« La mémoire d’un homme est constituée d’événements, des joies mais aussi des peurs qui ont jalonné sa vie. Les sages savent aussi que chaque homme possède le souvenir de l’espace où règnent de bien hideuses choses qui ne devraient jamais intervenir au stade de l’éveil mais rester dans les recoins tortueux des rêves. » Allonyus THRACE, Réflexions sur l’alchimie et le Livre Noir, Koblenz, 1785.
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Ezra Comb n’avait jamais été heureux… ni d’ailleurs vraiment malheureux ! Comme son père avant lui, il avait suivi les cours d’économie à la Southern University de Bâton-Rouge, capitale de l’état de Louisiane, jusqu’à sa maîtrise et son entrée au bureau de la société de conseil financier Gold Eagle. Toujours dans la tradition familiale, il avait gravi les échelons qui mènent au sacro-saint Conseil de direction d’où il plongeait un regard acéré et froid sur le monde de la finance américaine. Au fil des années, il était devenu un Major des placements immobiliers, des rentes à moyen ou long termes, l’ami des banquiers, le confident des riches veuves, l’intime du sénateur qui, lui-même, avait ses entrées à la White House. Ezra était riche, influent, craint de beaucoup. Sa luxueuse demeure coloniale datait des heures glorieuses d’avant l’Union, quand une bourgeoisie francophone née à l’ombre de la Compagnie des Indes rêvait de Versailles et des fastes de l’Ancien régime.
Mais il y avait une ombre au tableau de la vie exemplaire de cet homme ; il n’avait aucun souvenir hors son univers professionnel. Ezra Comb avait simplement oublié de vivre, comme le chantait si bien Johnny Hallyday dans les années 70… Aucun véritable ami avec qui évoquer les soirées de beuveries ou des escapades dans la nature, aucun visage féminin apportant sensualité et douceur dans son passé, nul « lieu magique » où sa jeunesse aurait été sublimée par des rencontres merveilleuses, aucun voyage d’agrément même. La sécheresse de son cœur n’avait d’égale que celle des colonnes de chiffres des résultats boursiers et des bilans de société. Lorsqu’il se couchait au creux de son lit de style Louis XV, un pur chef-d’œuvre d’ébénisterie acheté à Paris, aucune image agréable ne venait bercer son sommeil. À son âge, à quelques mois « d’une pension bien méritée » comme lui disait souvent, d’un air narquois, un jeune requin de la finance récemment entré au conseil d’administration, Ezra voyait venir l’ombre d’une vieillesse solitaire et ennuyeuse.
Il s’était confié à d’autres hommes de son âge qui hochaient la tête avec résignation sans lui offrir le moindre réconfort. Il aurait pu terminer ainsi une vie monotone s’il n’y avait eu la rencontre avec Tom Morgan.
Tom Morgan n’avait pas d’âge. Sa haute stature était dominée par une tête qui semblait découpée dans du marbre éclairé d'yeux d’un bleu trop clair. Son teint éternellement hâlé, son maintien et son aisance en faisaient un mystère vivant. Était-il un ancien mercenaire, un trafiquant, un aventurier ou tout simplement un homme ayant cherché sa voie dans beaucoup de directions sans jamais en choisir une ? Ezra l’avait rencontré lors d’un cocktail d’inauguration d’une galerie de peintures modernes d’une laideur rassurante. Chaque croûte coûtait une fortune et les snobs venus de New York s’émerveillaient des lignes rouges et vertes parsemées de vieilles boîtes de conserve rouillées qui ornaient les toiles. Ezra était souvent sollicité par les nombreuses galeries d’art de la ville pour qu’il investisse une partie de sa fortune dans des œuvres d’art qui « prendront naturellement de la valeur avec le temps »… D’habitude, il refusait les invitations mais ce soir-là, il voulait sortir un peu de ses habitudes, rencontrer des gens, fussent-ils des idiots grugés par les critiques d’art sans scrupules qui vendaient ces horreurs. Tom Morgan l’avait immédiatement intéressé, étant un peu à l’écart des mémères en robes vulgaires autour desquelles tournaient des minets aux vêtements psychédéliques. Comme lui, Tom s’ennuyait ferme et vidait des coupes de champagne avec la régularité d’un métronome. Il s’approcha de lui et lui glissa en souriant :
- J’ai vraiment du mal à croire que vous êtes attiré par cet art d’escrocs !
Ils rirent tous les deux et s’assirent loin de la foule. Morgan raconta quelques souvenirs de voyage qui firent rêver Ezra comme l’évocation de Noëls féeriques émerveille les enfants. Il avait rencontré des gens bien étranges aux quatre coins du monde, joué sa vie à pile ou face dans des trafics dangereux, descendu les plus grands fleuves d’Afrique avec des mercenaires, aimé des femmes inoubliables. Riche le matin, pauvre et poursuivi le soir, tel était Tom, du moins c’est ce qu’il racontait. Ezra buvait ses paroles et s’imaginait une vie à la Indiana Jones, Tom c’était l’aventure, Tom c’était Hollywood, Tom c’était… des souvenirs à la pelle.
Les deux hommes échangèrent leurs cartes et se revirent dès le lendemain au célèbre Juban’s, restaurant aux mets créoles bercés par le mélancolique chant du jazz New Orléans. Ezra s’était fait un nouvel ami, peut-être le seul ami qu’il eut ! Deux fois par semaine, il l’invitait dans les plus beaux clubs de la ville et réglait l'addition d’un geste large en n'omettant pas d’être généreux avec le personnel. Lorsque Tom parla à Ezra de ses ennuis de voiture, il eut la surprise de recevoir, dès le lendemain, la visite d'un représentant du garage Chevrolet muni du catalogue de la firme ; Mister Comb avait déjà payé un acompte substantiel à son bénéfice pour l’acquisition d’une nouvelle huit cylindres.
Si Tom avait été un peu gêné au début par la prodigalité de son ami, il comprit vite les avantages qu’il pouvait tirer de la situation, d’autant plus extraordinaire que Tom Morgan… n’avait jamais vécu une vie aussi aventureuse !
Cet ancien boxeur avait bien erré quelques années sur la côte Est en vivant de mille et un petits boulots, pas forcément honnêtes, mais était surtout doué d’une imagination sans limites. Dévoreur de pulps à 10 cents, il était le baroudeur de la bibliothèque du district sud, le Batman des comics achetés par lots en occasion chez le bouquiniste Jackie connu de tous les adolescents. Tom Morgan n’avait jamais tué personne ni franchi les cataractes du Nil bleu. Au fil des soirées passées à pérorer devant son public limité au seul regard émerveillé d’Ezra, il s’était glissé dans ce rôle d’aventurier factice qui le distrayait et commençait à être plutôt rentable. Dans les bayous entre Franklin et Oaklawn Manor, Tom avait fait la connaissance d’un marabout adepte de séances de vaudous pour touristes. Jim Charles prétendait pourtant être capable de « vraie magie » grâce à de vieux livres hérités de colons français dont la famille avait fui l’Europe pour des raisons mystérieuses. Jim et Tom avaient arnaqué quelques Allemands hilares assoiffés de bière et d’exotisme achetés à coups de billets de 100 dollars ainsi que des New-Yorkais membres de sectes douteuses.
Ce soir-là, la tiédeur de la nuit enveloppant le quartier Beauregard de Bâton-Rouge, les terrasses restèrent ouvertes toute la nuit. Jim Charles coulait sa silhouette plutôt ténue dans l’ombre d’un Tom rendu volubile par le rhum blanc. Oui, lui, Tom, se fabriquait une vie d’aventures qui soûlait le pauvre Comb de paroles magiques et berçait son cœur aigri de financier. Jim ne perdait rien de ces confessions et commençait petit à petit à élaborer un plan à côté duquel les vieilles escroqueries n’étaient rien. Le financier de la Gold Eagle cherchait des souvenirs, eh bien on allait lui en donner pour son argent ! Jim commanda deux nouveaux rhums à la grosse femme mulâtre qui trônait derrière le comptoir et s’installa bien en face de son ami.
- Te souviens-tu de cette séance de spiritisme dans l’église abandonnée du bayou Saint-Jacques ? Eh bien, nous allons inviter ton copain à une expérience tout aussi intéressante et qui lui plaira certainement. Je t’ai déjà parlé de mon vrai livre de magie… non, ne souris pas ! Le Ghorl Nigral n’est pas un attrape-nigaud inventé de toutes pièces, je n’en possède que quelques extraits recopiés par un français du XVIIIe siècle, mais il s’agit véritablement de formules très dangereuses. La vieille femme qui m’a initié au Vaudou de mes aïeux ne les a utilisées que deux ou trois fois durant sa longue vie de sorcière du village. À chaque fois, elle prétend avoir obtenu des résultats stupéfiants. Parmi les pouvoirs que possèdent ces formules tirées du livre, il y en a une qui permet de « lire » la mémoire de cerveaux humains. - Tu te moques de moi, c’est impossible, Jim… - Je le crois aussi, mais la vieille m’a affirmé que ça marche. Après tout, qu'est-ce qu’on risque ? Nous allons « vendre » des souvenirs à cet Ezra Comb qui ne demande pas mieux que claquer son fric. - Comment faire ? - C’est très simple. Tu vas le persuader de participer à une séance de magie noire en lui faisait miroiter qu’il pourra « copier » la mémoire de gens qui ont vécu des vies extraordinaires ! - C’est assez moche car je commence à ressentir de la sympathie pour lui… - Bah, nous n’allons pas le ruiner complètement…! On lui dira qu’il faut allonger quelques dizaines de milliers de dollars pour inviter ces gens. Si le truc ne marche pas, ce ne sera bien sûr pas de notre faute, hein…
La perspective des billets verts changeant de poche excita cette vénalité qui était l’un des plus gros défauts de Tom Morgan… « Souvenirs à vendre »… Entrez, entrez, bonnes gens, voici la vie du célèbre explorateur X, les expériences érotiques de Madame Y, les aventures du célèbre réalisateur de cinéma Z… Entrez, entrez, tout est à vendre ! Votre vie a été un long ruban gris de monotonie, ne mourez pas idiot, voici pour quelques milliers de dollars, les sensations les plus fines, la mémoire de dix personnes ayant roulé leurs bosses aux quatre coins du monde… Les deux compères éclatèrent d’un rire qui résonna dans la nuit de Louisiane.
Le décor était tout trouvé, l’église du bayou Saint-Jacques était à elle seule un vrai spectacle digne des films de la Hammer. De courtes fondations de pierres grises provenant de la lointaine carrière de Hammond soutenaient le reste de la construction en hêtre foncé qui rendait encore plus sinistres les fenêtres à pignon s’ouvrant sur les côtés. Le clocher long et mince penchait, telles les phalanges d’un doigt squelettique, au-dessus de la rivière qui se jette dans le Mississippi. À cet endroit du fleuve, des brumes diaphanes montent presque toute l’année à l’assaut des cimes d’arbres rabougris. Un réalisateur de films d’horreur série B aurait voulu imaginer le décor idéal pour des apparitions de spectres, il n’aurait pas fait mieux ! Il ne restait plus qu’à se partager le travail : Jim engagerait quelques figurants censés être prêts à « copier » leurs fertiles mémoires à l’aide du livre de magie ; Tom devait convaincre le « pigeon » Ezra à participer à cette soirée. Quelques flambeaux placés dans les coins de la nef en ruine, un pentagramme dessiné à la peinture rouge au centre peaufineraient le spectacle.
Comb retrouva son ami dans le restaurant où ils avaient pris l’habitude de passer leurs soirées en longues conversations autour d’une bonne bouteille. Ce soir-là, Tom Morgan joua son rôle avec un talent motivé par l’appât du gain. Ezra remarqua que son ami semblait bien lointain ce soir-là :
- Mais que se passe-t-il, tu as l’air ennuyé par quelque chose… - C’est que… enfin, tu te plains souvent de n’avoir pas assez vécu, de manquer de souvenirs, c’est toi même qui me l’as encore dit la semaine passée… Eh bien, j’ai pensé à quelque chose… - Oui, je t’écoute Tom. - Connais-tu le Ghorl Nigral ?... - … euh, le quoi ? Groolnugraal ?...
Morgan répéta le nom aux consonances étranges, lentement en roulant des yeux dignes du cinéma muet. Il inventa une histoire de grimoire volé à un temple égyptien à l’époque d’Auguste, puis caché pendant mille ans dans un monastère à faire pâlir Umberto Eco et son Nom de la rose. L’ouvrage effectuait ensuite un périple qui passait par les Templiers, le Comte de Saint-Germain et ses Rose-Croix, son vol durant la Révolution française, son voyage avec Lafayette vers les Amériques pour finir dans une secte vaudou locale… Plus Tom s’amusait à inventer ce scénario invraisemblable, plus le financier à la retraite sentait son cœur battre, la paume de ses mains se crisper au bord de la table. Lui, Ezra Comb allait donc se trouver au bout de ce chemin de mystère tracé par-delà les siècles et ce pour quelques milliers de dollars !
- Oui Ezra, j’hésitais à te proposer cela, mais je t’assure que cela marche. Grâce aux incantations tirées du livre, j’ai vu le marabout transférer la mémoire d’un homme dans le cerveau d’un autre. Toute la vie de cette personne a été bouleversée par les images merveilleuses qui surgissaient dans ses rêves. Une autre vie de rechange prête à l’emploi, si je puis dire ! - Et il n’y a aucun risque ?... - Non, j’ai revu celui qui s’était prêté à l’expérience biens des mois après, il semblait en pleine santé et de plus, particulièrement heureux de vivre…
Rendez-vous fut donc pris et Ezra Comb n’était déjà plus le même homme en rentrant dans sa luxueuse maison où seul son ennui l’attendait.
Il fallut plusieurs jours aux deux complices pour préparer la scène de cette arnaque. Si l’église Saint-Jacques hantait toujours le bayou de sa silhouette noire et désolée, par contre l’intérieur demandait quelques éléments pour meubler le décor. Ils ajoutèrent quelques flambeaux à huile, deux ou trois meubles anciens dont un coffre pirate du plus bel effet. Des chaises furent placées en cercle autour du chœur où Jim avait pris soin d’esquisser le pentagramme magique qu’il dessinerait ce soir-là.
Le « marabout » engagea quelques clochards, quelques chômeurs pour jouer les rôles des membres de la secte. Un septuagénaire de belle mine jouerait le rôle de celui à qui l’on copierait la mémoire. Il était sensé être un aventurier, un homme ayant travaillé dans le 7e art mais aussi dans bien d’autres milieux où il ne rencontra - bien sûr – que des succès.
Ezra ordonna à sa banque de verser cent mille dollars sur le compte de la « Société des Études Théosophiques de Louisiane », dirigée par… Jim Charles !
Un soir d’automne où la brume ourlait ses volutes entre les arbres des lagunes, un canot à moteur avançait lentement en ronronnant doucement. À son bord, Ezra Comb laissait errer son regard sur les berges sombres où l’on devinait de temps en temps des fermes espacées par de grandes étendues marécageuses. Tom Morgan tenait le gouvernail du moteur d’une main ferme, modifiant d’un geste lent le sillage de l’embarcation selon les méandres de la rivière. Les deux hommes aperçurent dans le brouillard la lueur vacillante d’une flamme, puis de plusieurs langues orange qui semblaient danser à la surface des eaux. La procession des feux follets était dominée par la pointe sombre et menaçante d’une construction qui n’était autre que l’église qu’avait évoquée Tom.
Le cœur d’Ezra battait la chamade devant le spectacle de cette plage où sinuait une file de silhouettes tenant chacune un flambeau. Les oiseaux de nuit s’étaient tus, un silence surnaturel écrasait l’ensemble de la scène. Une fois le canot amarré à l’embarcadère de bois pourrissant, Ezra suivit d’un pas lent son guide en ces lieux étranges. Ils suivirent la colonne des membres de la secte et pénétrèrent sous le porche semi-écroulé de l’église.
La scène qui attendait Ezra le cloua sur place. Le chœur du bâtiment néo-gothique était occupé par une quinzaine de chaises à haut dossier taillés dans un bois tarabiscoté de style élisabéthain. Au centre, un monticule de bûches crépitait d’une flamme qui lançait généreusement ses étincelles vers le toit crevé en de nombreux endroits. Le brouillard pénétrait par ces fenêtres improvisées comme autant de bras fantomatiques pourvus de griffes évanescentes. Les membres de la secte tournèrent lentement autour du cercle formé par les chaises et s’arrêtèrent en fixant leur flambeau à proximité de la vaste figure géométrique tracée au centre. C’est à ce moment que Jim Charles fit une entrée méphistophélique, son mince corps noir disparaissant dans l’ample manteau rouge qui teintait de sang chaque détail de ce tableau vivant. Le « marabout » tenait serré contre son corps un mince recueil aux ferrures de métal, le tout paraissant très ancien. Il posa le livre sur le chevalet installé sur une petite estrade qui dominait le pentacle carmin. De chaque côté de cette estrade, on avait installé un simple tabouret.
Ezra sentit Tom le prendre doucement par la main et le tirer vers le plus proche de ces tabourets. Sitôt installé, un homme plus âgé fit son apparition, surgissant de l’ombre qui cachait la nef au regard. Simplement vêtu d’une tenue blanche de cultivateur de coton, pieds nus, le regard fixe, il s’approcha du second tabouret et le marabout l’aida à s’y asseoir. Pendant quelques instants, les regards d’Ezra et du vieil homme se croisèrent et Comb sentit un courant d’air froid parcourir l’échine de son dos. Le sorcier entonna avec l’assistance un chant doux où revenaient régulièrement les mots Sabathot et Daemon. Puis il s’approcha d’Ezra et posa ses deux mains sur son crâne :
- Es-tu sûr de vouloir pénétrer l’esprit de cet homme, de t’approprier les images de sa vie ?
Ezra, la gorge asséchée par l’émotion, balbutia un « Oui » à peine audible.
Le jeu d’acteur était tellement vrai, le décor si bien réussi, que Tom oublia un instant le sens de cette mascarade et fut réellement impressionné par le rythme lancinant de ces voix et par le ballet des ombres étranges qui dansaient une bacchanale démoniaque sur les murs.
Seul un clin d’œil complice de Jim le rappela à la réalité. Comme prévu, le sorcier retourna au chevalet et ouvrit le grimoire d’un geste emphatique. La main gauche tendue vers le vieil homme, l’autre vers Ezra, le « marabout » devait être le point de liaison mental durant l’échange entre les deux cerveaux.
Jim ânonna d’une voix sépulcrale et presque risible la formule :
Ristla Yh’ha Adonna Secula Daemonae Ista, Ista, Levera Mortis Evalum… Yog Soth, Yog regula phenomena spiritua... Yh’ha Yh’ha Adonna
Jim avait dû afficher une maîtrise absolue pour ne pas éclater de rire pendant la lecture approximative de cette formule qu’il avait choisie par hasard en dessous d’un signe qui ressemblait à un monstre muni d’ailes au corps bulbeux. Les fragments tirés du Ghorl Nigral réunis dans son livre recelaient d’étonnantes figures géométriques, entrecoupées de dessins représentants des êtres fantastiques. La vieille femme qui lui avait légué ce livre avait insisté sur l’absolue interdiction de lire ces mots à voix haute. Décidément, la crédulité humaine n’avait pas de limite ! Il récita une seconde fois la formule en prononçant les mots avec plus de force, essayant de décrypter l’intonation exacte des syllabes. Jim pensait ensuite reposer les mains sur le livre et pratiquer le transfert de la mémoire du cerveau vers celui d’Ezra.
Malgré ses efforts, il ne put abaisser ses bras et entonna d’une voix encore plus forte la formule pour la troisième fois :
… c’est à cet instant que Jim Charles comprit qu’il avait fait une bêtise…
Sentir ses bras transformés en appendice de marbre, son larynx en coulée de lave, ses yeux prêts à bondir hors de leurs orbites… Jim reprit la formule pour la quatrième fois, CONTRE SON GRÉ, incapable d’empêcher les mots de se former. Ce n’est plus d’une voix forte, mais presque en hurlant qu’il recommença :
Ristla Yh’ha Adonna Secula Daemonae Ista, Ista…
La litanie continua ainsi crescendo jusqu’au moment où la douleur étrangla la voix d’un Jim devenu aphone dans un ultime cri :
… Adonna… Adonna
Tom vit le grand manteau rouge s’effondrer emportant avec lui le chevalet et le Ghorl Nigral qui acheva sa course au milieu du pentagramme et du brasier. Seul le visage tuméfié de Jim apparaissait entre les plis sanguins du manteau, telle une tache blême qui ne pouvait suggérer autre chose que la mort.
Ezra poussa alors un cri affreux, comme jamais Tom n’en avait entendu pousser par un humain. Le financier porta ses mains au visage puis hurla :
- Mes Yeux, mes yeux, je ne vois plus rien que le noir… Non, je vois autre chose, mon Dieu, qu'est-ce que c’est ?... Adonna…
Ezra bondit du tabouret en chancelant, les bras à l’horizontale devant lui, dans la position d’un aveugle cherchant à éviter les obstacles devant lui.
Brusquement un vent de folie parcourut l’assemblée. Les figurants se levèrent en hurlant et gesticulant, plusieurs pointant le doigt vers le haut pour indiquer quelque chose qui échappait au regard de Tom. Ils se précipitèrent en un mouvement de fuite éperdue vers la porte, se bousculant les uns les autres, renversant les flambeaux, se brûlant au passage. Tom recula jusqu’au mur étrangement froid puis leva la tête. Dans la pénombre qui tissait une couverture d’ébène au-dessus de lui, il distingua une forme impensable qui en aucun cas ne pouvait être assimilée à un être vivant connu. La forme semblait se lover autour des charpentes du toit en une pulsation maladive et écœurante. Entre-temps, les flammes avaient gagné le manteau du défunt Jim, puis du chevalet pour s’attaquer au livre. Il y eut soudain un éclair et il sembla à Tom que le Ghorl Nigral explosait au sein d’un geyser d’étincelles. Un son provenant du toit s’enfla, tel un grognement étouffé par d’innombrables épaisseurs d’ouate invisible. Un son que Tom n’avait jamais entendu, un son qu’aucun être humain ou animal ne pouvait émettre. La forme sombre indistincte semblait alors couler de la galerie supérieure vers le sol en une hideuse reptation le long du mur. Toute la construction se mit à trembler, la flèche émit un craquement assourdissant et traversa la nef. Les murs se lézardèrent puis accompagnèrent la fuite de Tom perdu dans des nuages où la poussière se mêlait au brouillard. Il évita de peu la chute de la structure du toit et courut comme un fou pour se jeter dans les herbes hautes qui bordaient le cours d’eau. Il s’arrêta à l’abri des roseaux et contempla l’effondrement et l’incendie qui détruisit en quelques minutes ce qui avait été l’église Saint-Jacques. Très vite, les ténèbres s’installèrent dans un silence surréaliste seulement distrait par le léger clapotement de l’eau noire. Nul pleur, aucun cri, plus aucun mouvement de fuite, Tom aurait pu être seul au monde ! Il attendit encore plusieurs minutes avant d’oser se lever et marcher à la recherche d’un moyen de fuite. Par chance, il retrouva l’embarcadère où le canot l’attendait. Il bondit dans le frêle esquif et sans se retourner refit à une allure plus vive le chemin vers la ville.
Pendant plusieurs jours, il resta cloîtré chez lui sans oser s’enquérir de son ami Ezra. Plus tard, il découvrit un article de presse relatant l’intervention de la police et la découverte du cadavre parmi les ruines de ce qui avait été Jim Charles. Les causes de l’incendie étaient imputées à des jeunes traînant dans les bayous. Il contacta la société Gold Eagle où il apprit qu’Ezra Comb avait été interné à l’Institut psychiatrique de Lafayette et se présenta au Docteur Bauer responsable du département où Ezra était soigné. Le médecin l’autorisa à voir son ami quelques instants. Ezra avait vieilli au point de paraître centenaire ; devenu aveugle, il n’était plus qu’un pauvre hère à l’esprit définitivement perdu, errant dans une salle réservée aux cas les plus graves.
Tom Morgan a quitté la Louisiane et a vendu tout ce qu’il possédait. Il habite aujourd’hui la Côte Ouest et évite comme la peste tout ce qui touche au surnaturel.
Quelque part dans les bayous de Louisiane, une vieille femme observe la nuit où quelque chose - paraît-il - erre sur les marécages lorsque la brume est plus dense que d’habitude…
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