L'expédition avait déjà dû être reportée par deux fois. Au cours des premiers préparatifs, de nombreux incidents s’étaient succédé et au moment de larguer les amarres, la fureur des éléments avait bien failli disloquer le bateau avant même sa sortie du port. Plusieurs semaines de réparations furent nécessaires avant que l'équipage ne pût réembarquer. Peu avant le second départ, une partie des hommes recrutés, apprenant qu’il s’agissait de retrouver l’épave du navire de Barbe Noire, s’étaient mutinés, entraînant dans leur fuite le reste des matelots. La malédiction du célèbre pirate semblait toujours étendre son ombre malfaisante tant elle effrayait encore bien des siècles après sa disparition. Il avait fallu ruser pour recruter d’autres marins. En tant que scientifique et commanditaire de l’expédition, j’avais alors prétexté un voyage d'observation océanographique de la vie sous-marine. Pour donner du crédit à mon projet, j’expliquais que mes recherches portaient sur l’étrange bioluminescence émise par les animaux vivants dans les océans. Face à un tel spectacle, quel navigateur n’espérait secrètement faire un jour la lumière sur cet étrange scintillement animal ? Si notre destination nous conduisait vers les abysses de l’Atlantique sud, seuls le capitaine, son second et moi-même étions dans le secret du but réel de l’expédition à savoir, la découverte de l’épave du Queen Anne's Revenge. Lors de mon enquête préliminaire quelques mois avant l’élaboration du projet, j'avais découvert une étrange carte. Elle provenait de l’ouvrage d’un auteur sans autres références que son propre récit. Ce texte, faussement autobiographique au vu des incohérences historiques y figurant, présentait l’intérêt inestimable de livrer ce qui semblait être une localisation de la zone du naufrage. Malheureusement, la qualité du papier n’avait pas permis d’éviter les dommages causés par une mauvaise conservation du document. Toutefois, en dépit de ces dégradations, il était aisé de se rendre compte que l’état du dessin tenait plus de la transcription déformée que d’une altération due à des contingences extérieures. Cette difformité cartographique apparaissait étonnamment volontaire. Un texte rédigé à l’envers dans une langue étrange lui servait de légende. Une fois déchiffré, seul le mot « sulfure » s’en dégageait significativement. Ma vivacité d’esprit me fit immédiatement réaliser qu’il ne s’agissait pas d’alchimie mais d’anamorphose. Les sulfures étant ces petites boules de verre soufflé décorées d’un motif coloré en leur cœur. Je me souvins de ces jeux de diffraction de l’image en vogue au siècle des Lumières et de cette technique du cylindre miroir grâce à laquelle une représentation altérée retrouvait sa forme originelle. Dans notre cas, il fallait de toute évidence une boule de cristal bien particulière et ce fut en prenant cette réflexion au sens littéral que j’obtins, après de nombreuses tentatives, une image plutôt fidèle du modèle. Même si elle était en partie délavée, la carte représentait, à l'intérieur d'une surface rectangulaire, un ensemble de récifs près d'une caverne d'où s'échappait une colonne de fumée sous-marine. En raison du peu d’indications y figurant, je dus recourir à d’autres sources pour affiner la localisation du lieu de disparition du galion. Et ce fut grâce aux nombreux récits de la dernière bataille au cours de laquelle Edward Teach, connu sous le pseudonyme de Barbe Noire, perdit la vie en même temps que sa tête que je parvins à circonscrire plus précisément la zone où le Queen Anne's Revenge avait certainement sombré. L’expédition prit le large un matin de juin sur une mer d’huile miroitante où l’œil solaire angoissant et fixe se balançait mollement, n’annonçant rien de bon. Aucun vent favorable ne permit de motiver les hommes qui après quelques jours de navigation montraient déjà des signes de nervosité. Je décidais alors de leur expliquer en quoi allaient consister nos recherches et leur présentais le scaphandre avec lequel j’allais descendre au fond de l’océan. Chacun voulut essayer le casque dont le hublot, en raison de sa forme, déformait la réalité observée. Cet effet de loupe corrigerait sous l'eau les distorsions de la vision provoquées par le milieu aquatique. L’équipage constitué de flibustiers des bas-fonds obscurs des ports caribéens n’était pas de première fraîcheur et la présence d’esprit de ses membres flottait principalement dans des vapeurs de mauvais rhum. Mais bien abreuvés, ils étaient prêts à tous les sacrifices pour parfaire la mission dont ils ignoraient la finalité. Aucun d’entre eux n’avait jamais vu un tel appareillage. Il ne fallait pas moins de quatre hommes pour m’aider à la mise en place des différents éléments dont l’étanchéité devait être parfaite. Trois autres devaient me treuiller pour enjamber le bastingage et m’assister au cours de la mise à l’eau. Ensuite, pendant toute l’opération, deux marins se relayeraient pour me faire régulièrement parvenir de l’air à travers une gaine spéciale reliée à une pompe à bras actionnant un double soufflet. Enfin, le poids du scaphandre lesté de mes chaussures plombées me permettrait de descendre puis de me maintenir sur le fond de l'océan pour parcourir le plancher océanique à la recherche du trésor. Une semaine après notre arrivée dans la zone de prospection, la chance tourna enfin en notre faveur. Il ne fallut que quelques jours pour identifier précisément le lieu du naufrage. Nous avions tellement répété les préparatifs d’habillage du scaphandre que la mise en place de la combinaison se déroula parfaitement. Une fois en possession de ma lampe torche et de quelques outils, il ne me resta plus qu’à m’arrimer au treuil pour être déposé dans la mer. Au fur et à mesure de ma descente dans les abysses, je vis apparaître de plus en plus distinctement les restes d’une épave éventrée, posée sur le flanc d'où quelques vieux canons pointaient leur œil cyclopéen dans toutes les directions. Le spectacle féerique des fonds marins, riches d’algues gigantesques, dans toutes les nuances de vert et de brun était fascinant. La vie sous-marine fourmillait de poissons multicolores, d'escargots géants et d’animaux inconnus gravitant autour du récif où gisait la frégate endormie du Queen Anne's Revenge. J’atterris près de la barre de gouvernail emprisonnée comme une rose des sables sur le fond marin non loin d’une ancre gigantesque aux deux tiers ensablée. De ce promontoire insolite, je pris le temps d’admirer les restes du pont serti de coquillages se déployant en direction du sud jusqu’au pied de la cheminée sous-marine. Sous le faisceau de ma torche, le bois moussu apparut recouvert de poudre d’or comme la promesse d’une récompense à portée de palmes. Je me déplaçai sans encombre sur le pont vermoulu, fouillai minutieusement les restes du bateau et découvris enfin, dans ce qui semblait avoir été la soute, un énorme coffre à la serrure rouillée. Patientant encore quelques instants afin que le dépôt de sable que je venais d’épousseter se dissipât, je vis se dessiner un ensemble de sacs de cuir débordant de coulées de pièces oxydées. J’approchai mon gant étanche pour me saisir du loquet lorsqu’un écho liquide soudain figea mon geste. Cette étrange vibration souda mes vertèbres à travers la combinaison et ce fut au prix d’un effort titanesque que je réussis à pivoter le lourd casque en métal du scaphandre pour observer les alentours. Une ombre inquiétante attira mon regard alors qu’un requin géant suivi d’étranges poissons effrayés se mirent à tournoyer au-dessus de moi. Un grondement sourd et vibrant retentit par trois fois, couvrant la mélodie des bulles s'échappant de la colonne de fumée à côté de moi. Je restai immobile, sentant la panique me submerger. Les vibrations gélatineuses se répétèrent avec plus d’intensité. Je devais agir au plus vite. Sans attendre, j’actionnai d’un coup sec le loquet vers le haut et brisai la serrure rongée par le sel. À peine avais-je entrepris d’en soulever le couvercle qu’une vive lumière irradia la mer tout entière, m’aveuglant instantanément. Mais avant que ma vision ne s’adaptât à ce changement de luminosité, une forme inhumaine s’était approchée rapidement de moi. Cet être menaçant et difforme lança l’un de ses tentacules noir d’encre dans ma direction puis arracha le bonnet de ma pèlerine. Tout devint flou et je commençai à me noyer quand près de moi, mon casque d’écouteur à la main, me fixant d’un air éteint, mon père me dit :
– Bon ! T’en es où Nathan, ça fait trois fois que ta mère t’appelle pour déjeuner ? Viens maintenant ! Tu finiras de nettoyer ton aquarium après le repas. – L’intrépide explorateur venait, une fois de plus, d’être terrassé par le paternel Kraken aux ordres inflexibles du Léviathan désirant l’empoisonner… – Nathan, ça suffit, viens manger !
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