L’école coranique est située à un pâté de maisons de notre habitation, dans une ruelle étroite et pentue baptisée très justement rue du Fortin puisqu’elle aboutit dans sa partie supérieure aux fortifications en briques d’argile et pierres qui enserrent la ville de toutes parts. L’école se résume à une chambre d’une douzaine de mètres carrés qui donne directement sur la rue par une porte basse et étroite. Les murs sont recouverts d’un crépi ocre grossier, le sol en terre battue, régulièrement arrosé et balayé par les élèves, a pris l’aspect et la dureté du ciment. Un quinquet à acétylène accroché aux poutres du plafond dispense, le soir venu, une lumière souffreteuse qui nous oblige à garder le nez sur nos tablettes. Le sol est recouvert de nattes d’alfa tressé extrêmement rêches qui nous rabotent les genoux et les cuisses.
Le Taleb, lui, trône près de la porte sur une estrade basse en planches recouverte d’un tapis usé mais bien plus confortable que nos rugueuses nattes. C’est un quinquagénaire tout en os, joues hâves sous une barbe clairsemée, un long bouc poivre et sel pendouillant de son menton pointu. Les yeux sont petits, noirs, comme occultés par d’épais sourcils broussailleux (il remplace pour un temps le cheikh chenu et bienveillant qui nous dispensait son savoir).
Sa carcasse anguleuse est recouverte d’une large gandoura de laine, gris sale et d’un vieux burnous râpé en poils de chameau. La tête est enserrée dans un immense turban en crêpe blanc. Assis en tailleur sur son estrade il manie avec dextérité une longue badine en bois, souple comme une cravache, ponctuant ses injonctions criardes de coups cinglants sur nos tablettes, plus souvent sur nos crânes ou nos doigts. Les élèves, des garçons exclusivement, âgés de cinq à douze ans sont assis en tailleur sur plusieurs rangs et ânonnent bruyamment des versets du Coran transcrits sur leurs tablettes en se balançant d’avant en arrière pour rythmer leur récitation.
C’est un brouhaha indescriptible dans lequel, pourtant, le maître repère instantanément la fausse note. L’élève distrait qui marmonne est aussitôt rappelé à l’ordre d’un coup sec de badine bien ajusté. Les tablettes sont faites de planchettes polies épaisses d’un centimètre et assemblées en un rectangle de vingt centimètres sur trente aux coins arrondis. Nous écrivons à l’aide de « qalam », éclats de roseaux taillés en pointes fendues en leur milieu. L’encre marron, le « smag », est à base de laine de mouton brûlée, réduite en poudre fine et mélangée à l’eau. Les tablettes sont nettoyées à l’aide de pierres d’argile tendre d’un vert clair, nommées « sayçâl » et ramassées par nos soins sur les hauteurs de la ville lors de mémorables expéditions. Leur surface bien polie et imbibée d’eau recouvre l’écriture d’une couche légère d’argile qui laisse, en séchant, la tablette immaculée. Nous sommes au début de l’été, un jeudi (« khmiss » ou cinquième jour de la semaine), c’est le jour de la « khmissya », la dîme hebdomadaire due au Taleb, souvent accompagnée de quelques douceurs (gâteaux de dattes ou de semoule) envoyées par les mamans au maître pour s’attirer ses bénédictions. Je n’ai pas les piécettes nécessaires, mon père étant absent, et je redoute la réaction du maître que ma nonchalance et l’esprit anti-maraboutique affirmé de mon père agacent au plus haut point.
Je ne suis d’ailleurs venu ce jour-là que sur la ferme injonction de ma mère, très dévote et qui a pris le soin de me faire accompagner par mon frère aîné. L’argent et la nourriture sont, dès l’entrée, remis au Taleb. Pour ma part, j’invoque l’absence de mon père et promets de ramener la somme à son retour. Je reçois en retour une bordée d’injures auxquelles j’ai le malheur de répondre par un léger haussement d’épaules.
Il n’en faut pas plus pour déchaîner le courroux de l’irascible maître qui donne aussitôt l’ordre aux deux élèves les plus âgés de se saisir de moi. Je suis brutalement plaqué au sol par les deux sbires qui, avec une technique éprouvée et un plaisir non dissimulé, s’assoient, l’un sur mes jambes allongées, le second sur mon torse me bloquant les bras. Le Taleb passe prestement en travers de mes chevilles un épais bâton cylindrique auquel il m’attache avec une corde d’alfa rêche qui m’arrache la peau. Le bâton est aussitôt soulevé par les deux gaillards qui le soutiennent de l’épaule et je me retrouve pendu par les pieds, bras et tête battant le sol. Commence alors la sinistre « falaqa », le châtiment corporel le plus redouté des enfants..
Dans un geste régulier de métronome le Taleb abat de toutes ses forces la badine sur la plante de mes pieds, la douleur est insupportable. Je hurle en me contorsionnant bien vainement pour essayer d’échapper aux coups qui retentissent jusqu’au fond de mon crâne, mes mains s’écorchent à la natte et ma tête ballote dans tous les sens. La séance de torture dure quelques minutes, une éternité, avant que mon bourreau, suant et ahanant, le turban de travers, ne donne l’ordre à ses séides de me libérer. Le visage ravagé de larmes, hoquetant, je me traîne dans un coin de la classe. Sur un ordre guttural du maître qui a rejoint son estrade en remettant en place son turban, les enfants apeurés et silencieux reprennent leur assourdissante litanie. Je suis seul, blotti dans mon cocon de douleur, une douleur qui pulse au rythme de mon sang et m’arrache de sourds gémissements. Je reste ainsi prostré un long moment puis peu à peu, à la douleur se mêle un sentiment de cuisante humiliation. Vient ensuite la colère froide, haineuse contre le bourreau sadique que je vois se goinfrer de gâteaux, la barbe dégoulinant de beurre.
Une idée fait lentement son chemin dans ma tête brûlante de fièvre. J’attends patiemment, couvant ma douleur et ma rancune. Je sais pour l’avoir déjà vu, qu’après une telle débauche d’énergie et les libations qui s’ensuivent, le Taleb s’accorde toujours une petite sieste réparatrice. Je le vois bientôt se pencher en avant, barbe pendante. Son immobilité m’encourage et j’entame une lente reptation le long du mur, les élèves encore sous le choc de ma correction ne me remarquent pas et continuent leur psalmodie.
Ma tablette à la main, j’arrive près de l’entrée encombrée de chaussures, me dresse devant le Taleb sur mes pieds douloureux, lève la lourde tablette au-dessus de ma tête et l’abats de toute la force de ma hargne sur le crâne offert, la tablette se brise net en son milieu et le maître pique du nez dans l’assiette de beurre. Je détale, pieds nus dans un concert de cris stridents, dévale la ruelle en sautillant de douleur et coudes au corps, traverse le boulevard d’un souffle, une bonne partie de la grand-rue et ne m’arrête qu’une fois atteint le petit bois qui borde l’oued derrière la station d’électricité.
Le cœur battant la chamade, je me laisse glisser dans un semblant de sentier herbu descendant le long de la haute berge, m’assieds au bord de la mare et avec un soulagement proche de l’extase plonge mes pieds martyrisés dans l’eau fraîche. Je reste un long moment à savourer le goût délicieux de la vengeance avant d’être rappelé à la réalité par des élancements douloureux. La plante de mes pieds est enflée et d’une couleur blafarde barrée de longues stries rosâtres. J’essaye de me lever sans y parvenir tant la douleur est forte et me traîne difficilement jusqu’à atteindre un endroit de la berge où l’eau est moins profonde. J’enduis généreusement de boue mes pieds tuméfiés ; le soulagement est immédiat, ce qui me permet de rejoindre l’abri des arbres. Je m’allonge sur le dos et, très vite, sombre dans un sommeil profond. C’est la faim qui me réveille, la gangue de boue a séché sur mes pieds et s’effrite. Je me lève précautionneusement et fais quelques pas prudents, la douleur est toujours là mais beaucoup plus supportable.
Je traverse l’oued et remonte lentement sur l’autre rive où je sais que m’attend le foyer accueillant de ma tante, qui saura trouver comme chaque fois les mots qui pansent les blessures de l’âme, souvent accompagnés de bonne galette chaude et de confiture de dattes.
C’est ainsi que je fis mes adieux en fanfare aux études religieuses. Mon père, qui ne portait déjà pas les Taleb-charlatans dans son cœur, fut très sensible aux arguments de défense débités énergiquement par ma tante, et je fus, sinon absous du moins dispensé de punition. Il en fut lui-même quitte pour quelques excuses embarrassées, le don d’une gandoura de second choix à la victime et un couscous au mouton offert au Taleb et aux deux médiateurs.
Il accepta, avec un soulagement amusé, mon exclusion définitive de l’école coranique au grand dam de ma mère qui craignait pour moi la malédiction du Taleb outragé. Celui-ci s’en tira avec une grosse bosse au sommet du crâne, le turban ayant heureusement pour lui amorti le coup, et un amour-propre durablement égratigné.
J’y gagnais quant à moi, outre l’estime silencieuse de mon père, ma liberté et une réputation de dur à cuire auprès de mes pairs qui subirent de longues semaines encore les brimades du « porteur du livre », un titre largement usurpé par cette brute épaisse.
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