Hal fut le premier à reprendre connaissance. Il ouvrit un œil, puis l’autre. Encore un peu comateux, il déplia ses antennes qui vinrent lécher quelque chose de froid et vitreux. Hal flippa un instant, mais ça n’était que son Baukval. Dans la panique précédant le crash, il avait eu le bon sens de se visser un Baukval sur la tête. Il jeta un coup d’œil au bioscan de sa combinaison, qui révéla que l’atmosphère était respirable. La coque de l’Amérion était intègre et n’avait donc pas laissé quelque gaz indigène irrespirable s’infiltrer dans la salle de commande.
À l’aide de ses antennes, Hal dévissa son Baukval tandis qu’il se dessanglait avec ses mains à douze doigts. Hal fit quelques pas dans le cockeupit, vérifia les biorelevés azimutaux de ses compagnons, et poussa un soupir de soulagement en voyant que tout le monde était en vie. Il décida de laisser à chacun le temps de récupérer de la cuite et du crash – ça faisait beaucoup, même pour Klebz. En attendant que chacun émerge douloureusement, Hal alla faire un tour dans le carré.
C’était inconcevable. De toute sa vie, Hal n’avait jamais vu un tel bordel. Même le Bunker, petit bar clandestin réputé pour être glauquissime, ne l’avait pas habitué à ça. Il faut dire que la teuf avait été mémorable. Sachant qu’à l’apéro méchamment débridé avait suivi un crash à vitesse pseudo-luminique sur une planète inconnue, le résultat final dépassait l’entendement. Hal tituba jusqu’à l’automate pharmaceutique, souffla dans le ballon à diagnostic autonome, puis vit son état de santé s’afficher sur l’écran plasmoïde. Son diagnostic vital n’était pas engagé, mais tous les voyants secondaires avaient tourné au rouge cramoisi clignotant, synonyme d’une gueuleudeboa persistante. L’automate couina deux bonnes minutes, cherchant une réponse chimique appropriée à la souffrance du patient. Hal se vit prescrire deux tubes de resurrector à prise rapide ainsi qu’un patch de la taille d’un écran 34 pouces à se coller là où il trouverait assez de place. Hal bougonna quelques instants, puis il s’enroula le patch autour du corps, avant de gober les comprimés en ronchonnant. Nom de dieu, que c’était dur !
Hal entendit des bruits provenant du poste de commandement, et devina aux gémissements de douleur que tout le monde était dans un état nauséeux assez ultime. Hal laissa son regard courir sur le sol, contemplant le bordel monstre qui régnait dans le carré : verres brisés, gâteaux apéro écrabouillés, graukaouettes éparpillées, flaques de vomi, bouteilles renversées, distributeurs défoncés, soutifs égarés, t-shirts abandonnés, lunettes rectanglulaires paumées, etc, etc. En bref : c’était vraiment la zone. Il y avait du graukamol absolument partout, la sauce avait giclé jusqu’au plafond. En parlant de graukamol… Hal se souvint que les membres de la Kalüpsauh avaient tenté de regagner leur vaisseau au moment du crash, en se barrant avec la bassine de graukamol.
Suivant la piste de liquide verdâtre qui maculait les murs, Hal se dit que s’ils avaient réussi à regagner leur vaisseau, il ne devait sûrement plus leur rester beaucoup de sauce. Au détour d’un couloir, Hal aperçut la bassine en question, vide, à deux ou trois giclures près. Koostauh gisait, inerte, la tronche à moitié encastrée dans une armoire à inductance. Les autres membres de la Kalüpsauh n’étaient pas beaucoup mieux servis. Pulup dormait dans son vomi et Steinbock s’était manifestement pris les pieds dans une clavette escamotable. C’était Grauzart qui avait réussi à se rapprocher le plus du sas, mais ça n’avait pas suffi : il s’était apparemment coincé dans l’iris primaire. Une expression de douleur s’était figée sur son visage, vu que l’iris l’avait chopé au niveau de l’entrejambe. Hal checka tout ce beau monde, et il s’avéra que tous étaient en vie, même si Grauzart allait probablement avoir quelques soucis à établir une descendance. Hal se demanda ce qu’il avait bien pu advenir de la Kalüpsauh et de ses soixante-dix mille âmes cryogénisées. Il ne voulait pas être pessimiste, mais il sentait que tout ça était bien mal engagé. Si Wall-ID, avec ses conneries, était parvenu à exterminer les ultimes représentants d’une variante de la race humaine, c’était à n’en point douter un coup à finir au bûcher…
- Yababoua ? vociféra Tipek. Où est-ce que vous êtes encore passé ? - J’suis là, Sir ! fit Hal. - Des signes de Koostau et de ses hommes ? - Bin justement… Apparemment ils vont bien, mais je ne sais pas ce qu’il est advenu de leur vaisseau. - Moi, je sais, fit Tipek en arrivant à la hauteur de Hal.
Le capitaine se fit la remarque que ce cher Yababoua ressemblait à un rouleau de printemps géant, ainsi enturbanné dans son patch.
- Et ? demanda Hal, comme si de rien n’était. - Vous feriez mieux d’aller voir ça par vous-même, lâcha Tipek en considérant Koostau qui ronflait comme une machine à laver.
Pas vraiment flippé, mais un peu emmerdé quand même, Hal rejoignit le poste de commande au petit trot. Dans le carré, il croisa Brossard en train de se faire prescrire du resurrector, et Klebz qui luttait avec son patch (la scène allait manifestement tourner à l’épilation grandeur nature). Arrivé dans le cockeupit, Hal trouva Lumi qui s’affairait avec divers joystick à double cliquetis analogique.
- Vous faites quoi, là ? demanda-t-il. - Je fais la mise au point sur les environs, avec les caméras externes. Histoire de voir ce qui nous attend là, dehors. - Je vois. Et, euh… Le capitaine m’a dit qu’on avait des nouvelles de la Kalüpsauh ? - Yep. - Eh bien ? - Vous voyez, ça, là ? fit Lumi en montrant du doigt une montagne fumante sur l’écran de contrôle. - Nom de…
Hal Yababoua sentit sa gorge se serrer. La Kalüpsauh gisait à quelques centaines de mètres de la position de l’Amérion, totalement désintégrée, encastrée dans le sol fumant d’une petite planète inconnue. Soixante-dix mille âmes, pensa-t-il. Soixante-dix mille…
- Je le crois pas. Wall-ID a désintégré la Kalüpsauh. - Tout juste.
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