Une coque grise, menaçante, surplombait la ville, et les épais nuages qui la constituaient survolaient lentement les rues pavées. Une brume noire cachait le soleil et des ombres dansaient, sur les toits des maisons de bord de mer, valsaient entre les cheminées d'où s'échappaient d'immenses volutes de fumée. L'atmosphère, pesante, poussait ses habitants à rester dans leurs demeures, protégés par la chaleur d'un feu de bois. Les flammes orangées les réconfortaient, diffusaient dans leurs salons une caresse voluptueuse, presque amoureuse. Les rues étaient désertes et silencieuses, seul le vent s'engouffrait entre les immeubles et les bâtisses d'avant-guerre. Parfois, le cri d'une mouette s'élevait au-dessus de la côte, un chant lointain et éphémère qui se perdait vers le large. Personne n'osait s'aventurer dans l'air frais et coupant qui enveloppait la ville, un froid mordant qui saisissait la chair, la rendait rigide comme de la pierre. Le dimanche, personne n'avait d'ailleurs besoin d'affronter ce climat inhospitalier et les excuses ne manquaient pas pour s'enfermer chez soi. Personne n'aurait encore moins eu l'audace de lutter contre le vent qui assiégeait la côte avec ses tourbillons de glace. Personne, sauf un. Un homme, pas très grand, le dos légèrement voûté, attendait là, sur le fronton du bord de mer. Sa silhouette, sombre, se découpait sur le gris de la mer et du ciel, formait une exception le long de la plage déserte. Des rafales dispersaient ses cheveux blancs qui s'éparpillaient sous la brise, et les mains solidement ancrées dans ses poches, il scrutait l'horizon. Ses yeux se plissaient sous l'effort, accentuaient les rides qui creusaient son visage, soulignaient le tourment qui l'habitait. Un point imaginaire l'attirait, là-bas, dans le lointain, fixait toute son attention. Rien d'autre ne semblait pouvoir le distraire ou le détourner de sa tâche. Les vagues roulaient jusqu'à ses pieds, s'abattaient avec fureur sur le sable mouillé et agrandissaient ainsi leur empire. Les écumes blanches traçaient une limite qui se rapprochait de plus en plus de la digue. Seule une courte barrière de bois séparait l'homme de la mer, un maigre bouclier face à cette extraordinaire puissance qui envahissait la plage toujours davantage. Les sourcils de l'homme se fronçaient sous l'inquiétude, devant l'hostilité de cet assaillant redoutable. La mer était sa plus grande ennemie, et Pierre, pensait-il, s'était battu contre elle tout au long de son existence. Les vagues lui avaient pris ses parents, un matin d'octobre, alors qu'il n'était encore qu'un enfant, et jamais ne lui avaient-elles rendu l'amour qu'elles avaient noyé et englouti ce jour-là. Pierre avait conservé depuis une violente rancœur et il cultivait un mépris certain à l'égard de cette guerrière de sel aux traits mouvants et changeants. Jamais n'était-elle la même, constamment différente, instable, aussi incertaine que l'avenir, et cette impermanence, ce refus d'équilibre, de rester immobile, la rendait, à ses yeux, encore plus méprisable. Il soupçonnait que dans cette attitude indisciplinée, se cachait un véritable désir haineux de nuire, d'imposer son règne sur la terre. La mer le retenait prisonnier, l'obligeait à rester là, chaque matin, à partir de dix heures, à attendre que le destin lui ravisse ses derniers sourires. Chaque jour, il redoutait le pire, qu'une cruelle nouvelle ne mette son cœur en miettes. Et il attendait, avec rigueur, devant cette odieuse conquérante, qu'un point bleu surgisse enfin à l'horizon. Il aurait donné sa vie, tout ce qu'il possédait pour entrevoir, même dans les brouillards qui cernaient la mer, cette lumière bleue naître au-dessus des remous. Cet éclat bleuté était comme le bout du monde pour lui, la clef de sa délivrance. Il n'attendait que ça, la lumière bleue qui le délivrerait. Pourtant, ce dimanche-là, Pierre était encore plus soucieux qu'à l'ordinaire. Quelque chose tracassait la moindre parcelle de son être. Il était déjà midi mais la lumière bleue, tant espérée, restait invisible. Il ne voyait que cet épais nuage gris qui étreignait l'horizon et glissait sur la mer. Des mouettes tournoyaient sous la lumière grisâtre qui pénétrait les nuages, leurs ailes blanches épousant les contours du vent. Les oiseaux se laissaient porter par le courant d'air froid, avant de valser à toute allure vers la plage pour y rejeter des moules contre les roches et les galets. Les petites coquilles noires, sous l'impulsion de la vitesse, explosaient au contact de la pierre et s'éclataient en morceaux, tandis que les mouettes, exaltées, plongeaient à pic pour récupérer leur festin. Ce manège, Pierre l'avait observé des milliers de fois, il connaissait les moindres particularités de la côte de Bretot-sur-mer. Les rituels des oiseaux, les heures des marées, les habitudes des promeneurs longeant la digue, puis celles des vacanciers, l'été, venant s'échouer sur les galets. Et même lorsqu'il restait fixé sur l'horizon, il voyait tout, comme si ses autres sens supplantaient sa vue et captaient pour lui cette routine des bords de mer. L'odeur de l'air marin lui suffisait à connaître la position de l'eau. Il entendait les murmures des passants et il savait exactement, sans les voir, à quoi ces individus ressemblaient, il devinait leurs figures avec une précision et une acuité démentes. Il sentait le vent se presser contre son corps et il était en mesure, par cette seule sensation de l'air sur sa peau, d'évaluer la position des nuages et le temps qu'il ferait. Quand le vent s'engouffrait d'une certaine façon dans ses vêtements, il prédisait la pluie et l'orage, et les yeux fermés, il observait les nuages se gonfler d'eau, les premières étincelles crépiter dans le ciel. Cependant ce jour-là, ce que Pierre pressentait n'avait rien d'habituel. Les vagues étaient plus tyranniques qu'à l'ordinaire, et semblaient vouloir l'emporter dans leur sillage. C'était d'abord de lointaines ondulations qui provenaient du large et animaient la mer d'une force invisible. Puis, les ondulations devenaient des rouleaux, de plus en plus larges et de plus en plus hauts, et qui secouaient brutalement la surface de l'eau. Et enfin, ces immenses rouleaux, en un assaut bref et soudain, s'élançaient avec rage sur le sable, s'élevant avec grâce au-dessus de la plage, dans les brumes obscures de la tempête, avant de s'abattre, impitoyables, avec une brutalité inouïe sur le sol. Les écumes blanches se fendaient contre les roches, éclaboussaient les jambes du vieil homme, inondaient ses chaussures. Les rouleaux, en percutant la terre, émettaient un bruit sourd, un grondement vivant qui se propageait sur la côte, avant d'être rattrapé par le rugissement de la prochaine vague. À l'unisson, le ciel se peignait des mêmes tourments. Les nuages s'assombrissaient au fil des minutes, changeaient subrepticement la couleur de la mer qui tendait doucement vers le noir de jais. À mesure que le ciel se métamorphosait en une gigantesque ombre noire, l'espoir de Pierre s'amenuisait. Les heures s'égrenaient lentement et il n'y avait toujours aucune trace, aucun signal de la lumière bleue. Cette fois-ci, il en était certain, quelque chose était arrivé, un accident, une faille qui vient morceler le destin. C'était une fissure, quelque part, songeait-il, un bout de terre friable qui emporterait son bonheur, et le reste évidemment. Sa joie se réduisait à ce petit point bleu qui émergeait chaque matin de l'horizon, ni plus ni moins. La peur ainsi le rongeait, que l'impensable puisse se produire, qu'on lui arrache le cœur pour la seconde fois. Le souvenir de la disparition de ses parents était encore vif, il se rappelait avec une ignoble clarté le moindre instant de cette journée noire d'octobre. Il jouait alors dans la cour de récréation de l'école Sainte-Marie, docilement en tailleur, contre l'une des poutres de bois du préau. Pierre imaginait, entre les courbes de ses mollets et de ses cuisses, un monde extraordinaire où les figurines prenaient vie, rampaient avec effort jusqu'au sommet d'une superbe chaîne montagneuse que formaient ses deux genoux. Les cris des enfants, qui lui parvenaient du terrain de basket, l'enroulaient, l'incitaient à plonger plus profondément dans sa rêverie. Il sentait son cœur se gonfler de plaisir, son imaginaire dériver délicieusement vers des contrées mystérieuses dont lui seul avait l'accès. Pierre se laissait bercer par les cimes nacrées enneigées lorsque la maîtresse, soudainement, le tira hors de ses songes. Pierre n'avait jamais pu oublier le visage de cette femme ce matin-là, que la douleur avait déchiré, les yeux brillants de larmes, les lèvres de travers, les sourcils tremblants au-dessus de ses yeux verts. Les mots étaient tombés comme une sentence irrévocable, fauchant en un éclair les illusions d'un petit garçon dont on érode les rêves. Les sanglots d'abord lui serrèrent la gorge, puis s'enfoncèrent dans ses yeux, et il lui sembla que toute cette journée, il n'avait observé le monde qu'à travers le brouillard de ses larmes, une mince couche de tristesse qui recouvrait ses pupilles. Et l'horreur de cette journée ne l'avait jamais tout à fait quitté, Pierre redoutant que la mer n'emporte d'autres âmes, ne brise un autre destin dans sa houle. Néanmoins, Pierre, malgré la terreur qui l'enserrait entre ses griffes et l'angoisse qui remontait dans son estomac, restait parfaitement immobile, les jambes plantées dans le sol, les bras fermement collés contre son bassin, les mains agrippées sur les coutures de ses poches. Un fil invisible semblait tenir ses paupières en hauteur, de manière à ce qu'elles ne retombent point devant ses iris bleus, même le temps d'une seconde, de peur de manquer le moindre signe. Pierre osait à peine respirer, comme si le souffle qui soulevait ses poumons pouvait être un obstacle pour ce petit grain de lumière malmené par les flots, et il resta ainsi, aussi parfaitement immobile, devant cette Manche déchaînée. Ce ne fut qu'en début d'après-midi, alors que les prédictions les plus macabres s'enroulaient dans son esprit et commençaient à altérer le calme apparent de son corps, que de premiers tremblements agitaient, qu'une lumière enfin apparut sur la ligne arrondie de l'horizon. Pierre n'avait jamais rien vu de si beau de toute sa vie, une telle pureté, une telle délicatesse dans les reflets bleutés de ce point minuscule qui fendait les vagues. Ses mains, lentement, quittèrent les recoins de ses poches, et la joie le submergea d'une vague de douceur. Pour la première fois, il envisageait de pardonner à cette mer cruelle. La lumière s'agrandissait, s'épanouissait, s'épanchait avec passion sur la surface noire de cette eau vaincue. Pierre distingua, petit à petit, la proue du navire, le mât qui se dressait comme un flambeau au-dessus de la tempête, et un souffle de bonheur émanait de lui, irradiait les ternes galets de la plage. C'était à ce moment-là, alors que sa peur se dissipait enfin, que Pierre réalisa sa terrible erreur. La douleur du choc fut comme un coup de poing en pleine poitrine qui l'empêchait de respirer. Il suffoqua, et ses jambes, en un craquement sec, comme on broie du bois humide, se dérobèrent sous son bassin. Dans sa précipitation, il avait confondu la lumière tant attendue avec un simple bateau de plaisance, qu'un jeune homme, trapu, maniait avec difficulté. Il n'en croyait pas ses yeux, et la crainte qui s'était immédiatement volatilisée, revint aussi brusquement enserrer sa gorge, sa force se décuplant dans tout son être. Les genoux enfoncés dans le sable, la respiration saccadée, il attrapa son visage, les doigts griffant la peau, et il se laissa aller au désespoir. La pluie, que les nuages retenaient jusqu'alors jalousement, s'abattit violemment sur la côte. Les gouttes s'échouaient lourdement sur le sable et giflaient les joues du vieil homme, dont les repères n'étaient que de vagues réminiscences. Il ne se rappelait plus les raisons pour lesquelles il était là, sur la plage, sous cette pluie diluvienne qui ruisselait à l'intérieur de ses vêtements. Il ne se souvenait que d'une petite lumière bleue, et le monde se limitait à ce rayon bleuté qu'il chérissait plus que tout. Quel était ce point bleu, que représentait-il dans les vagues ? Il cherchait avec ferveur, les yeux égarés, tâchant de retrouver du fond de sa mémoire la raison qui l'avait amené ici. Était-il atteint d'une maladie qui rongeait son cerveau et effaçait, petit à petit, les ruines de son passé ? Qui était-il ? Il l'ignorait. La seule connaissance qu'il lui restait, la seule image qui conservait la même splendeur dans son esprit était celle de la lumière bleue. Le petit point coloré se diffusait dans son cœur comme une caresse d'amour, se répandait dans ses poumons et dans sa gorge, occultait dans son cerveau toute autre information, tout autre indice de sa réalité. Alors, sans savoir ce qu'il attendait, il se releva et resta sur le bord de mer, comme ahuri, concentré sur l'horizon, conscient que cette action était la seule possibilité qu'il lui restait. Il oubliait le froid qui engourdissait ses muscles, la pluie qui embrassait fougueusement sa peau, le vent qui luttait contre son immobilisme, les rafales s'appuyant contre ses jambes frêles pour le faire basculer. Il tenait bon, puisant le courage et la force dans cette lumière bleue qui ne cessait de l'envelopper. Quand soudain, il le remarqua, très loin à l'horizon, un reflet à peine visible qui grossissait sous la pluie. Pierre crut d'abord à une hallucination, une illusion, comme une oasis en plein désert aride, et il redoutait qu'après son cerveau, c'était finalement ses yeux qui l'abandonnaient. Il les fermait, puis les ouvrait à nouveau. Pierre croyait qu'il devenait fou tant il fixait avec démence ce rayon inconnu qui se rapprochait. S'agissait-il simplement d'éclats de lumière qui rebondissaient sur les écumes ? Puis, le rayon s'approcha, se transforma en un gros point bleu qui étincelait sur le fond noir de la mer et du ciel. Rapidement, le point prit des contours plus anguleux, formant un rectangle plus clair sur la mer. Le rectangle, à mesure que le temps filait et que les vagues redoublaient d'ardeur, se dessinait plus précisément et bientôt, ce fut un bateau de pêche que le vieil homme observait, qui vaillamment luttait contre la houle, la proue plongeant dans les abysses avant de se relever victorieuse au-dessus des vagues. La coque était entièrement bleue, d'un de ces bleus envoûtants qui entraînent l'âme vers les lagons exotiques du Pacifique. La mémoire lui revenait. C'était ce bateau qu'il guettait ainsi avec tant de conviction et de patience, celui qui hantait ses rêves et trop souvent ses cauchemars, lorsque parfois dans ses songes, le navire se fracassait contre les rochers. Il voyait alors la coque se fissurer, les hublots éclater en poussière, l'eau réduire à néant les efforts de toute une vie. Le bateau était englouti par cette mare de sel et en touchant les fonds marins, ne devenait plus qu'une vulgaire épave, quelques bouts de bois sans importance qui gisaient au milieu des anguilles et des sols sablonneux. La lumière bleue de ses nuits était là, se rapprochait de lui, découpait la mer en deux, combattait avec dignité les revendications de ces vagues qui venaient haranguer la proue. Les détails se précisaient, les filets de pêche pendus au cordage, les longs paniers en osier qui contenaient les corps flasques et sans vie des poissons, les cannes à pêche qui ornaient le devant de la cabine, les bouées rouges ballottées par les remous. Puis enfin, il la découvrit, cette jeune femme éperdument belle qui poursuivait la bataille contre la tempête, s'armait de bravoure pour vaincre la mer agitée. Revêtue d'un large imperméable jaune, elle courait, saisissait des cordages, empoignait avec vigueur des filets et des cageots. Ses cheveux roux flottaient sous la pluie, s'emmêlaient au contact du vent, comme si une entité habitait la longue chevelure et l'animait à la manière d'un marionnettiste. Les souvenirs de Pierre, un à un, s'embrasèrent, attisés par l'éblouissante beauté de cette apparition. Cette femme, déterminée et téméraire, était la raison de cette attente, la raison de son supplice, la raison de ses humbles prières. Il priait pour que, chaque jour, la mer lui rende sa plus grande folie, sa plus belle fierté, son plus grand amour, sa fille.
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