J’avais toute la journée sillonné le vieux Madrid, en quête de souvenirs bien-aimés, dont je m’évertuais à faire resurgir le pâle fantôme pour finalement me laisser choir, exténué sur la banquette d’un café, à l’angle de la porte du Soleil. C’était un de ces petits cafés sombres et remuants. Une atmosphère lourde y régnait, marbrée d’une fumée bleuâtre. Au plafond, s’agglutinaient les jambons suspendus, formant une tapisserie d’un brun chaud et entêtant. Dans mon oisiveté, je commençais déjà à m’abandonner à la douce griserie suscitée par les vapeurs de vin et l’imperceptible caresse des rubans d’odeur. Machinalement je dévisageais l’assistance : l’attroupement au comptoir d’où de temps à autre fusaient des plaisanteries éculées; les vagues de rires qui en résultaient ; la harangue inaudible d’une vieille dame, ivre de détresse…
Une accorte jeune femme, cheveux très noirs ramassés en chignon, sourire espiègle s’affaira bientôt autour de moi me prodiguant « copitas » et « tapas » à volonté, que je dégustais avec parcimonie (à doses infimes, le vin paraît moins grossier et ses effets plus légers). Je renonçais peu à peu aux propriétés euphorisantes du « manzanilla » pour me couler dans une léthargie bienheureuse et familière. L’air alourdi d’effluves lestait mes paupières d’un poids invisible… je fermai les yeux un bref instant, les rouvris avec paresse… Curieusement, c’est parfois lorsque nos sens sommeillent qu’ils redoublent d’acuité car c’est seulement alors que je surpris le regard d’un homme posé sur moi. Un regard bienveillant, nimbé de timidité auquel je répondis presque malgré moi, en m’inclinant légèrement. Sans doute encouragé par mon geste, il s’avança dans ma direction, et d’un sourire enjoué s’invita à ma table sans plus de cérémonies. L’homme était âgé bien que les traits de son visage fussent d’une étonnante mobilité, comme mus par un ressort. Ses yeux, gouailleurs par instants, démentaient l’affaissement des joues. Nous échangeâmes quelques formules creuses, inhérentes à l’entame d’une rencontre. Déjà las de la pantomime qu’elles laissaient présager mais désireux de lui être agréable, je polis mon rôle du visiteur assoiffé de découvertes, buvant les paroles de l’autochtone averti. Une bonne façon, me semblait-il, de prévenir son désir d’épanchement. Pourtant, il se produisit un phénomène étrange lorsque je lui confiai mon projet de visiter le lendemain le musée du Prado. Son visage s’assombrit et un soupir déchirant vint briser mon indolence :
– Si je ne craignais de vous ennuyer par mon bavardage, je vous parlerais volontiers du Prado comme du cauchemar de ma vie.
À mon grand étonnement, je ne décelai dans ces propos aucune trace d’ironie. Une vague émotion m’envahit devant ce vieil homme impatient de déchaîner sa fièvre au travers d’un exorcisme. Définitivement conquis, je l’invitai à poursuivre :
– Permettez-moi, tout d’abord de me présenter. Nous ne l’avons été jusque-là que bien sommairement. Mon nom ne vous apportera rien. Il vous suffit de savoir que j’exerce le beau et difficile métier de peintre et que j’ai consacré ma vie au langage des couleurs. Mais surtout, vous avez devant vous un homme, esclave d’une passion unique, dévorante, qui constitue une entrave à sa création. Elle est, quant à elle, marquée au sceau du plus grand nom que la peinture ait jamais enfanté : Velázquez. Que d’efforts et d’énergie sacrifiés à la mémoire de ce prince ! Dès lors que son œuvre s’est révélée à moi, je m’y suis blotti sans discernement, sans égard pour ma propre raison. J’ai arpenté infatigable le moindre musée susceptible de lui ménager la plus infime place, m’occasionnant à la longue des frais de déplacements considérables. Je lui ai consacré, en ma qualité d’enseignant de la peinture du Siècle d’or, l’exclusivité d’un cours et le nombre d’études, d’essais que son œuvre m’a inspirés, tient du prodige !
Tout en parlant, le visage de mon interlocuteur s’était illuminé, comme irradié d’une lumière intérieure.
– Je ne trouve pas de mot assez élogieux pour célébrer le goût et l’habileté de son travail. Jamais à mon sens main d’homme n’a su rendre avec tant de majesté la grandeur fanée d’un des plus puissants royaumes. Songez un seul instant aux portraits du souverain et de la cour dont Velázquez était familier. Toujours la même émotion m’étreint devant ces couronnes de visages à jamais sanctifiés par une main infaillible. Quelle sincérité, quelle vérité, ils exaltent dans leur écrin austère ! Là, nulle enflure, nulle agitation vaine, nul appareil de gloire enturbanné ne viennent entacher la grandeur de ces âmes emprisonnées. Simplicité et réserve semblent avoir toujours guidé la main du maître. Prenez un Charles Le Brun, ou même un Rubens, pour ne citer que les plus célèbres peintres du baroque glorifiant et voyez comme le langage des formes diffère d’avec un Velázquez. L’absence de décorum est flagrante chez ce dernier. Seul le plus grand parmi les grands pouvait se dispenser des accessoires de la majesté et se sentir suffisamment maître de lui pour affronter l’univers sans l’aide de la rhétorique ou de la théâtralité.
Il parlait avec feu et le débit de sa voix s’était accéléré.
– Mais ma préférence va cependant à la période sévillane, précédant son premier voyage en Italie car elle laisse présager son génie tout en dévoilant encore quelques touchantes maladresses ; elle révèle les premiers tâtonnements d’une longue recherche encore inaboutie d’un espace pictural original.
Puis s’adressant subitement à moi, ce qui m’obligea à m’abstraire de mauvaise grâce de l’engourdissement dans lequel m’avait précipité ce flot ininterrompu de paroles :
– Vous savez peut-être que la grande majorité des tableaux de Velázquez appartenant à cette période font tristement défaut aux richesses du Prado. Certains sont répertoriés dans le musée de Wellington à Londres. Le Prado a quant à lui l’apanage des portraits royaux. Mais voici qu’il accueille justement depuis peu dans ses murs une éblouissante exposition retraçant les débuts du maître et faisant la part belle aux œuvres profanes : bodegones et autres scènes de genre où le traitement de la nature morte le dispute en réalisme au rendu de la paysannerie locale. Ses musiciens et ses buveurs ressemblent aux coquins sympathiques et goguenards qui infligent à Don Quichotte taquineries et tourments.
Le teint du vieux devenait de plus en plus rouge. En proie à une sorte de délire, ses traits s’accusaient, me causant une impression étrange. Parvenu à ce point de la conversation, il eut un sourire de contentement intérieur.
– Or entre tous ces tableaux, il en est un que j’affectionne tout particulièrement et qu’il m’a été donné de redécouvrir dernièrement : Le Marchand d’eau.
Ce titre réveilla en moi de vagues réminiscences sans que se profilât la netteté d’une image. Bien sûr, grand amateur moi-même de Velázquez, j’en connaissais le thème : le marchand, représenté sous les traits d’un homme d’âge mûr approche d’un enfant au regard absorbé, un verre… ou l’enfant le premier a anticipé son geste en l’allant quérir d’un verre d’eau, je ne saurais dire. Je me souvenais tout aussi vaguement d’un souffle de vie à l’arrière-plan. Seule se dégageait dans ma mémoire une impression indéfinissable de chaleur et de recueillement, cependant que mon vieil homme continuait inlassablement :
– Je vais tout de suite vous donner mon sentiment à ce sujet. L’entente secrète qui lie les trois personnages est tout simplement fascinante. Il émane de cette scène un silence de communion extraordinaire. Il ne s’agit pas ici d’un silence obséquieux, noirci par de complaisantes références mais du seul vrai silence qui trouve grâce à mes yeux, serein, méditatif et touchant dans ce cas présent de naïveté parce que l’homme y apparaît comme un être merveilleux, remuant, par ce mélange d’étonnement et de respect qu’il témoigne. Est-ce la gravité de l’enfant qui y apporte son concours ou la majesté du vieillard ou encore le velouté de la nuit qui semble couver les trois têtes ? Quel art de rendre l’atmosphère feutrée par de subtiles variations de noir ! Les couleurs s’accordent étrangement, ne trouvez-vous pas ? Il suffit d’une raie blanche pour jouer le rôle de catalyseur voulu : la figue lovée dans le verre scintille comme un joyau et le verre, lui-même, en est comme sublimé. L’homme, ici, plus que de s’adonner à un rituel où chaque geste a sa signification profonde rend tout simplement hommage à l’eau, source de vie, à la création.
« Il y a parmi nous des magiciens et des magiciennes mais personne ne le sait », avait dit Aristote. À présent, chaque mot de mon interlocuteur prenait un contour, un relief, une résonance inattendue, épousant le rythme de ma pulsation. Il me semblait être à l’écoute d’une très belle et très ancienne musique enfouie depuis des millénaires et soudain réveillée à mon esprit. Il y avait longtemps que j’avais oublié le visage et la voix qui en était la source.
– La trouvaille, poursuivait l’écho de ma conscience, réside en ce que cette chape de silence trouve un exutoire dans la goutte d’eau que transpire la jarre soumise à la caresse du marchand. Ne vous êtes-vous jamais aperçu que cette jarre respirait ? Qu’elle était le poumon indispensable à la vie du tableau ? Elle-même dont la peau tendue est balafrée d’innombrables lignes de vie, remontant aux origines de la création ! Elle respire sa force tranquille, inébranlable… Cette goutte d’eau est la respiration du tableau.
L’homme se tut. Nous étions tous deux suffoqués par l’émotion. L’image de la toile s’était épanouie dans le champ de ma conscience, m’apparaissant soudain avec une telle clarté, que j’en ressentais la meurtrissure. Je perçus un changement dans l’apparence du vieux. Sa voix se faisait plus rauque, ses traits se creusaient, prêtant à son visage l’aspect d’un paysage raviné. Il haletait.
– Elle est aussi la cause de tous mes tourments, de la folie qui me gagne irrémédiablement.
Cette dernière remarque me parvint dans un souffle. L’expression si tragique du vieillard m’ébranla soudain à tel point que je ne pus proférer un son. Me sentant gagné à mon tour par une inexplicable frayeur, je tentai de me ressaisir en esquivant son regard fou pour promener mes yeux sur le reste de l’assemblée qui s’était clairsemée, plongeant le café dans une obscure torpeur et dans un silence souillé de propos obscènes débités par une voix éraillée sans visage. Un désir insensé de m’arracher à ce lieu imprégné d’alcool, de me soustraire à ce regard de bête traquée me noua la gorge. D’un bond je fus debout. Repoussant violemment ma chaise, j’allais héler le garçon quand mon regard rencontra à nouveau celui du vieil homme. Ses traits à la lueur de la flamme vacillante me parurent si livides, son regard chaviré, irrigué de larmes si perdu, que j’en fus bouleversé et m’empressai de me rasseoir. J’essayai de rassembler mes esprits et de me concentrer sur la vision du tableau dont le thème empreint d’innocence et de tendresse contrastait tant avec l’agitation fébrile du peintre. Comment une simple goutte d’eau, car c’était bien là le mobile avancé, pure représentation picturale émanant de la subjectivité d’un artiste pouvait-elle nuire aux admirateurs du tableau ? Tout bien considéré, la disproportion qui se faisait jour entre le motif invoqué et l’affliction outrancière du bonhomme eut pour effet immédiat de suspendre mon effroi pour laisser place à une hilarité grandissante. L’éclair de malice que mes yeux filtrèrent à cet instant appuyé par l’ébauche d’un sourire n’échappa pas pour autant à la sagacité du vieillard tout meurtri qu’il fût. Il jeta soudain sur moi un regard sournois, plein de mépris et de soupçons et me saisit compulsivement le bras. L’anxiété peinte sur sa physionomie blanche s’était muée en une indicible colère. Son menton tremblait.
– Comment osez-vous… siffla-t-il. Je ne suis ni un imbécile ni totalement fou encore et ce que je vais vous révéler maintenant est la pure vérité, vous entendez, je le jure par tout ce que j’ai de plus cher ici-bas et vous irez dès demain soyez en sûr vous en assurer par vous-même, je le sais. Pourquoi vous épargnerais-je, vous et votre frivolité ?
Son visage s’était tout à coup rapproché du mien, grimaçant. Le mouvement de recul que j’esquissai alors malgré moi dut réveiller en lui presque aussitôt un éclair de lucidité car il suspendit soudain son agressivité et ses yeux s’embuèrent de larmes.
– Pardonnez-moi, balbutia-t-il. Je n’ai plus mon bons sens, on dirait, c’est affreux, pardonnez mes écarts de langage. Ils sont contraires à ma nature profonde, soyez-en certain, j’ai… j’ai l’impression de ne plus être maître de moi-même, d’être le jouet d’une vision terrifiante, mais qui pourtant semble si ancrée dans la réalité.
Il fit un effort désespéré pour se ressaisir puis, me regardant bien en face, m’adressa la plus déchirante supplique.
– Je vous en prie, écoutez-moi et même si mon histoire vous paraît extravagante, essayez de vous y intéresser jusqu’à vérifier par vous-même mes dires. Faites cela pour moi. Je ne peux plus supporter seul le poids de ce fardeau dont mes yeux sont complices. J’ai besoin d’un regard extérieur, le plus neutre possible pour rompre le charme qui me lie si tragiquement à ce chef-d’œuvre. Un regard qui soit démentira la chose, soit la révélera mais qui du moins me rendra à la réalité et à la raison. Je place cet infime espoir en vous, qui me semblez si bon. Le ferez-vous ?
Le sourire que mes lèvres avaient un instant esquissé s’était depuis longtemps émoussé. J’acquiesçai étrangement remué. Il prit une profonde inspiration et se lança dans son histoire.
– La première fois que je fréquentai l’exposition, je m’attardai peut-être une heure devant le tableau puis je partis incapable de penser à autre chose. J’y retournai dès le lendemain, animé par le désir irrésistible de vérifier mes impressions de la veille, m’imprégner de cette composition puissante où chaque objet est prétexte à exprimer tout le talent du peintre et où le traitement des surfaces et des textures est incomparable de maîtrise picturale. Je savais d’ailleurs que sa recherche n’était pas innocente puisque la toile qui fut apportée par l’artiste en 1623 à Madrid devait quêter l’approbation de Juan de Fonseca y Figueroa, un courtisan dont Velázquez avait fait la connaissance à Séville et qui allait l’aider à se faire une place à la cour. Ainsi donc je restai là, les yeux rivés sur le précieux tableau, à observer comment la grande jarre accrochait la lumière dans ses stries horizontales, tandis que la goutte d’eau transparente roulait sur le flan bombé ; avec quel art le verre d’eau accueillait et transmettait à la fois la lumière aux objets, à l’intérieur et de l’autre côté de sa paroi… quand soudain quelque chose que je ressentis tout d’abord comme confus et indéfini et qui semblait surgir des profondeurs ténébreuses de l’arrière-plan s’imposa à mon être et le fit frissonner. Ce quelque chose que je ne pouvais nommer, je le sentais confusément, était intrinsèquement lié à l’atmosphère de la scène et n’appartenait qu’à elle. On aurait dit que ce mystère sans nom était du ressort du passé, d’une époque lointaine et enfouie dans l’histoire. Quelle était cette vérité absolue du tableau qui sourdait sous les coups invisibles du pinceau et que mes lèvres brûlaient de révéler ? Je me perdis un moment en conjectures, quand enfin je compris. C’était tout simplement ce silence dont je vous ai déjà parlé et dont j’avais déjà pris conscience auparavant mais dont j’avais jusqu’alors sous-estimé l’étendue le subordonnant aux figures de la composition. Était-ce l’effet de mon imagination ou il me semblait qu’il s’était répandu depuis la veille sur la trame de la toile comme de l’encre noire, paraissant flotter au-dessus du fond brun, serrant au plus près les personnages, contaminant leurs attitudes ? Il était soudain si prégnant que j’en fus abasourdi et dus détourner les yeux un moment pour y réfléchir plus à mon aise. Ce silence, je le comprenais seulement maintenant, était d’une tout autre étoffe que ceux que j’avais connus jusqu’alors. Il dépassait de beaucoup sa représentation. C’était, j’en riais soudain de bonheur de l’avoir saisi, celui du Maître en personne, de toutes ses toiles mais aussi de l’époque à laquelle il avait trait, de toute une lignée de rois graves et austères, défenseurs de la foi catholique et de la gloire des Habsbourg et soumis à l’étiquette rigide de la cour. C’était la clef de la réussite du peintre, ce par quoi il s’exprimait, d’où découlaient son art et sa peinture, conversations muettes mais ô combien parlantes !
Je me représentai à présent Velázquez face à ses modèles, face à son roi, dans le jour matinal baignant son atelier, le peignant inlassablement : le roi en velours noir, le roi en costume d’apparat, le roi en tenue de chasse, son chien favori à ses côtés ou entouré de ses proches et flanqué de ses bouffons difformes. Tous silencieux, loin des vaines paroles et des obligations officielles. Silence salutaire, refuge d’un monarque ou silence d’inspiration dont se pénétrait le peintre pour restituer dans des proportions et des gestes mesurés les réalités de son temps… Je posai à nouveau mes yeux sur la scène pour la reconsidérer d’un regard neuf quand je surpris dans la goutte d’eau une lueur étrange. L’illusion de relief qu’elle suggérait s’était accrue au point qu’elle me sembla réelle. Je m’approchai pour mieux l’observer… c’est alors que se produisit l’impensable. La goutte d’eau rompit son attache, sillonna le ventre de la jarre y creusant un large sillon et s’évapora à la lisière du cadre. Le phénomène dut se produire en un temps record car l’instant d’après, elle me défiait à nouveau de sa présence, perlant à sa place de toujours, mais affichant encore le même rehaut de lumière inhabituelle. Puis comme pour confirmer ce que j’avais cru être un instant le fruit d’une hallucination, elle emprunta à nouveau le même chemin, façonnant une rigole légèrement plus marquée sur la trame de la toile. Effaré, je quittai précipitamment le musée pour m’enfermer chez moi comme un voleur. L’étrange vision me poursuivait enfonçant ses aiguillons dans mon cœur torturé. Des pensées floues et incontrôlées fusaient et s’entrechoquaient dans ma conscience.
Mon sommeil fut cette nuit-là des plus agités mais le jour naissant me trouva moins égaré que la veille et mieux disposé qu’on aurait pu s’y attendre. La vision au matin était plus diaphane, ressurgissant par bribes discrètes pour semer dans mon esprit un soupçon d’inquiétude que je m’empressai de refouler, mettant mon trouble sur le compte d’un mauvais rêve. Cependant, mes pas résonnaient comme ceux d’un somnambule et me conduisirent sitôt apprêté, devant le tableau avant que je n’eusse le temps de le réaliser. La goutte brillait comme à l’accoutumée à sa place et j’en fus rasséréné. C’était un mauvais tour que m’avait joué ma sensibilité, évidemment… et pour m’en persuader je voulus examiner à nouveau la jarre sur laquelle les sillons imaginaires n’étaient vraisemblablement pas inscrits. Je pâlis de frayeur à l’examen. Ils incisaient bel et bien la trame et le pigment qui la recouvrait à cet endroit s’était légèrement délavé. À cet instant précis, une touche d’humidité vint chatouiller le dos de ma main et y mourir… bientôt suivie d’une deuxième, puis d’une autre encore… Inutile de préciser de quoi il s’agissait. C’était elle, la maudite, dévalant le lit qu’elle s’était tracé, puis se reformant à sa naissance pour à nouveau s’y frayer un passage et ce, continuellement, dans un intervalle de temps de plus en plus bref, me sembla-t-il. J’étouffai le hurlement qui s’enflait dans ma gorge et me dirigeai comme un automate vers la sortie.
Le vieillard prit le temps de s’éclaircir la voix avant de poursuivre.
– Je ne suis plus retourné au musée du Prado de peur d’y perdre le peu de raison et de jugement qui me restent, de peur aussi d’y redécouvrir une peinture immanquablement gâtée, flétrie, lépreuse… je n’ose imaginer les lambeaux de toile gaufrée qui doivent à présent se former, spectacle que mes yeux ne pourraient soutenir. Cette épouvantable vision, je me suis essayé à m’en défaire en tentant d’en comprendre l’origine et je pense y être imparfaitement parvenu sans que mon âme en soit pour autant pacifiée. Ai-je percé un mystère de la création qui une fois dévoilé à ma conscience ne pouvait que s’autodétruire pour en quelque sorte se sauvegarder ? Ai-je descellé ce long silence qui n’attendait que le frôlement d’un regard expert pour s’exhumer du passé et se rompre ? Ou encore, s’agit-il de la puissance d’évocation de la scène, d’une vérité si poignante qu’elle s’est matérialisée sous mes yeux en une manifestation physique ?
Le vieil homme s’arrêta net dans son discours. Il semblait rompu de fatigue. Une longue pause présida aux dernières paroles qu’il prononça avant de prendre congé.
– Vous savez tout, murmura-t-il le regard lointain. Que vous me preniez ou non pour un fou (et cela m’importe peu), je sais que vous vous rendrez au Prado demain pour y chercher la toile. Vous le ferez pour moi et pour assouvir votre propre curiosité. Je vous conjure de bien vouloir vous présenter ici demain à la même heure. Je vous y attendrai, à l’affût de votre verdict.
Puis, ramenant sur moi des yeux chargés d’ironie, il releva le menton d’un air provocant mais ce n’était là que façade car il baissa aussitôt la tête, se leva pour me saluer gauchement et d’un pas singulièrement lourd et incertain se dirigea chancelant vers la sortie où il fut happé par la nuit.
J’allai très tôt le lendemain au musée du Prado dont j’avais si souvent admiré les chefs-d’œuvre et m’enquis immédiatement auprès du gardien de l’emplacement du Marchand d’eau. Son visage empreint de bonhomie se ferma instantanément dès que j’eus présenté ma requête et son regard devint fuyant. Je n’en crus pas mes oreilles lorsqu’il me fut répondu que le tableau que j’avais mentionné était parti en restauration depuis peu, ce à quoi la voix mal assurée s’empressa d’ajouter qu’une nouvelle exposition de peinture flamande revêtait les murs du musée et qu’il serait heureux de m’y conduire. Je pus avec force difficultés lui arracher l’indication du lieu où séjournait l’ancien tableau dont mon âme était occupée. J’y courus presque… Ce que je vis alors me paralysa d’étonnement. Un tableau de Vermeer était accroché là. Celui connu sous le titre de La Laitière et dans lequel, portant coiffe et tablier figure une dame aux yeux pensifs, absorbée dans une tâche domestique et silencieuse. Ses mains, baignées par la lumière blanche du jour, inclinaient, au-dessus d’une écuelle, une jarre d’où s’écoulait, ténu, un filet de lait.
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