Le vieil homme toussa un peu et regarda son petit-fils.
Dehors, la température ne devait pas dépasser les cinq degrés mais les rayons du soleil au zénith tranchaient vivement le bleu azur du ciel. La neige, tombée la nuit précédente, recouvrait encore le long chemin gravillonné qui menait de la route nationale à son modeste chalet de bois. Rose et Harry avaient décidé de venir s’installer ici dans le milieu du mois de septembre 1944, quand leur unique enfant, John, avait été appelé pour combattre auprès des Alliés de l’autre côté de l’Atlantique. Et c’était là, au milieu de l’épaisse forêt, qu’ils avaient trouvé calme et sérénité, loin de la ville en attendant le retour de leur fils. L’unité de John n’était revenue aux États-Unis qu’à la fin de la seconde guerre mondiale, le 16 août 1945 pour être précis ; une éternité pour le couple. Mais John n’était pas revenu seul ; lors d’un combat, il avait été blessé et hospitalisé en France, dans une petite ville proche de la frontière belge, dans le département des Ardennes. C’est là qu’il avait fait la connaissance de Pauline, qu’il avait par la suite épousée. De cette union était né Michel, le 10 avril 1950.
Vêtu d’un pantalon en velours marron et d’une épaisse chemise en flanelle de couleur vert bouteille, vêtements qu’il affectionnait particulièrement, surtout par ces temps hivernaux et dans lesquels il se sentait vraiment à l’aise, Harry était assis dans son fauteuil à bascule, dans l’angle de la fenêtre du salon. Il aimait bien se mettre là, de telle façon que la douce chaleur de l’âtre situé dans l’angle opposé lui chauffe le dos et calme ainsi ses douleurs dorsales.
Comme pour se donner du courage, il prit une longue gorgée du café noir qu’il venait de se servir dans sa tasse posée sur le rebord de la fenêtre et se tourna sur la gauche pour faire face au jeune homme.
« Michel, tu es mon unique petit-fils et si je t’ai demandé de venir, c’est pour t’expliquer quelque chose d’important. Mais écoute-moi bien, car je n’aurai pas la force de te le dire une seconde fois, alors je vais te le dire d’un seul trait. »
Michel regarda son aïeul d’un air incrédule. Il se demandait où ce dernier voulait en venir.
« Ce que j’ai à te dire est assez spécial et quand j’aurai terminé, tout sera différent pour toi. En fait, tout sera pareil en apparence, mais toi, tu sauras que ça a changé ! Alors écoute-moi bien et, s’il te plaît, ne m’interromps pas. Je ne reviendrai jamais sur ce que je vais te dire et je ne le dirai à personne d’autre qu’à toi. Toi aussi tu devras te taire et, de toutes façons, s’il te prenait la très mauvaise envie de raconter à quiconque ce que je vais te dire, je le nierais en bloc. Je suis un vieil homme maintenant et je n’ai pas envie que l’on vienne gâcher le peu de temps qu’il me reste à passer sur cette Terre. Alors promets-moi de garder cela pour toi. En plus, cette révélation te sera bien utile plus tard, crois-moi. Je parle ; je parle et le temps passe ! Regarde, il est déjà quinze heures ! Il est donc temps d’en venir au véritable motif de ta présence ici, sinon, nous n’aurons pas le temps. »
Harry tourna son visage à nouveau vers la fenêtre, comme pour ne pas regarder son petit-fils. Son regard se porta alors sur la longue allée gravillonnée bordée d’arbres.
« Voila, un jour, tu te croiseras. Je ne dis pas que tu croiseras quelqu’un qui te ressemble ni même un sosie, non, tu te verras toi comme tu me vois. Tu te croiseras. Et tu te reconnaîtras, sois-en certain. Lui aussi il te verra. Mais prends bien garde à cet autre toi que tu verras et surtout à l’âge qu’il aura, car cet âge, hé bien c’est exactement le nombre d’années qu’il te restera à vivre. »
Harry marqua un léger temps d’arrêt avant de poursuivre, histoire de laisser le temps à Michel de digérer ses paroles.
« Oh, je sais bien que ce que je raconte paraît invraisemblable et tu dois me prendre pour un vieux fou, tout comme j’ai pris mon grand-père pour un vieux fou quand il m’a expliqué cela d’ailleurs. Je n’y ai jamais cru, je me suis toujours dit que le pauvre homme déraillait… Il m’a dit s’être vu près de chez lui, l’année d’avant. Il m’a dit que cet autre lui avait juste un an et demi. Le calcul était simple, d’après ses dires, il ne lui restait que six mois à vivre. Je n’y croyais absolument pas, il paraissait en forme et ne souffrait d’aucune maladie… Hé ben, crois-moi si tu veux, mais six mois après, jour pour jour, il est mort dans son sommeil. Arrêt du cœur ont dit les docteurs. Il avait soixante ans. Je m’en rappelle car, même si j’avais de gros doutes sur ça, j’avais pris soin de relever la date et de regarder sur un calendrier. J’avais quinze ans à l’époque et je n’étais pas plus idiot qu’un autre ; six mois après, cela menait au douze janvier 1901. Jusqu’à un certain jeudi après-midi, j’ai cru à la coïncidence, je me suis même dit qu’il croyait tellement à son histoire qu’il avait fini par se faire peur tout seul et que son cœur avait cessé de battre parce qu’il croyait son heure arrivée. Et puis, soixante ans, c’était pas mal quand même, surtout pour l’époque ; il avait bien vécu. Non, je n’y croyais pas le moins du monde… Tout du moins, jusqu’à ce fameux jour, c’était dans l’après-midi, vers quinze heures. Oui, c’est ça, il devait être quinze heures passées, comme aujourd’hui. En tout cas, c’était un jeudi, je le sais parce que je dépose toujours mon linge à la laverie le vendredi, mais je le prépare le jeudi matin. Et je me souviens bien avoir préparé mon linge ce jour-là. Ce fameux jeudi, j’étais dans le drugstore en bas de la rue principale, en ville. Je faisais mes commissions de la semaine et je venais juste de terminer de remplir mon panier. J’allais déposer mes articles sur le comptoir pour payer à ce vieux Charly ce que je lui devais. Tu sais, c’est assez simple avec moi, je prends toujours les mêmes articles alors, j’en ai toujours pour le même montant : 24,90 dollars.
C’est à ce moment qu’une dame est venue se placer derrière moi, une femme que je n’avais encore jamais vu, j’en suis certain. Pourtant la ville est petite et j’ai toujours vécu dans les environs, je pense qu’on peut dire que je connais à peu près tout le monde ici. Oh, elle n’avait pas beaucoup d’articles mais elle tenait un bébé dans ses bras. J’ai donc proposé à cette femme de prendre ma place, car moi, je n’étais pas pressé et comme cela, j’aurais le temps de bavarder un peu avec mon vieux copain Charly, alors que si elle restait derrière moi ; je serais obligé de céder la place pour que Charly encaisse cette dame. J’ai donc demandé à cette jeune maman si elle voulait ma place, afin qu’elle puisse rentrer plus rapidement chez elle s’occuper de son enfant. Elle a accepté en me remerciant et Charly m’a fait un clin d’œil complice. Mais là, sans crier gare, le bébé s’est mis à pleurer. Faut dire que jusqu’alors, je n’avais pas vraiment prêté attention à cet enfant mais là, plus moyen de faire autrement. En fait, ce gosse ne pleurait pas simplement, non, il hurlait comme un possédé ! Elle a alors commencé à le bercer, comme aurait fait n’importe quelle maman attentionnée pour calmer son enfant mais il pleurait toujours. La pauvre dame usait de toutes les ruses possibles et imaginables pour qu’il ne pleure plus : berceuses, baisers, chatouillis… rien n’y faisait. Maintenant que j’y repense, je me demande bien pourquoi elle ne s’est pas dépêchée de régler la facture à Charly pour partir. C’est vrai, elle a pris un temps fou pour rien. J’ai d’abord regardé la maman, et l’enfant pleurait toujours. J’ai ensuite posé les yeux sur le bébé et c’est là qu’une chose étrange s’est produite. »
Il marqua alors une courte pause dans son récit et se tourna à nouveau vers Michel. Il plongea son regard dans celui de son petit-fils pour appuyer ses dires. Sans le quitter des yeux, il entama la suite de son histoire.
« En une seconde, je me suis aperçu qu’il ne pleurait pas du tout, non, en fait il ne faisait que hurler en me fixant du regard. Je ne sais pas comment l’expliquer mais je crois qu’il cherchait mon attention car, au moment même où j’ai plongé mon regard dans le sien, il a cessé de crier, sans plus de raisons qu’il n’avait commencé à nous crever les tympans. C’est assez difficile à dire mais je crois qu’il voulait que je le regarde et c’est ce que j’ai fait. »
** *
« En fait, ce petit ne me regardait pas comme le font d’habitude les enfants ; non, il avait un regard grave, profond et sévère, comme s'il était en train de me juger. Hé ben là, j’ai senti tous les poils de mon corps se hérisser et la peau de mes testicules se recroqueviller. Je suppose que tu connais cette sensation, on ressent généralement cela sous l’effet de la peur. Oui, je vois dans tes yeux que tu l’as déjà éprouvée. En tout cas, j’ai su de suite ce qu’il était en train de se passer car je l’ai reconnu : ce gosse, c’était moi ! J’étais face à moi-même ! Mais un moi bébé. J’étais pétrifié. De suite, je me suis replongé soixante huit ans en arrière. Je me suis revu face à mon grand-père et je l’ai entendu m’expliquer qu’un jour, je me verrai. Je l’ai entendu me dire les phrases que je t’ai dites. C’était donc vrai. Et le jour en question était bel et bien arrivé. J’ai entendu comme dans un rêve Charly encaisser la cliente et me demander si tout allait bien. Il a dû me poser la question cinq ou six fois avant que je ne redescende sur terre. Ce qui me terrorisait le plus, c’était de comprendre qu’au vu de l’âge apparent de cet enfant, il ne me restait pas bien longtemps avant de me retrouver entre quatre planches. La scène n’a pas duré trente secondes, il n’en fallait pas plus mais cela m’a paru une éternité. Je n’arrivais pas à ôter mes yeux des siens. La mère m’a regardé bizarrement et a quitté la boutique de Charly. Remarque, je la comprends, je devais tirer une de ces têtes ! Elle a dû se demander ce que je voulais à son bébé. J’ai alors couru dehors, en laissant mes achats sur le comptoir de Charly qui ne devait rien comprendre, le pauvre ; et je me suis rué vers cette dame. Je suis arrivé juste avant qu’elle ne mette sa Chrysler en route. J’ai réussi à lui demander l’âge de l’enfant. Tu comprends, c’était très important, je devais absolument savoir. Elle m’a encore jeté un drôle de regard, je pense qu’elle essayait de comprendre ce que je voulais vraiment. Elle a attendu quelques instants et m’a dit qu’il avait huit mois. Ensuite, elle m’a dit que si je ne la laissais pas tranquille, elle se chargerait d’appeler le Chérif avec le téléphone portable qu’elle exhibait de sa main droite. Alors je suis retourné à mon vieux pic up Ford qui était stationné de l’autre côté de la rue. Oh, ce n’est pas que j’ai peur du Chérif, non, tous ceux qui connaissent le vieux Sully savent très bien qu’ils n’ont rien à craindre de lui à part son haleine fétide de relents de gnôle. Mais j’étais estomaqué, je venais de réaliser qu’il ne me restait pas même un an à vivre. Juste après m’être installé au volant, Charly m’a rejoint. Il paraissait inquiet pour ma santé. Il m’a déposé mes commissions sur le siège passager en me disant que je n’aurais qu’à le payer la fois prochaine. »
Michel écoutait attentivement son grand-père et il le vit se servir une nouvelle tasse de café avant de la vider d’un trait. Il lui semblait que le temps s’était arrêté de tourner tant il était absorbé par cette aventure. Il se dit que ; même s’il refusait d’y croire, son grand-père n’avait pas pu imaginer tout cela. Le vieil homme se racla la gorge et reprit d’une voix tremblante.
« Donc voila, depuis cette date, je sais exactement le temps qu’il me reste à vivre. Non, ne dis rien, laisse-moi finir ; je sais exactement ce que tu penses car c’est exactement ce que je pensais jusqu’alors. Tu te dis que j’ai cru que cet enfant me ressemblait, que je me suis trompé, ou encore que j’ai rêvé. Dans le pire des cas, tu penses que je suis complètement fou. Hé ! Hé ! Hé ! Rassure-toi, c’est rien de tout cela et ma tête va parfaitement bien. Je sais précisément quand je vais mourir c’est tout. Il n’y a rien que l’on puisse faire contre ça, ça arrivera de toutes façons. Quand j’aurai vécu le nombre de mois équivalant à l’âge de cet enfant, je mourrai, un point c’est tout. Je ne sais pas comment ça va arriver, mais ça va arriver. Est-ce que je vais me faire renverser par une voiture, est-ce que je mourrai de vieillesse, ou un cancer va se déclencher et me terrasser d’un coup ?… Personne ne le sait, mais ce qui est certain, c’est que huit mois à compter de ce fameux jeudi, mon sort sera réglé, comme on dit. »
** *
Michel eut envie de prendre la parole et de lui demander quand cela était-il arrivé, à quel mois, mais le vieil homme voyant cela reprit son récit immédiatement.
« Depuis, ma tête a beaucoup fonctionné, tu t’en doutes. Mon cerveau ne m’a pas laissé dormir énormément mais c’est plutôt une bonne chose. J’ai retourné cette affaire dans tous les sens et j’ai fini par prendre la décision de te le dire, mais cela n’a pas été la chose la plus facile à décider. J’ai réfléchi, réfléchi et réfléchi encore à comment t’annoncer ça. Quelle allait être ta réaction ? Allais-tu me prendre pour un vieux fou cherchant à attirer l’attention pour qu’on s’occupe de lui ? Allais-tu seulement me laisser finir mon histoire ? D’ailleurs, j’en profite pour te remercier de m’écouter. Enfin, toujours est-il qu’après toutes ces heures, tous ces jours à penser à cela, j’en ai conclu qu’il n’y avait que trois façons de voir les choses. La première consistant à nier cela et continuer sa vie comme avant, ni plus, ni moins. Et advienne que pourra ; comme on dit. Simplement oublier ce moment. J’ai essayé, c’est bien simple, je n’y arrive pas. Dès que j’ai un petit moment de répit, cela revient me hanter, surtout le soir, au coucher et du coup, je n’arrive plus à dormir. La seconde étant de vivre cloîtré chez soi, en se faisant examiner par un médecin tous les jours et en priant pour réussir à déjouer la mort. Tu m’imagines commencer à trembler à chaque fois que l’orage ne gronde ou à avoir peur dès qu’un nouveau virus est annoncé à la télé... Surtout que ces temps-ci, ils ont le chic pour découvrir des maladies inconnues. C’est vrai, on ne peut même pas manger de la viande sans avoir peur de contracter je ne sais quelle cochonnerie. Ne plus pouvoir sortir par peur de me faire tuer au premier tournant… Non, je ne pourrais pas vivre dans la crainte de tout et de rien. Enfin, la dernière solution, qui me paraît la plus sage et donc qui est celle que j’ai retenue, est de prendre cela avec autant de philosophie que possible et accepter son destin. Je me suis dit que j’avais pas mal vécu durant ces soixante dix années. La preuve, je suis toujours valide et même pas en maison de retraite. Oh, je ne dis pas que je vais courir le marathon de New York la semaine prochaine, mais je n’ai pas à me plaindre non plus. Évidemment, ta grand-mère me manque à chaque instant depuis bientôt seize longues années mais elle n’a jamais quitté ni mon cœur ni mon cerveau et des fois, j’ai l’impression qu’elle est à mes côtés. Ce ne sont pas des histoires, tu sais. Je crois que par moments, elle est vraiment présente et m’aide dans mes décisions et dans mes choix. D’ailleurs, je me suis beaucoup tourné vers elle ces derniers temps. Mais je crois que l’on ne peut comprendre cela que lorsque l’on a vécu le décès d’une personne qu’on a chérie de tout son cœur. Je ne sais pas si elle s’est vue avant de passer de l’autre coté. A-t-elle été surprise ou, comme moi, connaissait-elle la date de son ultime rendez-vous ? En tout cas, elle ne m’en a jamais parlé. »
** *
« Savoir que l’on va mourir n’est pas ce qu’il y a de plus réjouissant, mais en connaître la date a au moins l’avantage de nous forcer à aimer chaque instant passé ; de les vivre pleinement. Vivre l’instant présent au maximum sans chercher plus loin ; Carpe diem. Et puis, ce n’est pas comme si j’avais une maladie incurable dont je ne connaîtrais pas l’échéance. J’ai la chance, je dis bien la chance, de savoir le temps qu’il me reste à vivre. Alors voilà, comme je te disais, j’ai décidé de vivre avec cette révélation et j’ai commencé à réfléchir à toutes ces choses qu’on se promet de faire mais qu’on repousse toujours au lendemain sous de stupides prétextes. Et je me suis dit que, comme la dernière échéance approche à grands pas, je devrais me mettre en paix avec moi-même. Tu sais, je ne suis pas particulièrement croyant, mais on ne sait jamais ; et si finalement, il y avait quelque chose après tout cela ? Je ne sais pas, un Dieu ou une autre vie à laquelle on n’accède que si on le mérite… Remarque, retrouver ma femme me suffirait largement. Pas besoin de Jardin d’Eden, ni de Paradis, juste être avec elle me comblerait amplement. Et puis, d’un autre côté, j’ai bien envie de faire quelque chose de vraiment utile. En effet, si je regarde les actes que j’ai accomplis, je n’ai pas à rougir, certes j’ai fait quelques petites dérives mais dans l’ensemble, je pense avoir rempli mon contrat, si je puis dire. Mais cela suffit-il vraiment ? Ce que je veux dire c’est que, même si je pense avoir été bon et gentil, ne pouvais-je pas mieux faire ? Ai-je vraiment donné le meilleur de moi-même ? À chaque instant ? N’y a-t-il rien que je puisse améliorer ? Si, bien évidemment. Je me suis donc dit qu’il était temps de remplir les conditions de mon existence. Il ne me restait plus qu’à les définir exactement. Alors j’ai à nouveau réfléchi. Que pourrais-je faire pour laisser une trace ? Quelque chose qui fasse que ma vie a vraiment été utile. Je suis allé à la bibliothèque et j’ai commencé à lire des bouquins. J’ai regardé ce que les hommes avaient fait. Certains ont fait de grandes découvertes dans bien des domaines : la roue, le moteur à explosion, la vaccination, le téléphone… Ils ont amélioré l’Humanité, grâce à eux, les Hommes ont avancé dans l’évolution. Mais moi, qu’est-ce que je pourrais faire ? Et à soixante-dix ans en plus ? J’aurais bien aimé aller dans un pays d’Afrique, aider les habitants malheureux d’un petit village à creuser un puits ou à construire une école. Vu mon âge, impossible, j’aurais dû m’y prendre bien avant. Et vu le temps qu’il me reste à vivre, trop tard pour envisager un projet d’une telle ampleur. Alors quoi ? Hors de question de donner mon argent à une cause humanitaire, cela serait trop simple : acheter sa bonne action !!! Et en plus, rien ne prouve que ce serait bien les destinataires qui profiteraient de mes dons. Combien de fois a-t-on vu les organisateurs de ces collectes se la couler douce avec l’argent récolté ? Après y avoir bien pensé, je suis arrivé à la conclusion suivante : mon âge ne me permet pas d’entreprendre des efforts physiques trop durs et le temps qui m’est accordé est relativement court. Mais si ce temps m’est accordé et que quelqu’un a pris soin de me le faire savoir, c’est que c’est pour faire quelque chose ; il y a forcément une raison. Ce Dieu ou cette entité, peu importe, attend forcément quelque chose en retour. À moi de découvrir quoi. Je savais déjà que le Monde va mal, mais qu’est-ce qu’un vieillard comme moi peut bien y faire ? Et puis, un beau jour, cela m’est apparu. Tout bêtement. Il me suffisait de regarder autour de moi. Après tout, personne ne me demande de résoudre l’ensemble des problèmes de la planète. J’ai trouvé mon but, ma mission. Elle est relativement simple et à la portée de la plupart d’entre nous, il suffit juste qu’on le veuille bien et qu’on s’en donne les moyens. Alors, j’ai commencé à m’y mettre et je sais, je sens que je suis sur la bonne voie. À chaque fois que j’effectue cet acte, quelque chose se produit et me fait savoir que c’est bien ce qu’il faut faire. Cela m’encourage à poursuivre mes efforts. Ne me demande pas quelles sont ces choses que je fais. Chacun doit trouver, par lui-même, ce qui lui est demandé de faire. Pas besoin de se torturer l’esprit, juste réfléchir un peu. Si je te dis tout cela, c’est que je suis convaincu qu’un jour, toi aussi tu auras à te poser ce genre de questions. Alors je te donne une petite marge d’avance. Réfléchis, mon enfant, ne fais pas les choses à la légère. Commence dès aujourd’hui à réfléchir à ce que tu pourrais faire, et si tu trouves, commence à le faire le plus tôt possible, tu en seras gagnant. Maintenant, j’ai encore quelque chose à te montrer. Mais pour cela, il faut que tu me suives jusqu’à ma chambre à coucher et surtout que tu me promettes de bien garder cela pour toi, tout au fond de ton cœur. »
Michel garantit à son grand-père le silence et le vieil homme le conduisit jusqu’à la chambre. Il frappa légèrement à la porte avant de l’entrouvrir, ce qui étonna fortement le jeune homme, sachant que Harry vivait seul. À l’intérieur, la pièce était plongée dans la pénombre ; les volets de bois étaient fermés mais la lumière extérieure s’introduisait tout de même par les écarts entre les morceaux de bois. Michel aperçut une silhouette lui semblant familière mais qu’il ne réussit pas à identifier. C’était une femme qui paraissait âgée et qui se tenait de dos. Elle avait les cheveux gris tirés en arrière, noués en une queue de cheval et portait une robe du temps passé.
« Rose, c’est moi, ma chérie ; je suis avec Michel. Je lui ai tout dit. »
Michel n’en croyait pas ses oreilles. Rose était le prénom de sa grand-mère décédée seize ans auparavant. Il se dit que son grand-père avait complètement perdu la tête. Mais qui était cette femme ? Il la vit commencer à se retourner doucement et sentit la peur l’envahir. Il eut soudain l’impression que tout se passait au ralenti dans son cerveau ; que le monde continuait à avancer mais que lui restait figé sur place. Il sentit un frisson partir de sa nuque et descendre le long de son dos. Il eut envie de hurler alors que des larmes commençaient à ruisseler sur les joues sans même qu’il s’en aperçoive. La dernière image qu’il vit avant de perdre connaissance fut celle de sa grand-mère décédée depuis des années.
** *
Six mois plus tard.
Il était là, accroupi sur la tombe de Harry.
« Que s’est-il passé ce jour là, grand-père ? Aide-moi à comprendre. J’ai rêvé ? Ou est-ce que cela est vraiment arrivé ?
Tout ce qui compte, c’est que vous soyez à nouveau réunis, pour l’éternité.»
Une larme se mit à couler le long de sa joue tandis que le vent se levait et chassait les feuilles mortes.
|