En 1890, Abilene (État du Texas – Comté de Taylor & Jones) n’était qu’une bourgade qui comptait moins de 3 000 habitants et trois fois plus de têtes de bétail. Elle avait été fondée par des éleveurs en 1881, là où se situait alors le terminus de la Texas & Pacific Railway, pour y embarquer leurs bêtes en direction de la côte est des États-Unis. À cette époque, Abilene n’existait que par sa rue principale poussiéreuse bordée de trottoirs en bois et coupée en son milieu par la voie ferrée autour de laquelle s’organisait toute l’activité de la ville. De part et d’autre se construisaient en tout hâte de vagues quartiers de maisons en planches et de granges à foin. La rue principale, qui ne constituait qu’un élargissement de la piste menant de Clyde à l’est à Sweetwater à l’ouest, était la ville et là battait le cœur d’Abilene. On y trouvait tous les commerces, de l’épicerie au forgeron, de la poste au croque-mort, du loueur de chevaux au menuisier et du bourrelier à la mercerie. Et bien entendu, le saloon, juste en face de la gare.
Quand il est arrivé sur un drôle de cheval aubère comme on n’en avait jamais vu dans la région, personne ne savait qui il était. On disait qu’il venait du Mexique et qu’il s’était fait embaucher comme cow-boy au ranch de Nat O’Brien, derrière les collines du sud d’Abilene. Tous les samedis soir, on voyait le cheval aubère arriver en ville et l’étranger descendait au saloon pour y boire du mezcal. Il y avait une sorte de rituel. On l’entendait entrer en ferraillant des éperons ; il tenait à la main un tronçon de feuille d’agave qu’il taillait au couteau pour en détacher deux petits morceaux en forme d’écusson qu’il glissait ensuite dans la poche de son gilet de cuir. C’est ainsi qu’il gagna son surnom : « l’Agave » et jamais personne ne l’appelait autrement. Il s’accoudait au bar sans s’adresser à personne et buvait son mezcal, complètement indifférent à ce qui se passait autour de lui. Parfois pourtant, il prenait une chambre à l’étage et invitait Molly, l’entraîneuse du saloon, à l’accompagner. Molly disait de lui que c’était « un gentleman », parce qu’il ôtait ses bottes avant de s’allonger sur le lit. Elle avait bien essayé de lui faire dire pourquoi il découpait ainsi des feuilles d’agave, mais toujours il se contentait de sourire en jouant avec son couteau. C’était une lame plutôt courte, guillochée sur le dos et munie d’un manche de corne serti d’un jonc de laiton enroulé en spirale et figurant un cobra.
Curtis Tucker était un de ces outlaws qui sévissait dans le comté, accompagné d’une bande d’acolytes fluctuant au gré des règlements de comptes, des affaires douteuses et des arrestations. Il écumait la région, rançonnant les voyageurs égarés, trafiquant des chevaux ou du bétail et terrorisant les hillbillies, allant jusqu’à se faire offrir à manger après les avoir dépouillés. Il était toutefois assez malin pour ne jamais être sous le coup d’un flagrant délit, ni même d’une plainte, personne n’ayant jamais eu le courage de le dénoncer. Lorsqu’il arriva au saloon ce soir-là, il n’était accompagné que de Clem Handby, un grand échalas déjeté, devenu borgne à la suite d’une bagarre où il avait reçu un pied de chaise dans son orbite gauche. Curtis était plutôt petit, sec et nerveux, et il émanait de lui quelque chose d’inquiétant et de violent jusque dans ses gestes et même sa démarche. Chacune de ses incursions à Abilene était une mauvaise nouvelle et tout le monde souhaitait qu’il reparte au plus vite et sans causer d’ennui. Mais la présence de l’Agave lui fournit une occasion d’en causer. Il se dirigea vers le bar avec Clem sur ses talons et commanda une bouteille de whiskey. Dévisageant longuement l’Agave sur sa droite et penchant la tête en souriant :
– On ne dit pas bonjour, l’ami ? C’est le mezcal qui te rend taciturne ?
Puis se retournant vers Clem à sa gauche :
– Tu vois Clem, on a bien raison de ne boire que du whiskey. Le mezcal ça rend muet et impoli. On dit aussi que ça rend fou… Moi, je crois que notre ami est les trois à la fois.
Clem ricanait comme un crétin ; ça produisait un désagréable bruit de salive entre ses mauvaises dents. À son air impassible, on aurait pu croire que l’Agave n’était, comme d’habitude, pas concerné par ce monologue et semblait ne pas même avoir entendu les provocations. Et Curtis aimait ce jeu malsain auquel il ne perdait jamais : ne pas répondre signifiait passer pour un lâche et entretenait la réputation de Curtis, répondre c’était accepter de rentrer dans son jeu.
– J’avais oublié ! Le mezcal ça rend sourd aussi !
Mais au moment où Curtis se retourna, comme pour mieux se faire entendre, sa poitrine butta contre la pointe du couteau de l’Agave. Curtis souriait toujours, avec cet air mauvais qui prouvait qu’il était parvenu à ses fins.
– Tu veux jouer, l’Étranger ? Allons jouer dehors.
Le patron, le vieux Biff Cowley, trop content d’éviter une bagarre dans son saloon se mit à débarrasser précipitamment les verres et les bouteilles du comptoir. À cette époque, les règlements de compte ne se jouaient pas toujours à coups de revolver. Curtis avait un colt, l’Agave n’en avait pas. L’affrontement devait donc se régler au couteau, selon le rite du « blind-knife duel ». Comme son nom l’indique, le combat se déroulait l’aveugle, chacun des protagonistes portant un bandeau sur les yeux. Les adversaires devaient se choisir un témoin pour que l’affaire se passe de manière orthodoxe. Ce genre de règlement de compte était tout à fait compatible avec la justice fruste qui s’élaborait dans un pays en pleine éclosion. Une bible sur un plateau de la balance, une arme sur l’autre, cela convenait à tout le monde et une rixe permettait la plupart du temps de débarrasser la ville d’un voyou. Curtis choisit bien entendu Clem comme assesseur :
– Un seul œil suffira pour témoigner de ma victoire ! s’écria-t-il, d’un air bravache.
L’Agave désigna Molly qui n’en demandait pas tant. En accompagnant les hommes dans la rue, elle sortit la petite croix de Guadalupe en or de son corsage, présumant que sa protection serait plus efficace si elle assistait à la scène. Le marshal d’Abilene accourait déjà, prévenu par on ne sait qui. Les deux hommes se préparèrent à bonne distance. L’Agave s’était assis sur un chariot. Il retira sa veste et son chapeau qu’il confia à Molly. Curtis sortit tout de suite son arme de son étui. C’était un méchant couteau noir dont la lame recourbée à son extrémité semblait démesurée. Il en vérifia le fil sur son pouce. Puis les deux duellistes se mirent en position, à environ deux mètres l’un de l’autre, face à face. Clem noua le bandeau sur les yeux de l’Agave et Molly fit de même sur ceux de Curtis, puis elle s’écarta aussi vite que sa robe à crinoline le lui permettait, en pressant sa croix contre ses lèvres. Curtis et l’Agave, légèrement penchés en avant, se mirent à esquisser une sorte de danse lente en pivotant autour d’un axe virtuel. Ils donnaient de temps en temps des coups de couteau furtifs devant eux pour tenter de repérer la position de l’adversaire. Et subitement leurs lames se trouvèrent et simultanément ils se lardèrent l’avant-bras. On voyait que chacun essayait de prévoir les mouvements de l’autre au bruit qu’il entendait et à ce qu’il en imaginait. Ils ne bougeaient presque plus et les spectateurs semblaient aussi tétanisés qu’eux. Alors se passa quelque chose d’étrange : juste après que les couteaux se furent entrecroisés une nouvelle fois,l’Agave fit un pas sur la gauche, une fraction de seconde avant que Curtis ne jaillisse, le bras en avant, sûr de toucher au but. Sa lame ne rencontrant que le vide, il aurait perdu l’équilibre, si au même instant, l’Agave, d’un ample geste de la main droite ne lui déchirât le ventre, coupant presque son foie en deux. Curtis poussa un cri d’autant plus épouvantable qu’il était suraigu : « Ahii ! », et tomba à genoux. Il resta ainsi quelques secondes, se tenant le ventre entre ses bras croisés comme s’il berçait un enfant malade, puis il s’effondra la tête en avant et s’immobilisa ainsi dans une posture grotesque qui aurait pu faire penser qu’il se prosternait devant le vainqueur, les pans et les bras de sa chemise largement maculés du sang qui s’étalait en une large mare moussant dans le sable et la poussière. L’Agave retira son bandeau, y essuya son couteau et le jeta derrière lui, sans se retourner sur le cadavre de son adversaire. Alors on le vit retirer les deux écussons de feuille d’agave qu’il avait glissés entre les éperons et le talon de ses bottes et que personne n’avait remarqués. Et on l’entendit à nouveau ferrailler des éperons en rentrant dans le saloon.
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