J’ouvre ton petit cahier pour la dernière fois. Je crois qu’il ne reste plus qu’une page à compléter et après…
Comme à chaque fois, je m’y promène. Je parcours à nouveau avec mon doigt les petites lignes sinueuses de la première page, la seule où tu as écrit et je revis ce moment comme si je te relisais :
Après avoir fini l’exercice demandé par la maîtresse, j’ai un peu de temps jusqu’à ce que les autres aient également terminé. Mais plutôt que d’aller chercher un puzzle, je pose une feuille blanche sur ma table, prends un stylo et trace de longues lignes ondulées entrecoupées d’espaces vides irréguliers me disant à moi-même : « Quand je serai grand, je serai écrivain ! J’inventerai des histoires. »
Tu as cinq ans, tu regardes fièrement ta feuille scribouillée, tentant de deviner l’aventure qui ondoie devant tes yeux. Tu y as même calligraphié un titre. Tu ne sais pas encore lire, ni écrire, mais qu’importe, comment contrarier un élan qui vous emporte au-delà de vous-même. Petit blondinet vif et gourmand dont les jeux en plein air rougissaient le visage joufflu et détrempaient le t-shirt d’une insouciante sueur. Un peu rêveur, un peu étranger à tout ce qui dépassait ton univers.
Comme j’aurais aimé être ta maîtresse de maternelle venue vérifier ton travail, te passant doucement la main dans tes cheveux fins en te susurrant « c’est bien, continue ».
Sur la page suivante, j’ai collé une photo. L’une de mes préférées. Celle du chemin de livres à travers la cuisine et le salon. Tu avais étalé les albums de ta bibliothèque en pas japonais. On te devine à contre-jour, debout au fond de la pièce sur le cliché à l’extrémité du chemin. Perdu dans tes pensées. Voyageant en toi-même, aux portes d’un autre monde mais un pas plus loin, passé le seuil. Tu me fais penser au Petit Prince, sautant de planète en planète, découvrant à chaque étape de son voyage une nouvelle histoire de vie enrichissant la sienne. Les tiennes d’histoires, nous les revisitions chaque soir en relisant tes livres, les rafraîchissant à chaque lecture pour te faire grandir avec elles.
Dans la suite du carnet, j’ai disposé les quelques dessins que j’ai retrouvés. Je n’en ai pas beaucoup. Seulement les plus anciens bonhommes patates. Insatisfait, tu déchirais à chaque fois tes nouvelles tentatives. Par la suite, tu demandais souvent ce que tu devais dessiner comme si aucune nécessité n’émergeait de toi. J’ai également retiré de mon portefeuille celui que j’emmenais avec moi. Il sera mieux avec les autres souvenirs rassemblés dans ces quelques pages qu’isolé dans mon sac à main. On dirait un autoportrait tracé d’un seul trait. Un seul trait, une seule mèche de vie, consumée d’une traite.
J’ai tenté de compléter les pages suivantes en rassemblant les souvenirs dans lesquels je me dissous maintenant.
Dans la salle de jeux aménagée au sous-sol, il y avait un tableau à craie. Lorsque tu voulais dessiner, tu y plaçais des points au hasard à toute vitesse les yeux fermés. Tu les reliais ensuite pour découvrir quel motif pourrait apparaître. Mais contrairement au jeu dans tes magasines d’enfant, aucun objet ou personnage identifiable ne se créait de lui-même. Et tu restais là, observant la ligne continue à la recherche d’un chemin à emprunter, dans l’attente d’une révélation qui ne se produisait pas. Quand tu étais triste, tu te réfugiais dans ta chambre. Tu prenais tous les grands livres de ta bibliothèque et tu les calais debout sous le bois de lit comme des planches protectrices tout autour de toi. Tu construisais un petit château fort sous le sommier. Une petite citadelle rassurante dans laquelle tu te calfeutrais, protégé par ces histoires offertes par d’autres quand toi tu espérais impatiemment qu’elles adviennent de toi. Ensuite, tu meublais ton refuge de tout ce qui était important à tes yeux : le petit clown en plastique transparent, ton doudou Barbibul ; et avec la « lampe de torche » comme tu l’appelais. Tu restais là des heures à regarder les images des bandes dessinées. Le soir au coucher, tu voulais que je te relise certains de ces albums. Tu t’étonnais alors que mon histoire ne fût pas celle que tu avais découverte à ta dernière « lecture ». Les bulles de textes étaient pour toi des petites forêts vierges dans lesquelles tu réinventais l’aventure des personnages à partir des images. Je pense que tu n’as jamais vraiment lu ce qui y était inscrit. C’est dans ce château fort que nous t’avons trouvé inconscient la première fois. Tu croyais t’être endormi en feuilletant une BD. Tu avais fait un rêve magnifique dans un parc d’attractions où tu retrouvais tes personnages préférés. Tu racontais que dans ce lieu, pour se faire comprendre des animaux, il suffisait de le vouloir et simplement utiliser leur langage sans se forcer. Je t'avais demandé si la prochaine fois tu voudrais bien m’emmener avec toi mais perdu dans tes pensées tu n’avais rien répondu. Tu avais sept ans.
J’ai posé le livret ouvert à la dernière page sur mes genoux, les yeux dans le vague. Patientant jusqu’à ce que cette douloureuse langueur se diffuse.
Les journées d’hôpital t’ont laissé plus de temps encore pour la lecture et tu as découvert les mangas. Je sais que secrètement tu aurais aimé inventer des histoires similaires. Tu m’as d’ailleurs demandé de te rapporter un cahier et des stylos en précisant que ce ne serait pas pour dessiner. Pourtant, les jours suivants, le cahier restait vide. Quelles histoires imaginer ? Que peut-on bien raconter lorsqu’on n’a pas encore beaucoup vécu et qu’au quotidien on ne vit qu’en suspens ? Et puis écrire prend du temps dans ce lieu où l’avenir est incertain, dans ces chambres aseptisées où des fenêtres que l’on ne peut ouvrir bercent sur des parkings impersonnels où quelques arbres dépérissent. Où tout est blanc, les habits, les lumières et les sons. Blanc comme l’absence. Blanc comme l’oubli. C’est en rangeant tes affaires le dernier jour avant de quitter cette chambre que j’ai découvert que tu n’avais rempli que la première page de petites lignes ondulées. Toute la première page. De temps à autre une lettre ou un nombre semble émerger de ce mur d’ondulations. En regardant de loin, des formes de visages ou de paysages apparaissent sans que l’on sache si tu les as glissées là volontairement ou si elles émergent d’elles-mêmes de tes vibrations originelles.
Je referme la porte de la chambre et une image me revient. Un matin, tu jouais avec le cahier comme s’il s’agissait d’un oiseau qui bat des ailes. Tu m’as souri lorsque je suis entrée dans la chambre et tu m’as lancé :
– Livre c’est comme « vivre » mais avec des « L ».
Tu commençais à peine à jouer avec les mots. Les mots libres, non encore punaisés et étiquetés sur des planches dans des vitrines d’exposition comme des papillons de collection. Des mots riches de leurs possibilités multiples, d’univers infinis face à notre fragile et éphémère ligne de vie unique. Ces ailes-là resteraient immaculées. Tu avais plutôt choisi de vivre et de t’envoler. Tu as gardé ta fraîcheur jusqu’au bout. La maladie a toujours été là. Elle n’est pénible que pour ceux qui ont un jour guéri. Toi, tu ne connaissais que ça.
Tu n’as jamais vraiment totalement appartenu à ce monde.
Le petit cahier reste ouvert sur mes genoux, ouvert sur cette dernière page, la dernière page blanche. Instinctivement, j’y trace quelques lignes ondulées pour reproduire ton geste, faire revivre ton expérience, la revivre à travers toi. Je place dans ces lignes toutes les bonnes choses que la vie aurait dû t’apporter mais soudain je m’arrête. Je ne veux pas finir. Cela ne peut pas s’arrêter. Je ne vais rien écrire d’autre sur cette page. Je veux qu’elle reste ouverte, ouverte sur l’infini, que jamais rien n’en limite les possibilités. Je ne peux pas mettre de point au bout de mes lignes sinueuses alors je les morcelle et les délite jusqu’à ce qu’elles ne soient plus qu’une succession de traits, puis des points en suspens dans cet univers de papier, le contour en pointillée d’une vie que personne ne reliera plus pour en colorier les rêves et les espoirs mais une infinité de pointillés qui n’en finiront jamais de virevolter sur une page blanche qui restera à vivre…
Tu aurais eu neuf ans.
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