Ainsi va se dérouler la matinée d’un mec ordinaire. Un mec tellement ordinaire que l’on pourrait ouvrir un annuaire au hasard et pointer du doigt des dizaines de noms pour trouver de façon scientifique le même profil. Celui d’un(e) alcoolique. Immuable. Intentions à court terme. Levée du coude dès potron-minet. Puis mon lit accueillera une apathie bien pénétrante tout l’après-midi. J’émergerai quand mon cousin rentrera plus ou moins en ligne droite de son travail d’agent administratif à la mairie de Béziers. Nous boirons alors des coups en nous dévisageant entre deux pics de lucidité. Ma vie n’a pas de quoi ébranler un réalisateur qui aurait déjà lu la biographie de Gainsbarre. Après tout, même nos enfants s’adonnent à ce plaisir même s’il est moins solitaire et plus festif. Présentement je suis amolli sur le zinc pour le moment auréolé de mes abus encore chérubins ; en lèvres à ballon avec un verre de rouge vis-à-vis des illuminations de la « bibinothèque » où se positionnent les alcools forts qui pourraient m’enlacer dans leurs bras liquoreux si j’en avais les moyens. Je profite pour l’heure de leurs couleurs psychédéliques. Avec conviction, je vais me laisser emporter dans les affres de l’humiliation en me traînant, chancelant, de cette brasserie discrète vers le matelas à deux pas qui reçoit ma torpeur depuis mon aménagement chez mon cousin, changement de vie oblige. Entortillé sur mon tabouret, je m’évertue à ne rien faire de physique et encore moins d’intelligible sinon tripoter mon verre et le porter à mes lèvres en matant son contenu rubicond face à mon reflet pas encore aviné. Planté là, pile sur l’image que j’exècre derrière les bouteilles apaisantes, le brun ténébreux a laissé place à un François Hollande épuisé. J’informe les absents – tous mes disparus – qu’ici dans ce repère pour âme bannie, plus seul qu’un grain de sable perdu dans un sablier numérique, je bats sans ardeur ma coulpe cauteleuse. Oui, en effet, je suis devenu un paria, une loque, un pochetron qui carbure au gros rouge faute de billets verts. Et quand la lie m’aura rempli, l’homme, l’estime de soi, la confiance en l’avenir y seront dissouts plus sûrement qu’une espérance débridée imbibée de cola. Méfiance est mère de sûreté, mon cul ! Mes doutes à moi ne m’ont pas apaisé. Ils ont construit brique par brique le bastion de la citadelle de la forteresse où je me suis enfermé. J’attends que l’alcool me terrasse.
Jeudi, le quatrième du mois. Mars de l’année après les autres et pas avant ; il est temps de quitter le monde. À peine 11 heures 30. Béziers centre. Rue des Martyrs. Le Guet-apens. Bistrot refuge en bas de l’immeuble où habite mon cousin qui me loge. Deux clients : moi et l’autre, l’ombre qui s’est coulée derrière moi voici une bonne heure. Ce passager a respecté mon intimité en ne s’installant pas au bar mais à une table à l’écart du miroir. Joli sens de la discrétion et rare ! Il faut croire que les hommes ne se sentent d’humeur expansive qu’appuyés à un comptoir, comme si l’absence de leur épouse faisait s’effondrer un barrage et libérer ainsi des flots de brèves ridicules ! Ce client solitaire tapote sa petite cuillère contre le bord de son énième tasse de café. Il carbure à la caféine ce mec qui m’observe. Je sens son regard posé sur mes épaules. Cette addiction-là nous offre de l’extrasensoriel comme une inversion déplorable de nos tendances. Mon dos ouvert comme le livre des mortifères l’empêche de venir émettre des avis sur la politique de notre gouvernement. Bref je laisse courir, je ne veux pas d’embrouille avec René, mon créancier. Qu’il me mate du moment que ce soit de loin et en silence. Qu’il prenne son pied en voyant là l’exact opposé de ses projets d’avenir. Il ne déflorera pas ma passivité !
René se tient à l’écart, à l’angle du comptoir. Je peux le détailler sans même le regarder même si j’aime à le regarder. Symbole dichotome. Ses petites lunettes en demi-lunes cerclées d’un métal rouge étincelant posées sur un visage ciselé couvert d’une peau ambrée masquent imparfaitement un regard froid car trop bleu. Sous des sourcils finement dessinés comme épilés, derniers vestiges pilaires septentrionaux, mon psy leucocyte lit l’édition nationale du Parisien comme il l’ouvre chaque matin à l’ouverture, dès mon arrivée. Il semble ne rater aucune ligne. Il s’en dégage pour remplir mes verres et présentement servir les cafés de l’autre puis il revient à son journal ouvert comme une fenêtre sur le monde qu’il replie à midi tapant telle une relique. Je suis le témoin de son nouveau savoir. Comme Maurice, l’homme des cuisines, autoritaire et rond, en une synchronisation démente installe l’ardoise du croque-monsieur de la semaine sous son nez, déclencheur d’actes pour les torturés du tarin, un modèle pour la chirurgie plastique. La spécialité de cette « maison » est en effet le croque-monsieur. Maurice y glisse un ingrédient secret comme une fève. Au fin gourmet de client de le découvrir. La semaine dernière, j’ai reconnu l’olive verte malgré les papilles embaumées par le rouge. J’ai tiré les rois, seul, devant mon croque-monsieur. Aujourd’hui, jeudi et je n’ai toujours pas reconnu l’ingrédient de la semaine. Je m’interdis de soulever la tranche pour le découvrir. Je demanderai à René vendredi s’il reste toujours mystérieux.
J’entends le passager mateur s’ébrouer. Il se lève. Il s’éloigne de la table numéro 4 pour ne pas emprunter la sortie. Il s’approche du zinc. Il est là, presque sur mon dos. Je me sens comme une cravate ridicule qui pendouillerait entre les omoplates d’un responsable cagoulé. Alors je réagis comme réagirait ce responsable, en ôtant sa cagoule. Moins avachi, un peu moins à ressasser mes sombres abîmes, je me redresse. Je le vois dans le miroir tel un colosse arraché de son socle en contre-plongée de ma mine patibulaire. Perception d’une impression fugitive. Fuite de langueur. Légère. Elle fuit avec des boulets accrochés à ses boulets. Je me racle la gorge. Je bombe le torse pour lui montrer le mec viril en moi, pour ne pas lui donner plus d’envie, pour faire mon effet, pour lui faire impression, pour le faire déguerpir. L’importun me tape sur l’épaule.
– Et que l’on ne vienne pas me parler de hasard ! lance-t-il. Nous devions nous retrouver, continue-t-il malgré ma pose un chouïa statuaire, granitique.
L’importun continue ses sorties sans queue ni tête.
– Comment ai-je pu me taire ? entends-je malgré ma difficulté à garder le torse bombé et mon séant boulonné sur ce tabouret comme une attitude perchée là, percluse de souvenirs vains et vagabonds. Et je ne partirai pas cette fois dans la confusion. Je veux un aveu, une certitude.
Serais-je en train de me faire un ami comédien sur qui la caféine a une tendance déplorable pour l’improvisation absurde ? Les effets de l’alcool sont encore lâches, l’humour s’accroche encore aux parois du verre.
– Mais enfin ! suis-je parvenu à répliquer malgré les brumes que l’alcool véhicule, le désarroi qui m’habite. – Regarde-moi Jérémie.
Comment connaît-il mon nom, aurais-je oublié de retirer l’étiquette de ma cagoule ? Pendant que le garçon titille l’allusif, de biais, je réclame du regard l’assistance de mon créancier. Tête baissée, Aujourd’hui en France attire toute son attention. Il n’est pas encore midi. Lâche-moi garçon, arrête tes gaudrioles et retourne faire ta demoiselle devant tes petites tasses de café méga sucré, telle est la repartie plantée dans mon esprit et qui ne trouve pas le chemin pour germer. Il insiste. Sa poigne cette fois s’empare de mon épaule jusqu’à imprimer à mon corps un demi-tour concluant qui me positionne face à lui avec le regard brinquebalé à hauteur de sa poitrine large comme une Seine en crue moulée dans un tee-shirt amarante. Je me suis un peu mouillé pendant cette rotation excessive.
– Tu vois, ce n’est pas si difficile, susurre le cuistre à ma biture en devenir. Maintenant lève la tête et pose ce verre Jérémie, poursuit la brute repliée dans le même soupir.
Fondent sur moi son souffle chaud, son haleine caféinée, les petits picots blonds autour de ses lèvres présentes, sa bouche aux lèvres émues plus proche encore de mon visage à nu. Son crâne rasé sonne comme des souvenirs d’armée quand j’étais jeune et sain parmi les jeunes et moins sains. Ses diamants d’oreilles font moins militaires. Ils procurent à la bête un côté délicat d’autant plus avec sa peau laiteuse. Son regard transperce ma garde même s’il repose sur des coussins violacés. J’ai obtempéré.
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Un scénario médiocre. La pellicule déroule un film pourritico-sentimental devant un public hilare qui utilise du papier hygiénique pour absorber ses larmes. Sauf que cette histoire déroulée…
Flash-back
La séparation de fait. Le divorce entre une femme sans entrave et un mari qui se cadenassait. L’alcool insidieux. Du verre que l’on remplit comme une habitude au besoin impérieux de vider les bouteilles. L’addiction, garçon ! Puisqu’il prenait le dessus et continue son ascension. Puisque l’arbre cache toujours la forêt. Le chômage à trente-huit ans. Mes repères ont formidablement vacillé pour titiller le record mondial de chutes de dominos. Les panneaux indicateurs sont restés les mêmes. Je les ai lus autrement et toujours pas de la bonne façon. Ma rigidité continue à camoufler je ne sais quelle évidence. Voilà tout.
Une autre vie, ici, à Béziers où je me suis retrouvé. Hébergé par mon cousin solidaire qui vit seul depuis une séparation difficile. Ensemble nous partageons la même négligence du foie. Notre couple tenait par illusion. Une histoire de gosses qui s’entendent comme larrons en foire et qui, la puberté venant, approfondissent leur relation. Coupés du monde en quelque sorte. Elle se contentait de moi avant son émancipation. Je me contentais d’elle sans que le désir n’entre forcément dans cette équation différentielle, aux dérivées partielles. Entre nos petites mains maladroites l’album de coloriage devenait, au fil des pages, de plus en plus moche. Les couleurs criardes dépassaient allègrement le contour de nos engagements et nos enfants, enfin notre fille Émilie surtout, assistait au spectacle avec le silence pour seul correcteur. Émilie, prise en tenaille entre Marc, le cadet d’une beauté insolente, jamais à la maison, portrait caché de son père, vénéré par sa mère mais au parcours scolaire approximatif à l’opposé de son itinéraire sexuel et Victor, l’aîné imaginatif qui s’est fait un devoir avec une insolence feutrée de cocher toutes les cases de son manuel « Comment emmerder vos parents en 1200 cas pratiques ». Entre les garçons obèses en vices et un père absent, notre âme fragile, anorexique, depuis longtemps distincte, ne creusait pas sa place. Je me souviens d’elle à l’époque et son image me fait peur alors qu’elle me traversait à l’époque, tourmenté que j’étais par d’autres priorités. Professionnelles, bien sûr. Cela va passer, me disais-je, considérant sa maigreur comme une lubie inhérente à toutes les ados de son âge. Père à seize,dix-huit et vingt ans. J’ai aimé cela. J’ai aimé le sexe avec ma femme. Ces rapports divers, variés, pas coutumiers. Comme quelque chose à prouver. Ma femme dénommée ainsi puisque mariée avec moi menait sa barque elle aussi, son transatlantique plutôt. Entre amants et copains retrouvés. Entre passions et sautes d’humeur. Entre satisfactions sexuelles et moi. Entre lui qui a enterré moi. J’orientais également la mienne dans mon bureau, dans les succursales, au siège de mon entreprise, contrairement à Nicole qui la promenait, elle, dans des hôtels, garçonnières, ascenseurs, monoplaces, week-ends chez maman, week-ends chez sa sœur. Je m’épanouissais dans le berceau de ma vie active, jusqu’à atteindre l’objectif fixé : Directeur Administratif et Financier à trente-trois ans de la filière alimentaire d’un groupe pétrolier. La jalousie n’intégrait pas mon programme. J’aimais ma femme même si je m’en suis très vite éloigné. J’aimais ma femme comme on peut partager la vie intime de l’autre. J’aimais ma femme comme il faut savoir s’entourer. J’aimais ma femme sans me poser de questions, sans l’en assaillir aussi. Sans exclusivité en fait. Elle reste à jamais la mère de nos trois enfants.
Sa fille va mieux, me martèle-t-elle. J’aurais dû franchir le pas (de la porte) plus tôt, éviter cette mascarade, insiste-t-elle au téléphone au cas où ma cervelle compoterait quand j’ose saisir le combiné pour répondre, enfin pour l’écouter… Grâce à lui, l’amant ultime, ce conquérant voluptueux d’une tendresse ardente, d’une dévotion absolue à faire fuir les putes. À lui faire dire que les femmes c’est moi, toujours selon ses propos. Mon ex-femme m’aurait-elle juste apprécié quelques minutes entre notre premier regard d’enfants et notre dernier rapport sexuel ? Je n’ai pas connu d’autres aventures depuis Nicole, ni pendant.
Émilie ne soutient pas les propos de sa mère quand celle-ci se répand en critiques acerbes sur son ex-mari. Ses e-mails réguliers me le confirment. Elle va soutenir son mémoire à Lille, en avril. Le master MRH en poche, un avenir professionnel en puissance, nous nous reverrons avant la décadence du mien, tout court. Nous deviserons d’adulte à moi, et au diable les exhalaisons du radical méthyle ! Tu ne verras rien ma chérie. À chacun ses démons. J’ai été inopérant avec les tiens. Tu ne verras rien du mien, ni sa fourche, ni sa queue, ni ses lèvres cyanosées. Rien Émilie. Je veux ressentir l’odeur de mon enfant, de mon avenir qui brillera par procuration. Elle modifiera cette organisation hiérarchique sclérosée où les strates édentées du sommet écrasent une base palpitante. Où tout n’est question que d’une poignée d’individus butés sans autre horizon que le non froissement du gourou du dessus. Pendant que son géniteur…
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Je le remets ! Étudiant multitâche en alternance dans presque tous les services. Pourquoi ai-je oublié cet homme ? Plissé dans je ne sais quel refoulement alors qu’il nous avait tant marqués, la Direction, les chefs de service et moi surtout, enfin, je ne l’explique pas ! Après ce qu’il eut apporté à l’entreprise avec, entre autres, les bases d’une stratégie originale sur un marché où nous n’opérions pas, concrétisée par la prise d’un grand compte plusieurs mois après son départ, entreprise américaine oblige. Comment ai-je pu l’oublier ? Son aura quand des pensées confuses s’y accrochaient comme un écran passif éclatant attire la poussière vive mais vaincue. Sa masculinité dans ses déplacements sincères et déployés sans montre de mise en scène au sein de notre open space où j’avais une vue d’ensemble, souvent pointée d’ailleurs de hauteur en position assise. Son regard enveloppant quand il rejoignait notre table au déjeuner, celle des cadres, où il s’insérait dans les quelques dizaines de centimètres qui me séparaient de la DRH. L’athlète imposant en tweed jouait du coude avec cette miss au « droit de regard sur l’humain » qui, elle ne se gênait pas pour se confondre en roucoulades, en espérances ouvertement déclarées. Moi, je restais stoïque même quand il écartait de son front hâlé une mèche de blond vaniteux. Ses attitudes me paraissaient juvéniles envers un moi professionnel jusqu’au bout du relationnel. De menus gestes consentis et apaisants quand je me sentais pas d’humeur en modérations agaçantes quand je m’en sentais. Sa main qui se posait sur la mienne quand ma main se saisissait de la salière comme si notre besoin en chlorure de sodium nous commandait tous les deux au même moment. Sa poignée de mains qui s’attardait le matin et qui se prolongeait le soir, ainsi que ses doigts… Son regard planté dans le mien comme s’il me laissait le temps de dénombrer ses cils. Sa voix qui me paraissait différente lorsqu’il me rejoignait à la machine à café quand je m’y trouvais seul, ou quand le potage à la tomate vante sa douceur, sa stabilité en bouche, ses arômes naturels au café serré. Des sensations surtout ? Deux années de présence fractionnée. Trois ans que je ne l’avais pas vu. Sa présence, sa nature, son être, lui, magnifique et sensoriel. Face à mon abandon.
– Nous ne nous sommes pas oubliés, sa voix retrouvée.
Ce velouté qui aurait dû me faire chavirer.
Je m’abandonne.
Et je chavire.
– Mon avenir, clairement Benjamin, c’est dans tes bras que je le vois.
Puisque tout était là.
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