustré par des millions de caresses d’assoiffés venus s’asseoir près d’elle.
Solidaire de ce peuple de fantômes venus saisir quelques gouttes d’eau fraîche, je m’assis sur le bord et laissai mes mains errer au gré du mouvement de l’eau du bassin. Machinalement, je capturai au creux de mes paumes un peu de liquide frais qui vu la température se transforma en nectar rafraîchissant faisant revivre le palais de ma bouche en un long baiser glacé. Je restai ainsi assez longtemps pour écouter le chant d’invisibles oiseaux (Avez-vous remarqué que l’on voit rarement les auteurs des gazouillis qui enchantent nos journées d’été ?), voir passer quelques personnes, suivre des yeux le long sillage d’écume tracé sur l’azur par un avion en haute altitude.
Un couple de touristes survint, appareils photos en bandoulière, guide Michelin à la main. L’homme et la femme s’étaient querellés quelques instants avant leur visite à la fontaine et les visages étaient sombres, les regards irrités. N’osant trop les dévisager, je fixais les yeux vers l’eau que ma main ne perturbait plus. Deux silhouettes approchèrent, puis se penchèrent vers l’eau. Pendant un bref instant je devinai les reflets de leur visage à la surface, puis d’un geste machinal, ils plongèrent les mains dans le liquide et effacèrent leur image. Après s’être désaltérés, ils reprirent d’un air bougon leur marche silencieuse vers l’église. Comment pouvait-on être de mauvaise humeur lorsqu’on avait la chance de parcourir les ruelles d’un tel paradis ? J’allais quitter ma place, lorsqu’un reflet sur l’eau attira mon attention. Les visages des deux touristes étaient toujours là, flottant à la surface du petit lac, telles deux images collées dans le fond du bassin de pierre. Ces reflets n’étaient pourtant pas tout à fait fidèles à l’image que j’avais gardée du visage des deux visiteurs, un détail me gênait…
Oui, mon sang se figea, l’échine de mon dos devint glacée malgré la chaleur… les visages souriaient ! Là, à la surface de l’eau, deux bouches s’ouvraient de belle façon pour montrer les dents qui soulignaient des yeux exprimant le bonheur. Je levai la tête, croyant à une farce : rien… Je plongeai la main dans l’eau de la fontaine ; les reflets défirent le mouvement de ma main. Les deux apparitions disparurent lentement, comme la buée sur le verre de l’eau fraîche qui semblait se moquer joyeusement de moi. Bien sûr j’avais rêvé ! L’effet de ma longue promenade nu-tête sous ce soleil de feu, la fatigue couplée aux premiers cris de mon estomac, tout cela jouait sur mon imagination.
Après un dernier regard à la fontaine, je partis d’un pas pressé vers le restaurant de mon ami Émile, le rayonnant chef de cuisine bien connu dans toute la ville. Tout en finissant mon fromage arrosé d’un rouge du Languedoc à damner un saint, je racontai mon hallucination à Émile. Contrairement à mon attente, il ne plaisanta pas mais me jeta un regard bizarre :
- Ce soir, lorsque les derniers clients seront partis, viens chez moi goûter mon armagnac hors d’âge, je te raconterai une histoire à propos de cette fontaine.
Sans être vraiment alcoolique, je ne refuse jamais un verre d’armagnac ; après tout, il faut bien « tuer les microbes »… Émile me reçut dans son joli salon décoré d’assiettes du monde entier, fierté du collectionneur qui a beaucoup voyagé et goûté tous les mets de la terre ! Alors que le liquide doré jouait dans mon verre au rythme imprimé par mes mains, Émile me raconta son histoire.
Au Moyen Âge, une jeune femme fut jugée pour sorcellerie à Vaison et fut condamnée à être brûlée en place publique, non loin de l’église du haut de la ville. Au moment où les hommes de l’Inquisition allumèrent les brûlots, le Sire de Messy, chevalier de la ville voisine, arriva et ordonna qu’on libère la femme, beaucoup trop jeune pour mourir dans d’aussi atroces tourments. Devant la menace de son épée réputée dans toute la Provence, les hommes de l’Église délivrèrent la femme qui reçut une ovation de la population tant elle était aimée pour sa gentillesse et les bons remèdes qu’elle offrait aux malades. Pour remercier les habitants de Vaison, elle promit que l’eau de la fontaine guérirait dorénavant de plusieurs maladies et qu’elle aurait des vertus magiques. Durant des siècles, une légende s’attacha à cette fontaine, lui prêtant des pouvoirs surnaturels. Si le monde moderne, si cartésien, mit fin à cette croyance, certains habitants de Vaison prétendent que cette fontaine distribue toujours une eau d’une qualité particulière.
Les jours suivants je refis l’expérience ; je m’installais au bord de la fontaine et attendais le chaland qui en passant viendrait happer quelques gorgées. La scène se reproduisit cinq, dix fois en quelques jours. À chaque fois, l’homme ou la femme me faisait un petit signe de tête en guise de bonjour, mettait ses mains en forme de coupe et buvait le cristal joyeux de la fontaine. Après son départ, une image apparaissait à la surface de l’eau ; le visage de la personne qui venait de se désaltérer m’offrait un merveilleux sourire, l’éclat d’un bonheur infini qui rapidement se dissipait ! Ce n’était pas une hallucination, ni une plaisanterie – réalisée d’ailleurs avec quelle technique ? – la fontaine aux sourires gardait pendant un instant l’image de ses visiteurs, mais une image uniformément heureuse ! Ce phénomène n’était-il visible que par moi ? Je m’étais lié d’amitié avec un serveur du bar-tabac où j’achetais ma part de rêve en choisissant consciencieusement les chevaux du tiercé dominical comme des millions d’adeptes à cette religion du hasard. J’avais réussi à l’attirer près de la fontaine sous le prétexte d’une visite à une boutique d’antiquités située non loin de là. Assis sur la margelle, nous devisions tout en laissant nos mains jouer à briser les reflets du soleil sur l’eau, lorsque enfin une tierce personne passa devant la fontaine et s’avisa de son appel cristallin. La dame d’un certain âge ne put résister au rituel des mains en coupe qui recueillent la fraîcheur offerte aux chalands. Voyant le phénomène se former dès le départ de l’intruse, j’attirai l’attention de mon ami sur l’apparition fantastique. Celui-ci eut beau cligner des yeux, se hausser, se baisser, changer de position… il ne distinguait rien, rien que la surface ridée du fond de la vasque !... Ainsi j’étais le seul à bénéficier de ce prodige. Pourquoi moi ?
Mon séjour à Vaison se terminait et mes obligations professionnelles reprenaient leur droit sur ma vie. Avant de partir, je racontai, malgré l’extravagance des faits, mon secret à Émile. À ma grande surprise, celui-ci me crut.
- Cette fontaine est ensorcelée, nous sommes plusieurs à le savoir à Vaison. C’est un cadeau du Bon Dieu mon vieux, j’espère qu’il te protégera et qu’il t’apportera enfin le bonheur.
Les mois passèrent et la vie monotone et sans mystère du travail reprit ses droits. Au creux de cette grisaille, il y eut un matin le soleil du sourire de Sophie ! Je l’avais découverte lors d’une réunion où parlent pour ne rien dire des spécialistes de la communication bardés d’autosatisfaction et d’ambition. Elle promenait un regard ennuyé et vaguement inquiet sur l’assistance dominée par un grand écran où défilaient des tableaux et des graphiques orchestrés par un ordinateur portable. À la fin de ce brainstorming fatigant, nous restâmes à deux, face à nos gobelets de café devenu tiède. Nous échangeâmes un regard complice et éclatâmes de rire : une amitié était née. Nos partagions nos déjeuners hâtifs dans une complicité qui fit naître les ragots de collègues jaloux avant de passer notre première soirée ensemble. Le mois suivant, je lui proposai de mettre fin à nos solitudes respectives. Les chagrins du passé furent oubliés. Sophie m’apportait une joie de vivre nouvelle qui me portait à croire en l’avenir et bâtir des projets que je croyais enfuis à jamais. Nous affrontions ensemble les soucis d’un quotidien qui ne semblait plus pouvoir ternir notre bonheur. Mais le destin n’en n’avait pas fini avec moi : Sophie tomba malade quelques mois après notre installation dans un nouveau logis. Une grave pathologie nécessita plusieurs séjours dans le meilleur hôpital de ma ville. Malgré les traitements les plus sophistiqués, les médecins durent finalement s’avouer vaincus. Les jours de Sophie étaient comptés à l’ombre d’un sablier qui projetait son ombre mortelle sur notre jeune couple. Comment décrire ces jours, ces semaines de souffrance entrecoupés d’espoirs vite déçus ? Les visages des nombreux spécialistes consultés durant cette période formaient un carrousel absurde dans mes rêves où sans cesse je voyais mon amour s’éloigner un peu plus.
Fatigués de tous les traitements, des longues attentes dans les salles blanches et froides des hôpitaux où d’autres regards tristes croisaient notre désespoir, nous décidâmes de nous reposer au soleil quelque temps avant d’affronter à nouveau la maladie. Je proposai à Sophie quelques jours à Vaison, cette ville qui avait guéri ma tristesse avant que je la rencontre. Je retrouvai mon petit hôtel et le charme paisible de cet endroit hors du monde. Je lui fis découvrir les ruelles ombragées, les terrasses des cafés aux tables bancales où l’on boit le vin frais en écoutant les oiseaux qui jouent à cache-cache dans les frondaisons. Nous passions des heures à flâner d’un pas lent la main dans la main tout au long des sentiers qui serpentent dans la garrigue. Nous avions bien conscience que ce voyage pouvait être le dernier à deux, rendant chaque instant plus important, comme si nous étions pressés d’écrire le plus de pages possible au livre de notre jeune – et déjà condamné – amour.
Je n’avais jamais parlé à Sophie de la fontaine aux reflets fantastiques. J’avais peur qu’elle se moque de moi comme les quelques personnes à qui j’avais confié mon expérience. Au matin du troisième jour de notre séjour, j’emmenai ma compagne près de la cathédrale où sous le regard de Publius Atilius, dont la stèle funéraire surveille les badauds, nous cheminâmes en évoquant les bons souvenirs que notre courte histoire nous avait déjà offerts. Chemin faisant, nous nous retrouvâmes près de la fontaine et j’attirai l’attention de Sophie sur la beauté de cette oasis de fraîcheur dont le chant cristallin semblait nous appeler. Nous nous assîmes sur le rebord et elle laissa sa main effleurer la surface où le reflet de son visage marqué par la tristesse et la souffrance changea brusquement en un sourire indéfinissable. J’observais, bouche bée, ce miracle lorsqu’un second visage apparut pour moi seul au fond de la vasque. Un visage de femme déjà âgé, creusé de rides et qui m’observait avec une étrange insistance. Au fond de moi je sentis un besoin intense de communiquer avec cette apparition. Je plongeai les mains dans l’eau et sentis d’autres mains qui serrèrent les miennes, des mains curieusement chaudes qui me rappelèrent celles de ma mère lorsqu’elle me prenait dans ses bras. La sorcière ! C’était elle, j’en eus la révélation lorsque que j’entendis cette phrase comme surgie du néant : « La maladie s’en va, crois en moi, la maladie est vaincue ». Je restai figé, les deux mains collées sur le fond comme si elles allaient s’enfoncer dans le marbre. Puis brusquement les mains de la sorcière me lâchèrent et son image disparut en un instant dans un dernier plissement amical des yeux. Je retirai précipitamment les mains et observai Sophie. Elle n’avait presque pas bougé pendant les quelques secondes qu’avait duré l’apparition et elle porta sa main remplie d’eau à la bouche. Elle but lentement puis tourna un regard serein vers moi, m’offrant le plus beau sourire que j’eusse jamais vu.
Dès cet instant, je sus qu’elle était guérie…
|