Putain, il est quand même balèze le captain, pensa Brossard en levant les yeux. Tipek était une trentaine de pieds au-dessus de lui, et il les tractait avec la force d’un grauzaure par un soir de pleine lune. Ce qui n’était pas rien. Brossard pouvait l’entendre hurler et ahaner, tractant ses équipiers. Ouais, balèze, le keum. Tipek était en train d’en chier comme pas possible, se promettant de foutre tout le monde au régime s’ils sortaient vivants de ce plan pourri. Une chance que Klebz n’ait pas été là, se dit-il, en repensant à ce qu’il avait vécu quelques instants plus tôt, prisonnier sous la boue. Encore qu’il n’était pas sûr d’avoir vraiment été là-dessous. Il se souvenait plutôt d’avoir fait une espèce de trip mystique, comme s’il avait pris un graubédau à l’arsenic. Il s’était vu flotter dans l’espace, entouré de lucioles et autres conneries dans le genre. Une voix monstrueuse, caverneuse, s’était alors adressée à lui :
- Tipeeeek… - Gné ? - Tahaar ta göööl… - Hein ? Kékecé ? Un lüder ? - Nous sommes les Dominautes… - Les quoi ? - Le peuple millénaire de cette planète… - Ah. Cool. - Toi et ton équipage… - Plaît-il ? - Vous vous êtes posés sur une planète sacrée… - Ah ? - Vous avez crashé votre vaisseau sur le cimetière de nos ancêtres… - Merde alors ! - Vous avez rasé la forêt divine… - Ben… - Vous avez abattu nos arbres-totem… - Putain mais on a fait que de la merde ! - Vous avez profané le puits des Sages… - Rhâââ l’échec ! - Et pour finir… - … - VOUS AVEZ REFUSÉ DE SERRER LA MAIN DU CONCIERGE !!! - Meeeeeeeerde… Et c’est grave ?
À en juger par la situation un brin bordélique, oui, c’était grave. En fait, c’était même carrément la grosse louze, et le capitaine Tipek flairait que ça n’allait pas s’arranger. Il en était à peu près à ce stade lorsque ses compagnons l’avaient tiré de ses réflexions en même temps que de la boue, rompant ainsi toute communication caverneuse avec le représentant de l’étrange peuple des Dominautes. Le pied à peine posé sur la terre ferme, les explorateurs furent propulsés de plusieurs mètres en avant lorsqu’une partie du sol se souleva puis s’affaissa mollement, non sans laisser échapper par le trou béant des volutes de gaz et quelques glaires de yababoue, évoquant un renvoi gargouillant, mais à l’échelle tectonique.
- Tout va bien ? Personne n’est blessé ? cria Tipek, qui avait repris du poil de la bête et rassemblait son équipe. - C’est bon Capitaine, tout le monde est sain et sauf ! - Avez-vous une idée de ce que c’était, Yababoua ?
Mais comme Hal s’apprêtait à répondre, le hurlement se fit entendre à nouveau. Tipek s’aperçut qu’il n’avait d’ailleurs en fait jamais cessé, mais juste perdu en intensité, jusqu’à présent où il devenait presque insupportable. Le tumulte, vaguement animal, semblait couvrir toutes les gammes de fréquences, sans exception. Un rapide coup d’œil au spectre du signal via les capteurs à effet Muttin de sa combinaison apprit à Tipek qu’effectivement, le vacarme était omniprésent, au sens fréquentiel du terme. Quelle étrange créature pouvait bien émettre un tel son ? Au loin, comme pour répondre à cette interrogation, la clameur dévoila bientôt son origine : un nuage sombre et mouvant s’approchait vivement des quatre infortunés.
- Mais bordel c’est quoi encore ça ? Un autre type d’orage local, celui qui défonce les oreilles ? brailla Von Dutch, mécontent. - Pas de panique, on fait demi-tour, direction l’Amérion. Si c’est hostile, on n’a aucune chance sans arme lourde, vu la taille du bestiau !
Entamant à regret son deuxième rebroussement de chemin depuis le crash, la fine équipe ne traîna pas longtemps des pieds. Le nuage gagnait du terrain comme dans un mauvais film (ou pire, comme dans une mauvaise série sur TF1).
Pendant ce temps, quelques kilomètres plus loin, à l’arrière de l’Amérion, Klebz et Lumi achevaient les dernières réparations. Du moins, de celles qui étaient envisageables. En effet, remettre en route le téléprompteur à variables séparées s’était révélé impossible, notamment parce que quelques cochons malicieux avaient profité du trouble survenu après le crash pour manger la majeure partie des cartes de contrôle (qui se trouvent dans la soute, à l’instar des cochons). Ainsi, la veille réglementaire Qualité ne pouvait plus être tenue à jour, et Klebz avait catégoriquement refusé un processus n’incluant pas les variables Qualité. Lumi avait donc rangé ses nibards ainsi que ses arguments, et repris le travail. Globalement, donc, l’Amérion était opérationnel, et on pouvait même envisager de redémarrer les propulseurs subthermiques en flux tendu. Mais l’oreille aiguisée de Klebz ne lui permit pas de céder au même apaisement que Lumi lorsqu’ils eurent terminé. Il percevait en effet, à la limite des fréquences audibles, le gros bordel qui faisait fuir ses compagnons. Une oreille se dressa, puis l’autre. Il se passait des trucs graves, là-bas.
- Caporal ! Hâtons-nous ! Je perçois des ondes sonores assez peu engageantes. Voyons ce qu’en disent les capteurs de l’Amérion ! - … Ok ! se contenta de répondre Lumi. Elle ne voyait pas très bien où le mécanichien voulait en venir, car elle n’entendait rien, la bougresse.
Arrivés devant le terminal de l’atelier, le caporal Lumi et Klebz en restèrent comme deux ronds de Glükh’. Le progiciel d’exploitation des données sonores intégré au système de navigage de l’Amérion, habilement manœuvré par Lumi, ne laissait en effet plus aucun doute. Grâce aux correcteurs en base 10 à triturage des données extrêmes, l’algorithme Son/Mètre© (s.m-1 dans le langage courant) couplé aux puissants programmes de synthèse vocale de l’USS Amérion retranscrivait en paroles intelligibles les résultats obtenus. La voix douce et synthétique annonçait avec détachement qu’un organisme semi-intelligent de la taille d’un boïng de la planète 747 fonçait droit sur l’Amérion, et en concluait que l’Amérion n’avait aucune chance de résister à l’impact. Le groupe en sortie serait écrasé comme un insecte sur le passage du bestiau.
- Klebz ! KLEBZ ! Reprenez-vous, mon vieux, tâchons de dégager avant d’être aplatis !
Hélas, le brave seconde classe ne répondit pas. Abattu par la nouvelle, il n’entendait plus que la voix de Son/Mètre qui débitait des données brutes, à présent. Un filet de bave d’une couleur douteuse gluait de la bouche entr’ouverte du brave Klebz. Toutes ces émotions, c’en était trop. Lumi ne savait plus quoi faire. Elle aurait sans doute besoin de Klebz pour démarrer l’Amérion. Il connaissait par cœur les petits caprices de l’engin, et lui seul comprenait le fonctionnement de ses récents bricolages (essentiellement à base de clef à molette de 96, certes, mais tout de même compliqués). Soudain, un éclair de génie la traversa. N’écoutant que son courage, elle traversa l’atelier en courant vers l’escalier B. Mais si, l’escalier B, voyons, celui qui mène aux soutes thermorégulées. La douce Lumi se souvenait en effet d’une vieille côtelette tombée derrière un panneau déflecteur usagé stocké là depuis quelques mois. Allongée sur le sol, le bras tendu sous une caisse de truque de la planète Pauquère, Lumi sentit son cœur bondir lorsqu’elle toucha ladite côtelette. Revenue dans l’atelier, elle avisa Klebz, toujours prostré devant le moniteur, et lui agita sa trouvaille sous les naseaux. La côtelette périmée eût l’effet escompté sur la truffe hypersensible de l’infortuné mécanichien, qui recouvrit ses esprits instantanément.
- Hmmm !!! CHARAL !!! aboya soudainement Klebz, en faisant un sort à la côtelette moisie en à peine une demi-seconde.
Requinqué par ce mets de choix – cru et légèrement pourri, donc délicieux –, Klebz aboya quelques ordres qui ne firent sens que pour lui, puis il s’installa devant le système de décollage à émission télescopique. Lumi se mit aux commandes des variateurs de poussée asynchrone, calcula de tête la vitesse de glissement du stator, puis appuya sur « Start ».
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