Au bout d'une cavalcade furieuse, la monture écumante cracha son ultime râle. Sur l'étroit chemin de montagne, la cavalière désarçonnée contempla le précipice, l'estomac noué par la terreur. Elle s'écrasa contre le talus dans un torrent de poussière et de gravillons puis dégringola brutalement la pente. Par réflexe, elle se protégea la tête, endurant les pierres qui poignardaient vicieusement son corps. Une accalmie temporaire survint au détour d'un champ d'herbe humide, mais l'illusion se dissipa pour céder au vide total. Sigil ouvrit les yeux. Une étendue d'eau sombre paisible l'attendait en contrebas. Sans objection, la femme creva la surface du lac et s'y engouffra dans un énorme splash. L'onde s'éloigna silencieusement de l'impact, seule témoin de la récente agitation. Quelques bulles précédèrent la remontée de Sigil qui fracassa l'eau dans un chaos de percussions. Elle regagna la grève à bout de souffle, pantelante, ensanglantée, les cheveux collés au visage. Mise à genoux par l'épuisement, elle grogna puis hurla de rage jusqu'à ce qu'une toux douloureuse ne l'étrangle.
– C'est fini, oui ? coupa une voix tranchante de mauvaise mère.
Sigil se tut sur l'instant pour observer ses alentours. Sous les frondaisons d'un gros chêne, entre ses racines tumultueuses, se tenait une autre femme, plus âgée, de presque quarante printemps. Elle se leva avec une assurance féline et avança d'un pas nonchalant. Ses vêtements, des vieilles guenilles rapiécées, lui donnait un air de sauvage. Le plus remarquable était son large manteau de fourrure gris. Sigil choisit d'abord une approche véhémente :
– Vous pourriez m'aid...
Sa phrase mourut lorsque ses yeux se rivèrent sur la hache passée au ceinturon de l'étrangère.
Oubliant ses récriminations, la cavalière se mit lentement debout, puis essora ses longs cheveux bruns pour regagner un minimum de prestance. Le manège fit glousser la rôdeuse sauvage qui reluquait la femme trempée. Une fois la toilette forcée terminée, Sigil marcha hors du lac pour vider ses bottes pleines d'eau.
– Alors, gamine, tu viens d'où comme ça ?
L'accent râpeux irrita les oreilles de Sigil qui se mordit les lèvres, en rupture de patience. Elle pesta après avoir remis sa seconde chausse.
– Excusez pour le bruit, j'essayais de ne pas me noyer ! – Laisse-moi deviner, la rôdeuse jaugea la tunique en soie bleue de la jeune femme, une souris des villes ?
Sigil jura et resserra les sangles de son sac à dos.
– Indiquez-moi juste la direction de Grand-Chêne. – C'est par là.
Le doigt pointait un taillis épais envahi de ronces.
– Comment suis-je censée... – Passer ? Sûr, ce n'est pas pavé... Je te souhaite bonne chance.
Alors que la vagabonde disparaissait dans l'ombre du bosquet, Sigil s'égosilla :
– Hé. Hé ! Hé ho ! Vous savez que c'est bientôt la fin du monde ? – La fin du monde ? Rien que ça, ironisa une voix déjà lointaine. – Donc vous l'ignorez ?
Magda, la rôdeuse, se crispa. Elle avait bien remarqué que quelque chose ne tournait pas rond. Une lourdeur dans l'air, une tempête en approche, plusieurs convois sur les routes, non pas des paysans ou des marchands mais des citadins. Et les jours, de plus en plus courts. Elle avait imaginé une guerre, quelque part. Magda se gratta la tête, laissant sa coupe de garçon en désordre. Elle reparut sous les rayons du soleil.
– Encore des histoires d'hommes, qu'est-ce que ça peut me foutre... – Non, pas cette fois.
Le ton de Sigil tremblait.
– Écoutez... Vous pouvez m'aider ? Sans la route, je vais me perdre. Amenez-moi au village le plus proche... C'est vraiment important, j'ai une mission à accomplir. – Ah... – S'il vous plaît, je vous en supplie ! – Bon, d'accord. De toute manière je devais y faire une course. – Merci, merci beaucoup !
Durant le trajet, Magda remarqua l'attitude impatiente de Sigil, sur le qui-vive, à scruter les ombres, les craquements du bois sec ou les bruissements de feuilles. C'était une petite femme, l'inquiétude lui donnait l'air d'une enfant agitée.
– C'est encore loin ? – On arrivera avant le coucher.
Sigil hocha la tête. Le village émergea à l'orée du bois, des cabanes faites de troncs et de grosses pierres indigo mal taillées. Du lierre courait le long des façades et couvrait les toits d'un manteau vert sombre. Certaines maisons se dissimulaient parfaitement entre les vieux arbres, en symbiose avec les larges branches qui s'encastraient au travers de leurs murs. Sigil s'avança prudemment, intimidée par un gros cochon au poil noir qui retournait la terre à quelques pas.
– Y va pas te manger, se moqua Magda. – Où sont les habitants ?
La rôdeuse haussa les épaules. Une silhouette à peine visible se distingua sous le linteau d'une entrée. La forme trébucha dans l'encadrement puis s'avança, accompagnée par un raclement sur la terre. C'était un type hagard, aux vêtements déchirés, qui traînait un maillet derrière lui. À la lumière mourante du crépuscule, les yeux fous de l'homme disparaissaient au creux de ses orbites noirs. Deux autres habitants apparurent entre les cahutes. L'un d'eux était couvert de sang coagulé, la face brunie par des croûtes.
– C'est trop tard, constata Sigil.
Magda ne réagit pas immédiatement, incertaine de la situation. Son instinct de survie prit le contrôle lorsque la masse crue s'éleva pour éclipser le soleil rouge. La femme entraînée exécuta une esquive parfaite. D'un mouvement fluide, elle saisit sa hachette et visa le crâne de l'agresseur avec la lame en demi-lune, entre les deux yeux. Le geste sans effort s'acheva sur un craquement spongieux. Le corps s'arracha au fer en tombant à genoux, du sang épais et noir dégueula par la plaie. La face mutilée s'effondra contre la terre. Sigil mit une main devant sa bouche. Des dizaines de cris saccadés s'unirent en une chorale gutturale. Les anciens habitants du village sortirent des ombres et formèrent une meute prête à attaquer, leurs visages cristallisés par une colère primale. Sigil chercha frénétiquement une issue, elle identifia un sentier serpentant entre des buissons épineux. L'adrénaline réduisit sa vision en un tunnel étroit : seule comptait la sortie. Son cœur qui cognait si fort à ses oreilles taisait les cris. Il n'y avait qu'elle, la peur et la course. Un impact lui faucha les jambes et elle chuta à quelques pas de son objectif. Ses coudes heurtèrent une pierre, la douleur foudroya son corps. Le cochon noir se remit sur pattes puis cavala dans la forêt, abandonnant Sigil, sonnée. Alors qu'elle se rétablissait, une gerbe de sang inonda son visage. L'odeur de fer entêtante mélangée à la chaude viscosité du liquide lui provoqua un violent hoquet. Un homme égorgé s'écroula à ses côtés, il tremblait de façon grotesque. Magda attrapa Sigil par le col et la força sur ses jambes. La rôdeuse la poussa brutalement pour ré-amorcer la fuite.
Elles se ruèrent dans la forêt poursuivies par les hurlements hideux. Magda bondit en tête comme un animal, ouvrant la voie entre les arbres resserrés. Lorsqu'elles émergèrent hors du bois, le soleil avait disparu. Une large plaine dominée par une lune timide s'offrait à leur vue. À bout de souffle, Sigil se plia vers le sol, ses jambes prêtes à lâcher. Magda écoutait. Le visage face aux étoiles, elle n'entendait plus aucun cri.
– On les a semés.
Sigil se contenta d'acquiescer entre deux inspirations laborieuses.
La marche reprit lentement. Elles grimpèrent une petite colline pour profiter d'une vision dégagée et s'installèrent pour la nuit. Même sous le couvert de l'obscurité, Magda perçut l'air minable de sa camarade d'infortune.
– Lave-toi le visage – elle lui donna sa gourde en cuir, et dis-moi en un peu plus sur cette fin du monde...
Sigil s'exécuta, l'eau glacée l'extirpa à la torpeur qui succédait l'effort.
– Je suis Sigil Motra, fille de Davion Motra.
Elle attendit, comme si cette révélation se suffisait à elle-même. Après un soupir, son histoire reprit :
– Mon père était le plus grand inventeur à la cour des cinq rois ainsi qu'un historien renommé, il étudiait la convergence. – Jamais entendu parler, commenta Magda.
Ignorant la déconfiture de son interlocutrice, elle commença à déballer la nourriture de sa besace.
– Tous les deux mille ans la convergence réduit les jours jusqu'à ce qu'ils disparaissent. Lorsque les ténèbres sont complètes... toute civilisation meurt et les esprits s'effacent. Cela commence par une haine contre les étrangers, puis les proches, la famille, et, à un certain point, soi-même. Il ne restera aucun survivant.
Magda réfléchit un instant. Si elle n'avait pas rencontré les gens du village en proie à une furie sanguinaire, l'histoire lui aurait paru absurde.
– Alors pourquoi fuir si c'est inévitable ?
Sigil but une rasade d'eau. La vue de la nourriture ne lui donna pas faim, son estomac noué lui faisait trop mal. Elle plongea sa main dans son col et exposa une amulette face à son visage. La pierre, qui tenait au creux de la main, luisait comme une luciole.
– Sunerille, une gemme rare qui protège de la convergence. C'est ce que mon père a découvert de nos ancêtres, après avoir traduit leurs écrits. Sans elle, nous n'existerions pas car tous les humains seraient morts deux mille ans auparavant.
Magda mordit son pain avec lenteur, ses yeux rivés sur les battements hypnotiques de la pierre.
– Elle est magnifique...
Malgré l'urgence de la situation, Sigil ne put s'empêcher de sourire face à la réaction enfantine de sa nouvelle camarade.
– Oui. Si seulement il y en avait plus... Sa rareté a provoqué la guerre entre les cinq rois, il n y en a pas assez pour les cinq peuples. – C'est pour ça que tu es partie ? Et ton papa il est où ? – Père et d'autres inventeurs... étudiaient un moyen de magnifier l'effet de la Sunerille avec une machine. Un ami à lui, un artisan de la cité du Grand-Chêne, a réussi. Nous allions le rejoindre mais... – la voix de Sigil se brisa, mon père a succombé à la convergence. Il refusait de porter la Sunerille, estimant que s'il ne pouvait sauver le royaume alors il ne méritait pas de survivre. – Mais c'est idiot, remarqua Magda.
Le commentaire blessa Sigil. Les nerfs à vif, elle s'emporta :
– C'est noble ! Pour autant, je n'attends pas d'une vagabonde à comprendre ce choix.
La rôdeuse rit sèchement.
– Vagabonde... qui t'a sauvée. Quelle ingrate, j'aurais dû te laisser au fond du lac.
Les deux femmes se retranchèrent en silence. La dernière tirade brûlait les joues de Sigil comme une gifle. Elle n'en pouvait plus. La mort de son père, la fuite, la convergence, sa mission... L'immense pression fragmentait son esprit et dispersait ses pensées en considérations inutiles : « Était-elle à la hauteur ? » « Aurait-elle pu sauver son père ? » « Peut-être serait-il plus simple d'abandonner ? » Son cerveau altérait les scénarios de façon futile. Le désespoir tissait sa toile, une araignée noire qui empoisonnait sa volonté. Elle prit une profonde inspiration pour repousser ce ressenti pervers avant qu'il ne l'infecte complètement.
Son regard se posa de nouveau sur l'ombre de Magda, à peine visible sous la faible lune.
– Je dois me rendre au Grand-Chêne.
En l'absence de réponse, Sigil continua son monologue :
– Je transporte une pierre de Sunerille massive, avec la machine nous pourrions sauver des milliers. – Nous ?
La voix rauque émergea des ténèbres, presque menaçante. Sigil sursauta et expliqua hâtivement :
– Je ne connais pas la région et il va m'être difficile de trouver un guide dans ces conditions. J'ai... besoin de ton aide.
Elle tutoya son interlocutrice. Ce fut à cet instant qu'elle réalisa que le nom de sa sauveuse lui était inconnu.
– Je suis désolée mais... comment t'appelles-tu ?
Un fou rire tonitruant répondit à la maladresse.
– Je suis Magda, idiote. La route n'est pas très loin, tu pourras la voir au lever du jour. Bon vent.
Sigil désespéra face au ton grinçant, elle dut faire preuve d'extrême tempérance pour garder son calme.
– Mais comment peux-tu être aussi indifférente à ce qui se passe ?
La question sembla rendre Magda plus sérieuse.
– Devenir un animal, ça serait un pas en avant pour certains et puis... les gens me haïssent. – Pourquoi ça ? – Je suis une meurtrière.
L'aplomb de la déclaration déstabilisa Sigil qui perdit ses mots.
– En fait, j'ignore pourquoi je t'ai aidée.
Il n'y avait pas de provocation cette fois, mais de la sincérité. La rôdeuse se leva et s'éloigna.
– Où tu vas ? s'exclama Sigil. – Pisser.
L'autre rougit jusqu'à la racine des cheveux.
Aucune parole ne fut ajoutée. Le sommeil tomba avec la lourdeur de l'épuisement physique et moral. Elles se réveillèrent à l'aurore, saisies par la fraîcheur du matin. Magda regardait le lever du soleil, assise en tailleur, aux côtés d'un cochon noir. Le cochon noir du village. Sigil traîna son corps endolori par les courbatures, un état aggravé par son estomac indécis entre une faim vorace ou une envie de vomir. Elle se déplaça avec raideur et s'arrêta au niveau de la sauvageonne. À l'horizon, la route était effectivement visible.
– Regarde qui j'ai trouvé hier soir.
La rôdeuse tapota le ventre de son nouveau compagnon, un geste accueilli par un couinement joyeux. Les yeux cernés de Sigil roulèrent vers le ciel.
– Tiens – Magda passa sa besace par-dessus son épaule, il reste de la nourriture.
La femme épuisée ne se fit pas prier, elle se jeta sur le contenu et s'assit ni trop près, ni trop loin.
– Tu vas m'aider à rejoindre Grand-Chêne ?
Magda ne répondit pas, occupée à gratter la tête du cochon, pensive. Elle grogna.
– Une fille à papa perdue dans la nature, pleine de noblesse mais incapable de voler de ses propres ailes.
Elle enchaîna d'un ton plus enjoué :
– T'inquiète pas, je connais. J'étais très, très noble moi aussi. Avant.
L'exaspération qui montait en Sigil reflua, chassée par la curiosité.
– Comment ça ? – Je ne suis pas née dans la forêt, qu'est-ce que tu crois...
En haut de la colline, elles admirèrent la plaine. Les herbes se courbaient face au passage de la brise irrégulière, formant des vagues sombres à la surface de l'océan de jade. Cette contemplation partagée dura quelques longues secondes.
– Peu importe, ouais, je vais t'aider. Je termine toujours ce que je commence.
Sigil n'ajouta rien, même si plusieurs questions se bousculèrent contre ses lèvres pincées. Au final, elle était surtout soulagée et ça lui suffisait. Après avoir terminé son repas léger, elle récupéra son sac et l'ouvrit entre ses jambes, puis déballa une énorme Sunerille.
– Regarde, souffla-t-elle.
Magda tourna paresseusement la tête. Son expression s'illumina lorsque ses yeux rencontrèrent la pierre. Chaque facette de la gemme taillée brillait d'une couleur différente, tout le spectre visible scintillait au rythme d'une cacophonie chromatique.
– Je peux la prendre ? demanda la rôdeuse fascinée.
Sigil lui tendit la gemme, elle devait la tenir à deux mains. Entre les doigts de Magda, le kaléidoscope s'assombrit, tourbillonnant dans une terrible tempête de tons froids, bleus, violets et gris. Surprise par ce changement inattendu, elle lâcha pierre.
– Ce n'est rien, expliqua Sigil, la Sunerille réagit à la température, t'as les mains froides, ajouta-t-elle narquoise. – Hmpf.
Sans l'admettre, Magda eut peur, une vague d'inquiétude l'avait ébranlée pour une fraction de seconde. L'inexplicable sensation d'avoir établi une connexion avec la pierre, de l'avoir corrompue et détruite d'un simple toucher. Lorsque la gemme regagna ses couleurs chaudes contre le sein de sa propriétaire, Magda soupira. Sigil fouilla une autre poche de son sac pour en révéler une Sunerille beaucoup plus petite.
– Prends celle-là. – Pourquoi faire ? – La convergence a emporté tous ceux qui m'étaient chers, ça te protégera.
Magda accepta le présent et le glissa dans un recoin contre sa poitrine.
– Ça ne veut pas dire que je suis ton amie, précisa-t-elle, et pour le cochon ? – Les animaux ne craignent rien.
Pour peu que l'on connaisse la route, Grand-Chêne ne se situait qu'à un jour de marche. En partant à l'aube, le duo avait une chance d'arriver avant la tombée de la nuit. Pourtant, après quelques heures, le soleil diminuait déjà. Arrêtées sur un chemin de rocailles flanqué d'orties, elles observaient le ciel rouge avec anxiété. Magda pesta :
– Ça ne fait aucun sens, je suis certaine d'avoir marché six heures, tout au plus. – La convergence s'accélère, il reste moins de temps que je ne le pensais. – Qu'est-ce que ça veut dire ? – Qu'il reste peut-être un ou deux jours... – Avant la fin du monde ?
Sigil hocha la tête. Cette fois, la rôdeuse paraissait plus concernée, l'altération du cycle circadien la rendit nauséeuse. Son cochon ressentit l'étrange malaise et se frotta contre ses jambes.
À la moitié du chemin, il fit nuit noire. Les pas crissaient sur le sable, un rythme ponctué par les piaillements d'oiseaux de jour. Sous l'obscurité. Ce décalage suffit à irriter Magda. Cette mélodie sonnait fausse, une dissonance criarde dans l'ordre naturel. Son cœur accéléra, encore et encore, jusqu'au point où elle dut s'arrêter, à bout de souffle, une force comprimait sa poitrine. Sigil remarqua la respiration pénible de la rôdeuse.
– C'est la convergence qui essaye de s'en prendre à toi...
La suite de la phrase fut étouffée. Magda ferma les yeux pour tenter de maîtriser la peur enserrée autour de sa gorge. Elle échoua très vite. L'air lui manqua, incapable d'entrer dans ses poumons écrasés par une terreur noire. La noyade mentale engagea une réaction conditionnée : le besoin urgent de combattre. Une nécessité haineuse et irrépressible. Sur le point de se rendre au désir de violence, une onde de chaleur douce irradia son corps, comme si elle venait de s'asseoir face au feu en plein hiver. Déstabilisée par ce contraste d'émotion, elle céda à une soudaine commotion. Sigil la rattrapa de justesse. À cette distance, elle sentit la forte odeur de résine de pin émanant de la veste en fourrure. Magda prit un long moment pour retrouver ses esprits, hébétée. Son cœur ralentit. Le bruit dans sa tête s'éloigna, effacé par le calme blanc succédant au déluge. Ce ne fut qu'après plusieurs minutes qu'elle comprit sa position allongée, sa tête posée entre les bras de Sigil.
– Je rêve...
Le cochon posa sa truffe humide contre son oreille.
– Apparemment non...
Consternée, elle se redressa sur ses coudes et essaya de se séparer de l'étreinte qui la supportait, sans succès.
– Tu peux me lâcher maintenant, marmonna-t-elle, merci. – Sans la Sunerille, tu serais passée de l'autre côté.
Magda perçut la pierre battre contre sa poitrine, comme un second cœur, avec un rythme contrôlé sur lequel ses propres battements s'alignaient. Sigil se leva, une main tendue à la rôdeuse qui l'empoigna pour se remettre debout. La différence de carrure entre les deux femmes faillit emporter le couple au sol. Après un effort coordonné, elles se retrouvèrent face à face. Magda prit sa distance et réajusta son manteau.
– Ça t'est arrivé aussi ? demanda-t-elle. – Oui, au début. Ensuite, c'est comme si la convergence se désintéressait. – Comment c'est possible ? – Je ne sais pas... mon père en saurait plus... Je ne suis pas aussi experte.
Elles reprirent la route aux côtés du cochon qui les séparait.
– Et tu faisais quoi exactement ? – Géologue. – Géo-quoi ? – J'étudie les pierres et les sols mais récemment, surtout la Sunerille. – C'est bien ça, étudier.
Après un court silence, Sigil demanda timidement :
– Et toi ? Tu faisais quoi avant la forêt ? – Rien, Magda gloussa avec tristesse, une sale gamine de riche. Aussi insupportable que tu puisses l'imaginer. Mon père en a eu marre et m'a mariée à un autre noble. Ça aurait dû me tenir tranquille. – Ça n'a pas marché ? – Non.
La réponse courte augurait un orage.
– J'ai tué mon mari – Magda cracha par terre, avec une hache, termina-t-elle.
Sigil hésita à continuer mais après tout, c'était la fin du monde.
– Que s'est-il passé ? – C'est pas une histoire jolie, elle grommela, il me battait, il ne supportait pas que je le regarde dans les yeux, que je lui réponde, que je le provoque, puis n'importe quelle excuse faisait l'affaire. Mon père s'en fichait, il ne voulait plus rien avoir affaire avec moi. Alors un soir, j'ai pris la hache sous l’appentis et j'ai attendu mon mari. Quand il a passé la porte je l'ai massacré. Il ne restait plus grand-chose d'humain, ni de lui ni de moi.
La rôdeuse marmonna encore une phrase juste pour elle qui la fit sourire dans la nuit.
– Puis j'ai tué les deux domestiques. Les sales petits domestiques qui regardaient sans rien dire et sans rien faire depuis toujours. Ensuite je suis allée au domaine de mon père et j'ai regardé le portail, j'ai jeté la hache et je suis partie.
Une fois son récit achevé, elle put sentir la gêne de sa camarade, muette.
– Tu voulais savoir.
Sigil hocha la tête.
– Je suis désolée pour ce qui t'est arrivé. – De quoi ? s'exclama Magda d'un ton amusé, je ne regrette pas. Je voulais être libre. Je vais même te dire : j'ai aimé ça.
Le ton carnassier fit frissonner Sigil. Elle revit le moment où Magda fendait le crâne de l'un des villageois avec abondance de détails. Le bruit du tranchant de la hache qui pénétrait l'os. L'ultime grognement étranglé de l'homme. Le sourire de la rôdeuse, fin, qui s'étirait le long de ses joues comme une fissure sur la glace. Le sang, sur le visage, les mains, sous les ongles, partout.
– Regarde, là.
Sigil s'arracha aux pensées morbides. Une multitude de petites lumières perçaient la nuit, à l'horizon mais aussi en hauteur, les lanternes du Grand-Chêne.
– On y est presque.
Grand-chêne se dressait au pied d'un arbre à la taille exceptionnelle, un titan de plusieurs millénaires. La ville s'organisait en trois cercles concentriques. Au premier rang s'étendaient des champs et des fermes, au second les maisons des marchands et au troisième, les artisans. Les racines du grand chêne rampaient jusqu'à la périphérie, séparaient les bâtiments et façonnaient les quartiers tarabustés de la cité. Une ambiance étrange étouffait la ville. Personne ne marchait dans les rues, personne ne parlait, les gens gardaient les portes closes, l'air puait l'amine et le souffre. La longue artère principale qui menait au centre de la ville était bordée de centaines de bougies couleur chair. Leurs flammes dansaient à l'unisson. Derrière cette barrière symbolique, autant de corps reposaient à même le sol, côte à côte, couverts par des draps parfois ensanglantés. L'endroit n'était pourtant pas abandonné. Au loin, un cri de douleur, interminable et intense, cingla l'atmosphère pesante. Sigil sursauta, le cœur au bord des lèvres, ses jambes refusaient d'emprunter la route macabre. Magda retint son cochon qui commençait à renifler les cadavres :
– C'est pas bon... C'est pas bon du tout, doubla-t-elle à voix basse.
La rôdeuse rejoignit sa camarade absente.
– Viens, ça ne sert à rien de rester ici. Il est où l'ami de ton père ?
Sigil secoua la tête et déglutit, sa bouche asséchée l'empêchait de parler. L'homme qu'elle cherchait pourrait se trouver parmi les corps.
– Il...
Sa voix se brisa en un croassement rauque, elle peina à refouler ses larmes.
– À l'observatoire, en haut du chêne. – Alors allons-y, affirma simplement Magda.
Sigil reprit sa marche avec le tournis, elle était arrivée trop tard. Elle eut connaissance des enjeux dès son départ mais la confrontation à la réalité l’assomma brutalement. Après la perte de son père à la convergence, elle imagina que l'abandon de la rationalité, de la conscience, était la pire chose possible. À présent, témoigner de la fin et d'y survivre lui parut bien plus horrible. Une brusque envie de se débarrasser de la Sunerille accabla son esprit : il ne restait plus rien à sauver de toute façon.
– Bouge !
L'exclamation de Magda lui parvint à distance, comme si elle se trouvait sous l'eau, mais une poigne puissante l'empêcha définitivement de se noyer dans ses pensées.
– Qu'est-ce que tu fais ?
Sigil cligna des yeux, elle s'était mise à pleurer sans même s'en rendre compte. Sa bouche s'ouvrit mais aucun son n'en sortit.
– Plus si sûre de toi pour sauver le monde, c'est ça ?
À chaque mot, Magda secouait le corps frêle. Constatant l'absence de réaction, elle lâcha prise d'un air dégoûté.
– Donne-moi la pierre, je vais m'en occuper puisque c'est comme ça.
Sigil fit un pas en arrière, le sang revint irriguer son visage blême. Elle ignorait s'il s'agissait du regard ou des paroles méprisantes de la rôdeuse mais la colère l'anima enfin.
– Pourquoi faire ? ! Regarde, il n'y a plus rien, plus personne ! C'est trop tard ! – Pff, ton papa, il a bien mal choisi. – Comment oses-tu ! hurla Sigil à pleins poumons.
Magda lui rit au visage.
– La vie, c'est moche. Il va te falloir une peau plus épaisse. Même mon cochon a plus de caractère, gamine.
Sigil voulu sauter à la gorge de Magda, faire taire cette pie moqueuse mais son corps resta figé, incapable d'agir. Elle pointa des yeux meurtriers vers la rôdeuse.
– Pourquoi. Pourquoi tu es là de toute manière ? – Tu me l'as demandé ? – Non, tu sais très bien ce que je veux dire ! L'esprit libre, indépendante, qui n'a besoin de personne...
Magda haussa les épaules.
– Parce que je fais ce que je veux, justement. – Parce que tu es seule. Personne ne veut de toi, pas même ton père. Ni même ton ma...
Sigil ne termina pas sa phrase, surprise par la dureté de ses propres mots. La tension atteignit un point critique, la main de Magda glissa vers la lame de sa hache.
– T'as la langue bien pendue...
Les mots furent sifflés entre des dents serrées. Après un moment d'hésitation, la rôdeuse relâcha son arme et haussa les épaules.
– Mais j'imagine que je l'ai peut-être mérité.
Le changement soudain d'attitude laissa sa partenaire médusée, elle qui crut son dernier souffle arrivé.
– Tu m'as embarquée dans ce plan, alors maintenant, tu termines ce que tu as commencé. Si tu crois que les gens méritent d'être sauvés, ajouta Magda en détournant les yeux.
Sigil hocha la tête, sa détermination retrouvée. L'échange violent avait détourné son attention, elle se fichait de l'échec, il était trop tard pour revenir en arrière, abandonner reviendrait à déshonorer son père et son sacrifice. Comment avait-elle pu seulement penser autrement ? Elle se sentit honteuse, de son moment de faiblesse et de ses propres paroles. Sans plus d'hésitation, Sigil reprit sa poursuite, en première.
L'observatoire était accessible par un monte-charge, Madga dut s'acharner avec toute sa force sur une large manivelle pour remonter le leste. Elle garda la roue en place et ordonna à Sigil de rejoindre la plateforme avec le cochon, puis lâcha le mécanisme et bondit pour s'accrocher au rebord de l'élévateur. Sigil l'aida à grimper et elles s’assirent l'une contre l'autre. Les lumières de la ville se réduisirent à de minuscules points dans l'obscurité à mesure de la montée. Malgré le désastre, il y en avait des centaines. Cette vision conforta Sigil, elle imagina les familles regroupées autour des foyers, ceux qui n’avaient pas cédé à la convergence. Elle tenait leur destin entre ses mains. Lentement, son regard glissa vers Magda qui ne fixait pas la cité mais le ciel, une main sur son cochon.
– Je... commença Sigil. – Le soleil doit revenir, coupa la rôdeuse, c'est tout ce qui compte. – Je suis désolée pour ce que j'ai dit, je ne le pensais pas. – Moi, je le pensais.
Sigil allait saisir la mouche mais elle perçut l'air moqueur qui se jouait d'elle.
– Peste, tu n'arrêtes jamais.
La réplique élargit le sourire de Magda.
Le monte-charge s'arrêta à la naissance d'une large branche, l'observatoire se trouvait à son extrémité. Le passage avait été aménagé avec une plateforme de bois cerclée par des parapets qui arrivaient au-dessus de la taille. De gros globes phosphorescents bourgeonnaient sur les murets et baignaient le chemin d'une lumière tamisée verdâtre. Elles s'engagèrent sur la passerelle mais ralentirent le pas lorsque des cris agités leur parvinrent. À une dizaine de mètres, quatre ombres se disputaient dans un échange à peine cohérent. Magda s'avança la première, arme à la main. Sa silhouette spectrale se matérialisa sous les lumières vaporeuses, attirant immédiatement l'attention. L'un des hommes s'approcha avec une démarche étrange, son corps entier tremblait, sur le point d'exploser, ses lèvres bégayèrent comme si former des mots relevait d'un effort impossible.
– P-p-partez.
Magda ne broncha pas, ses doigts serrèrent le manche de sa hache avec préméditation. Sigil s'imposa et intervint d'une voix ferme.
– Nous possédons la solution à la nuit, il nous faut juste atteindre l'observatoire. Rien de plus.
L'homme ne répondit rien, occupé à fixer quelque chose d'invisible. Sigil fit signe à la rôdeuse de la suivre, qui obéit sans conviction, méfiante. Le plan parut d'abord fonctionner. Soudain, l'un des types jaillit depuis l'ombre, en silence. Malgré sa vigilance, l'action fut trop rapide pour Magda. L’agresseur attrapa Sigil à la gorge et lui planta un couteau en os dans le ventre jusqu'à la garde. Il tordit la lame qui sillonna la peau en une crevasse écarlate. Le cœur de Magda s'arrêta pendant une courte seconde. L'instant d'après, elle taillait le visage de l'homme. Le fer trancha la chair et les muscles de la joue, déchaussa plusieurs dents et se ficha à la moitié de la mâchoire inférieure. D'une torsion de poignet, la rôdeuse libéra l'acier. L'os céda dans un craquement mat. L'homme ne mourut pas sur le coup et tomba sur les fesses, il expulsa un cri horrible et inarticulé. Une deuxième attaque qui sectionna la trachée le fit taire. Les trois autres se lancèrent dans la mêlée. Magda jeta sa hache. L'arme fendit l'air et acheva son vol juste au-dessus du sternum de sa cible. À deux contre une, les enragés rouèrent la rôdeuse de coup de poings et de bâtons. Elle perdit du terrain et se retrouva acculée à la rambarde, une massue cogna son arcade et le sang inonda son œil. Sonnée et aveuglée, elle ne vit pas le coup suivant au menton. Son corps s'affaissa contre le mur, sa vision troublée par des points lumineux. Une fatigue profonde enlisa ses mouvements mais elle ne céda pas. Guidée par l'instinct, Magda bondit en avant et ceintura son attaquant pour l'envoyer au sol. Elle se redressa rapidement et frappa avec une fureur animale. Son poing défonça le visage de l'homme, brisa le nez et les pommettes. L'acharnement fut tel qu'elle y cassa ses propres phalanges. La douleur exacerba sa rage, elle n'avait plus aucun contrôle. Un coup brutal l'atteignit derrière la tête. Ça ne l'arrêta pas. Elle prit la matraque de sa victime et se tourna vers le dernier adversaire. Il ne pouvait reculer, lui-même imperméable à la peur. Magda esquiva une volée d'offensives déchaînées mais maladroites, puis asséna un violent coup de botte sur le côté d'un genou trop exposé. La jambe se plia sous un angle peu naturel et se déroba, entraînant le combattant dans une chute inévitable. Sans hésiter, Magda abattit sa massue avec une ardeur frénétique. Quand elle eut terminé, son arme imbibée de sang tomba au sol. À bout de souffle, elle se traîna jusqu'à Sigil. La jeune femme gisait dans une marre pourpre qui s'assombrissait sur le bois nu. Magda redressa la blessée.
– J'ai cru... gémit Sigil, de plus en plus pâle. – Tais-toi.
Avec douceur, la rôdeuse appliqua un bandage improvisé sur la plaie. Elle retira sa veste en fourrure et enveloppa sa camarade.
– Tu vas avoir un peu froid.
Sans effort, ses bras soulevèrent Sigil qui ne pesait rien. Elle resserra son étreinte autour de la carrure fragile.
– J'ai vu des blessures pires que ça, c'est juste impressionnant.
L'observatoire était désert. Plusieurs machines aux rouages complexes dormaient dans les ténèbres. Une large ouverture donnait sur le ciel et surplombait une construction qui semblait avoir été montée récemment. Des pièces métalliques et des outils reposaient en désordre sur les établis qui entouraient l'engin, imprégnés par une forte odeur d'huile mécanique. Magda se demanda si la machine était vraiment terminée.
– Hé, t'endors pas !
Sigil cligna des yeux, son corps s'engourdissait, maintenir sa conscience requérait un effort de plus en plus grand.
– C'est ça ta machine ? – Oui... c'est elle. – T'es sûre ? Y en a plein d'autres. – Il y avait un dessin dans la lettre en plus des instructions, je la reconnais. – Qu'est-ce qu'on doit faire ? – Il doit y avoir une séquence à exécuter puis, Sigil gémit, la pierre. – Tu vas le faire, affirma Magda, je ne sais pas comment sauver le monde, moi.
Avec délicatesse, la rôdeuse déposa Sigil dans un fauteuil qui faisait face au panneau de contrôle principal. L'ancienne géologue inspira profondément, elle regroupa ses forces et analysa les leviers et les boutons. L'afflux d'informations lui donna la nausée et épuisa son esprit chancelant, un simple clignement de paupière manqua de l'endormir pour toujours. Magda posa ses deux mains sur les épaules de Sigil. Le cochon noir grogna à ses pieds et la regarda avec des yeux humides.
– Tu vas le faire, encouragea la rôdeuse.
Cette fois, Sigil se redressa sur son siège, ignora la douleur qui lui cingla l'estomac, ignora le sang qui coulait entre ses jambes, et commença à manipuler l'appareil avec des gestes lents mais sûrs. Après un instant, elle fit signe à Magda.
– La Sunerille – Sigil tira un levier et une trappe s'ouvrit au cœur de la machine, révélant une chambre entourée de miroirs, place ça là, ici.
D'un pas mesuré, la rôdeuse approcha la cellule. À cette distance, l'engin vrombissait légèrement. Elle récupéra la pierre du sac, la gemme brillait d'une intensité redoublée entre ses mains. Un feu de flammes rouges, jaunes, orange et roses, qui couraient sous la roche comme des poissons colorés. Avec déférence, Magda déposa la pierre extraordinaire sur son réceptacle. La trappe se referma et Sigil reprit ses manipulations. Quelques secondes plus tard, une explosion illumina la pièce, un coup de tonnerre à peine perceptible, puis un rayon intense de lumière fila vers l'ouverture jusqu'au ciel. Doucement, des filaments argentés s'étirèrent sur le firmament. Ils s'intensifièrent et l'or creva le plafond noir, le soleil filtrait au travers de l'épais manteau d'ombres. Progressivement, le jour apparut et le rayon de la Sunerille scintilla discrètement sous la lumière matinale, s'unissant avec l'éclairage naturel. Madga admira la transformation avec fascination.
– C’est incroyable...
Sigil se délectait du ciel bleu pâle, des quelques nuages gris clairs. Elle ferma les yeux, un sourire sur les lèvres. Deux bras puissants l'ancrèrent de nouveau dans la réalité.
– Reste là ! – Tu aideras les autres comme tu m'as aidée, murmura la voix mourante, la vie va être difficile... – Tu le feras toi !
Sigil voulut rouvrir les yeux mais elle n'y parvint pas.
– Ne me laisse pas seule, implora Magda.
L'esprit distant n'entendait plus les mots de la rôdeuse, il y avait juste la chaleur de la fourrure et l'odeur de pin.
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