Ils la remplissaient d'ombres froides et grouillantes, projetant dans son esprit la multitude. Leurs rêves la révulsaient. Des mille-pattes qui rampaient sur sa colonne vertébrale, à l'extérieur de sa peau nue et parfois à l'intérieur comme des parasites fouillant sa chair. Le processus se répétait chaque nuit. Un abus durant lequel ils venaient profaner le sanctuaire de ses pensées vivides et précieuses pour y imposer leur corruption. Elle aurait hurlé sous la pression de l'horreur, perdue entre les chocs, les chutes et les creux imposés par l'imagination inconcevable de ses hôtes, si l'extracteur de rêves ne la maintenait pas en sommeil absolu. Mais la violence de cette incursion glaça ses sens au point de consumer sa réserve habituelle. Il se manifesta, à peine visible sous la surface du sombre lac que formait la multitude, tendant ses mains vers elle. La distance qui les séparait semblait minimale, pourtant aucune quantité d'effort ne permit de les réunir. Lorsqu'elle essayait de le rejoindre, il coulait plus profondément, englouti par l'eau muée en une nuée d'insectes.
Elle ouvrit les yeux. Son corps et son esprit engourdis par les drogues injectées pour décupler la puissance de ses rêves. Les aiguilles de la machine se rétractèrent dans une série de cliquetis et de sifflements, quittant ses bras et ses jambes. Au début, elle avait souvent vomi mais avec l'habitude elle parvenait à ravaler la nausée prégnante du réveil. Brume se détacha du cercueil matelassé dans lequel elle reposait, vêtue d'un chemisier sans manches qui tombait sur ses genoux. Ses doigts s'accrochèrent sur le rebord métallique, puis elle se souleva pour l'enjamber et poser ses pieds sur le carrelage en terre cuite.
Dissimulée sous un assemblage organique de plaques noires, la machine ressemblait à une araignée morte, sur le dos, avec ses seringues repliées vers le plafond. Elle continuait de ronronner dans le dos de Brume. Un bruit entêtant qu'elle haïssait et qui la hantait parfois jusqu'au milieu du jour. Malgré son aversion viscérale pour cette pièce du palais, elle prit le temps de se préparer, consciente de ce qui allait se produire à cause de la nuit passée. En contraste avec monstre d'acier, une coiffeuse en bois laqué décorée de motifs floraux se dressait à côté de la porte de sortie. Une relique. Brume s'installa face au miroir et contempla son reflet en promenant ses doigts fuselés sur son visage. Elle était l'une des dernières survivantes de son peuple, une humaine, préservée en captivité pour son habileté à rêver. Son teint avait la couleur du cuivre, plein de chaleur, en opposition à ses iris vert clair presque translucides. Contrairement à la majorité des esclaves, elle avait le droit de conserver ses cheveux et les retenait grâce à un serre-tête en bois sculpté.
Elle se maquilla le contour des yeux avec du charbon, absente, puis brossa patiemment sa coiffure. Une robe noire à la coupe simple mais élégante, souvent rapiécée, l'attendait sur son chevalet. Ce vêtement possédait une histoire amère ; il avait été récupéré lors d'un pillage par son maître, puis offert comme un vestige de l'humanité à sa favorite. Elle l'enfila sans désir et l'ajusta sur ses épaules. Après un soupir, Brume quitta le réduit.
La salle attenante était les appartements impériaux, une suite construite dans le style traditionnel kvine : des murs façonnés dans un amalgame de roche et de cire extrêmement rigide, délimités en cellules hexagonales. Un plafond voûté venait adoucir l'architecture en cassant la géométrie rigoureuse des parois. Les Kvines valorisaient l'utile au luxe et le seul fait d'avoir un espace personnel de taille conséquente constituait déjà un grand privilège. Plusieurs casiers, forgés dans un métal sombre, s'alignaient contre un mur face à la couche rudimentaire de l'empereur. Un bureau avec trois chaises faites de la même matière que les armoires se dressait devant une baie ouverte sur le ciel. Il n'y avait ni vitre, ni terrasse, seulement un accès sur le vide qui embrassait une façade entière.
Raljoras, le tout-puissant empereur des Kvines, se tenait debout aux côtés d'une autre machine à rêves. Il se retourna à l'arrivée de Brume, déplaçant sa masse colossale avec une grâce confondante. Chef de guerre, Raljoras mesurait une stature intimidante même pour les standards de son espèce et atteignait presque trois mètres. Son corps était renforcé par une couche de chitine noir et brun, noueuse comme de l'écorce et marquée par de nombreux impacts. La protection naturelle s'articulait aux jointures grâce à une collection d'écailles emboîtées les unes aux autres à la façon d'une armure parfaitement ajustée. Quatre arêtes osseuses de taille croissante remontaient de ses avant-bras jusqu'à ses coudes, servant autant de défense que d'arme au corps à corps. Son cou était trapu, enfoncé entre ses épaules, et portait une tête insectoïde. Deux rangées d'yeux superposés perçaient sa face aux traits anguleux, au-dessus d'une bouche bordée par plusieurs mandibules qui bougeaient constamment d'avant en arrière. L'épaisseur des membranes de son visage et la noirceur fixe de son regard ne lui permettaient pas d'exprimer la moindre émotion. Un gargouillis suivi de plusieurs cliquetis émana de la gorge de Raljoras, puis il expulsa des mots d'une voix gutturale :
– Approche, ma vorashka.
Brume obéit et avança ses pieds nus sur les dalles triangulaires du sol. Elle garda ses yeux baissés en guise de respect envers son maître. L'empereur déplia son énorme bras pour poser l'une de ses mains à trois doigts sur le sommet du crâne de la femme. Une pression aurait suffi pour qu'il l'écrase et punisse l'humaine délicate entre son pouce et sa paume, mais elle lui était trop nécessaire. Il lui caressa la tête comme un animal de compagnie, frottant désagréablement sa peau rugueuse dans les cheveux de Brume.
– Ton esprit volubile contamine la vision de la multitude. Une négligence que nous devons arracher, vorashka. Je ne souhaite pas ta souffrance mais l'enjeu de notre rêve doit être rafraîchi.
En entendant les mots arides de Raljoras, Brume tressaillit et gémit en ravalant à grande peine un sanglot. Une aspiration rauque accompagnée de clappements désapprobateurs répondit à l'effusion.
– Non, nous ne voulons pas voir tes canaux lacrymaux s'épancher.
Elle hocha le menton rapidement et essuya ses yeux. Raljoras récupéra un contenant en verre placé sur un rangement sous son lit. Avec une dextérité remarquable pour la grosseur de ses doigts, il ouvrit le bocal et y pêcha délicatement une larve de Kossac entre ses griffes. Le ver d'un centimètre se tortilla dans l'étreinte alors que Raljoras l'approchait du visage de Brume. Elle ferma les yeux en tentant de lutter contre son dégoût, mais ne parvint à retenir un hoquet lorsque l'insecte s'infiltra dans l'une de ses narines. Un chatouillis écœurant remonta son nez jusqu'à son front, puis un éclair de douleur la fit crier. Arrivé à destination, le ver creusait les muqueuses pour s'y lover, alors que sa victime battait vainement l'air des mains. Raljoras relâcha son esclave qui tomba à genoux avant de se recroqueviller sur elle-même.
– Va t'alimenter, vorashka, tu iras à la cinquième tour. Maintenant.
Encore tremblante, Brume se remit debout et tituba au travers de la chambre dans sa hâte. Elle se fracassa contre la porte en l'atteignant, prit un instant pour recouvrer ses sens ainsi que le peu de dignité qui lui restait, puis déverrouilla le loquet et s'échappa. Un râle secoua Raljoras devant la scène lamentable jouée par l'humaine ; il aurait eu presque pitié d'elle et de la fragilité touchante propre à son espèce. L'empereur se déplaça face à la baie, releva les élytres en chitine qui couvraient ses ailes et se jeta dans le vide, chutant librement avant d'activer son vol en direction de la première tour.
* * *
Le siège du pouvoir Kvine, le palais des sept tours, perçait les cieux au sommet d'un à-pic si élevé qu'il disparaissait dans les nuages, invisible depuis le sol. Il n'y avait aucune muraille pour le protéger, sa hauteur inaccessible suffisait à rendre un assaut impossible par des moyens conventionnels. Les sept flèches à l'aspect décharné se dressaient sur sept monts répartis en hexagone avec un donjon central, chacune éloignée d'une centaine de mètres. Raljoras s'occupait des affaires impériales à la cour de la première tour. Le dossier de son trône d'os s'achevait en un cercle entouré de pointes et l'auréolait comme un soleil ocre. Il était sculpté à la gloire de ses accomplissements retranscrits sur les nombreuses marches du monument. Depuis cette position dominatrice, Raljoras écoutait les informations rapportées par la ruche, une sélection de ses meilleurs agents, courtiers, guerriers et scientifiques. Des sujets rationnels qui demeuraient les piliers de la civilisation kvine depuis des siècles.
À la fin de la séance, une audience particulière fut demandée par le chercheur Xomon. Lui et son équipe étudiaient les connexions entre le rêve et l'esprit de la multitude, un thème qui intéressait Raljoras par-dessus tout. L'empereur congédia le reste de la ruche pour recevoir les nouvelles a priori brûlantes d'importance de son subalterne. En comparaison à la moyenne des Kvines, Xomon semblait chétif, avec une posture courbée comme si le fait de porter ses élytres suffisait à l'écraser. Il compensait sa carrure inférieure par une intelligence aiguisée, calculatrice et impitoyable. Son efficacité cruelle parvenait même à lui donner l'admiration des combattants.
– Haut seigneur, voix de la multitude, ma requête pourrait te sembler insolente mais je te promets qu'elle est dans le plus grand intérêt de notre empire, alors je te prie de réserver ton courroux. J'ai besoin de ta vorashka pour une expérimentation capitale.
La voix sifflante ponctuée de clapotis du scientifique se tut face au grondement sourd qui émergea de la poitrine de Raljoras.
– Expose tes raisons.
– Haut seigneur, tu n'es pas sans savoir que je travaille sur la transmissibilité des rêves de l'espèce humaine. J'ai mis au point une version modifiée de l'absorbeur de rêve, une version qui pourrait projeter et enfermer les rêves dans un support solide pour une utilisation ultérieure. Les avancées qu’apporterait cette technologie nous permettraient de vaincre le grand froid, le seul frein à notre expansion. Mais je ne dispose que de piètres rêveurs collectés parmi la ruche… Tout l'empire sait que ta vorashka est sans égale et que la vivacité de ses rêves est si grande qu'elle te permet de communier avec la multitude.
L'audace de la demande contraria l'empereur mais il eut assez de sagesse pour ne pas s'y fermer immédiatement, plutôt intrigué par les détails de la méthode.
– Quel support physique permettrait une prouesse pareille ? Cela paraît irréaliste.
– Oui, je ne serais pas venu avec une telle proposition sans te présenter cette matière, Haut seigneur.
Xomon produisit une pile de plaquettes enveloppées dans un morceau de tissu noir. Elles étaient lisses, uniformes, flexibles et tiendraient au creux d'une paume humaine.
– Un matériel composite nouveau, extrêmement complexe à manufacturer même pour les meilleurs artisans de la ruche, le Mydridan. Il montre une affinité exceptionnelle pour nos arcanes. Nous avons mené des tests d'imprégnation de rêves sur ces tablettes, cela a presque fonctionné mais les efforts des rêveurs étaient trop faibles et les effets se dissipaient après quelques minutes. Nous sommes confiants dans la réussite : ta vorashka y parviendrait.
Le scientifique possédait un talent pour pétrir son exposé d'une assurance presque irritante. Raljoras avait l'impression que le choix ne lui appartenait pas, qu'un refus serait une absurdité car le projet semblait sur le point de se réaliser. Néanmoins, il ne pouvait nier la pertinence générale de l'idée.
– Est-ce que cela placerait la vorashka en danger ?
Une courte hésitation interféra avec la confiance de Xomon lorsqu'il fut confronté à cette question. Il se reprit vite mais Raljoras détecta et nota le moment de doute.
– L'expérience demande un investissement certain, surtout pour les moindres rêveurs. Mais…
L'empereur redressa une main de l'accoudoir de son trône, ordonnant le silence, puis fit signe d'approcher. Xomon gravit les marches en prenant soin de ne pas croiser le regard de son supérieur. Le corps tendu par l'anticipation, il essaya de masquer sa peur lorsque Raljoras l'attrapa sans se lever et le fit s'effondrer au sol. Un ichor sombre se mit à couler depuis sa gorge entaillée par les griffes du chef de guerre. Malgré ses efforts d'endurance, il lâcha un râle de douleur en subissant l'étreinte toujours plus puissante et ses réflexes de survie s'activèrent. Sa tentative de défense trop tardive ne fit que provoquer plus de souffrance et pour un instant, il crut que Raljoras allait simplement le tuer.
– Si mon accès à la multitude est perdu ou altéré à cause de tes délires de grandeur, je te démembrerai. Tiens-tu toujours à réaliser cette expérience ?
– O… Oui… Haut seigneur, s'étrangla Xomon.
Après un claquement de ses mandibules, l'empereur libéra son emprise. Le scientifique tomba sur ses quatre membres, toussant et crachant une bave épaisse qui se mélangea à son sang.
– Va à tes préparatifs. Rejoins-moi à la cinquième tour.
– Merci, merci… Je ne te décevrai pas, Haut seigneur.
* * *
Un étage complet de la cinquième tour était dédié à Brume, un confort qu'aucun autre esclave de l'empire n'aurait pu espérer. Chaque jour, une cabine transportée par deux Kvines l'emmenait dans les airs jusqu'à sa prison dorée. Elle prenait ses repas sur une plateforme à ciel ouvert, entourée d'un jardin d'arbrisseaux au feuillage flamboyant rouge et orangé, face à une vue incomparable de la vallée en contrebas. Un chef cuisinier, lui aussi humain, car les Kvines n'entendaient rien aux subtilités des goûts de cette espèce, préparait la nourriture en utilisant des ingrédients de la plus haute qualité. Aujourd'hui, elle dégustait une assiette de fruits de mer récoltés le matin même à la capitale.
Elle n'avait normalement aucun problème à manger, mais son appétit restait en berne sous l'effet de la larve de Kossac. Des bruits de grattement ne cessaient de la harceler, des insectes rampaient sur les murs, la table et dans son plat où ils remuaient lentement entre les coquilles Saint-Jacques. Parfois, les bêtes s'entortillaient sur ses bras et ses chevilles, effleurant ses sens avec le mouvement rapide de leurs pattes. Elle sursautait au contact affreux et se frictionnait dans l'espoir de s'en débarrasser, ne parvenant qu'à se soulager temporairement car la sensation revenait toujours à un autre endroit. Ces hallucinations entraînées par l'infestation passagère devaient renforcer sa concentration envers la multitude lors de ses prochains rêves.
Brume explosa, ses nerfs mis à vif par le traitement. Elle balaya la table puis jeta les couverts par terre qui se fracassèrent dans un tonnerre de métal et de poterie brisée. Un hurlement rauque lui brûla la gorge. Le cri se répéta jusqu'à l'écorchement de ses cordes vocales cisaillées par la douleur. Sa respiration muée en un sifflement, elle resta debout, les yeux écarquillés alors que ses visions se dispersaient sous l'accès d'adrénaline. Un garde en retrait dans une alcôve l'observait sans esquisser le moindre geste ; il n'avait la permission d'intervenir que pour empêcher un suicide. La vorashka devait conserver une certaine liberté émotionnelle, une autre nécessité humaine.
Enragée par sa condition ainsi que la présence de l'espion, Brume se retira en trombe vers le côté opposé de la terrasse. Son éloignement causa une réaction du planton qui s'approcha d'une démarche rigide tout en demeurant à bonne distance. Elle préféra l'ignorer et plongea son attention vers les plaques de nuages agglutinées quelques mètres plus bas. Au départ, presque six ans plus tôt, elle avait essayé de se tuer mais les Kvines la rattrapaient aussitôt. L'habitude et la routine avaient ensuite retenu ces impulsions ; son esprit s'accommodait à l'horreur avec une indolence insupportable. Elle avait abandonné, résignée face au sort.
Pourtant, au loin par-delà les montagnes, des humains continuaient de vivre. Elle le savait car Raljoras lui rapportait souvent des nouvelles d'escarmouches et se plaignait de la pugnacité de son peuple malgré sa quasi-extermination. Les Kvines avaient conquis toutes les zones méridionales au long de la côte océanique, mais leur expansion rencontrait un frein dans les terres froides. Ils ne supportaient pas le climat, leur physiologie poïkilotherme sombrant rapidement en état de catatonie sous la morsure des températures glacées. Nombreux avaient été les contingents perdus au cœur des toundras escarpées avant que l'empire n'accepte le statu quo.
Brume tentait d'imaginer sa liberté dans le bleu du ciel. Elle ferma les yeux pour visualiser son rêve : il apparut, son visage solaire l'illumina en un flash. Une onde de chaleur traversa sa poitrine avant de s'évanouir en un soupir. Le pauvre sourire de l'esclave se résorba en une moue mélancolique, soufflé par son chagrin. En reportant son attention sur l'horizon, elle crut que les hallucinations revenaient la hanter et une fine pellicule de sueur couvrit son front. Deux silhouettes noires souillaient le firmament entre les tours.
* * *
Avec la permission de Raljoras, un des étages de la cinquième tour fut réaménagé en laboratoire temporaire. Une cohorte d'ouvriers débarqua au milieu du jardin pour déplacer les plantes puis modifier l'agencement de certains murs. À renfort de résine et de métal, ils dressèrent une pièce isolée abritant la nouvelle invention de Xomon. Le chantier ne prit pas plus qu'une heure ; un temps unique à l'efficacité des Kvines. Durant l'assemblage final de la machine à rêves, l'empereur analysa de très près les différentes parties et connectiques ensevelies au cœur de l'appareil, comme s'il cherchait un possible défaut dans leur conception.
Brume suivait les travaux affectée d'une angoisse acérée. Le sentiment, à la façon d'une vigne parasite, se développait en elle et étouffait ses facultés, drainait l'énergie de ses muscles. Seuls ses yeux balayaient l'activité des Kvines à un rythme exacerbé, rougis par la panique. Avant d'être placée sous la tutelle directe de l'empereur, elle avait souvent servi de cobaye entre les mains de différents scientifiques intéressés dans ses capacités à réaliser des rêves lucides. Leurs expérimentations étaient crues dans leurs concepts, mais raffinées dans les formes de douleur qu'elles offraient.
Raljoras se détourna de son étude, laissant Xomon s'occuper des paramétrages finals. Il demeurait inquiet et frustré, doutant de sa décision, saisi d'une intuition contraire. Cet instant de tiédeur ne lui ressemblait pas. Lorsqu'il remarqua l'état de Brume, prostrée dans un coin de la pièce, son irritation diminua.
– Ah ! vorashka…
En réponse à l'appel, elle baissa la tête. Raljoras la rejoignit et lui releva le menton du bout des griffes. Le geste rare força l'humaine à contempler le visage du Kvine. L'horreur que Brume avait longtemps ressentie envers la race insectoïde s'était lentement transformée en apathie, mais la proximité parfois imposée par l'empereur continuait de la mettre sur ses gardes ; un reliquat de son instinct de survie face à ce qu'elle savait être un prédateur.
– Je serai toujours proche. Si Xomon n'accomplit pas sa tâche correctement ou s'il t'abîme d'une manière, je le saurai et je le tuerai. Nous serons bientôt à nouveau réunis dans la multitude.
En dépit de la crainte qu'elle éprouvait envers lui, les mots de l'empereur rassurèrent Brume. L'étrange instant de paix se fractura à mesure qu'il s'éloignait, cédant à un sentiment de vulnérabilité. Elle ne pouvait chasser l'impression de se retrouver entre les mains de ses anciens tortionnaires.
L'expérimentation débuta le soir même après un exposé interminable de Xomon sur les conditions et les objectifs de ses travaux. Il n'avait pas caché sa curiosité envers Brume, cherchant en elle un détail qui la différencierait des autres humains, mais ne nota rien de spécial mis à part son caractère plus défiant que la norme. Une conséquence probable des largesses de l'empereur envers la vorashka. Elle ne l'écoutait pas toujours, ou ne répondait pas aux questions sans rapport au projet. Un fait déplaisant auquel il ne pouvait que se soumettre.
Brume avait facilement saisi le but de l'expérience mais ne croyait pas en sa faisabilité. Les Kvines, malgré leur compréhension avancée des arcanes et de la guerre, étaient incapables de rêver. Ils devaient parasiter les songes des humains pour atteindre cette expérience sensorielle et en ressortaient illuminés, contactant ce qu'ils définissaient comme la multitude, l'esprit de ruche. Xomon voulait créer un pont entre les rêves et la réalité pour puiser dans ce potentiel illimité. Une idée vaine selon Brume car les rêves étaient ce qu'ils étaient : des mirages insaisissables qui n'appartenaient pas à la réalité. Un concept échappant aux esprits inflexibles des Kvines.
Vêtue de sa chemise de nuit, elle s'allongea dans le cercueil de sommeil et ferma les yeux. Xomon enfonça une douzaine d'aiguilles sous la peau de Brume, puis introduisit d'autres connexions invasives dans ses oreilles. Un crépitement d'électricité statique fit grimacer l'humaine, soudain tendue et gémissante. Le phénomène alerta le chercheur qui se dépêcha de réduire l'intensité de ses paramètres en cliquetant des mandibules. À son soulagement, la vorashka retrouva son calme et il put enclencher l'administration des drogues catalysant les rêves.
Brume demeura quelques minutes dans un état de vertige où son corps semblait chuter en arrière, puis la sensation se stabilisa et elle tomba dans une inconscience sereine. Elle n'avait plus rêvé seule, sans contrôle, depuis des années. Cette intimité oubliée ouvrit un torrent d'émotions positives qui renversa sans résistance la mémoire de la multitude. Son esprit lucide s'évada comme un animal longtemps gardé en cage et menaça de se déchaîner, de rejeter la réalité et d'engendrer un monde fou de richesses. Mais Brume appela une mémoire spécifique, contenue dans un espace réduit et un temps infini.
Elle était assise dans un lac, couverte jusqu'aux hanches par une eau transparente. La température de l'étang était fraîche, saisissante, mais s'opposait aux rayons chauds du soleil dans un contraste équilibré. Une forêt de chênes se dressait sur les abords de la grève. Les vieux titans végétaux aux frondaisons verdoyantes formaient une enceinte autour de la clairière et l'isolait du monde. Il y régnait un calme absolu, sans un pépiement d'oiseaux, juste le bruissement des feuillages et le grondement lointain du vent. Brume plongea sa main dans l'eau pour attraper une poignée de gravillons : des noirs luisant d'humidité, des gris aux veines rouges et des bleu turquoise. Au creux de sa paume, elle joua avec eux du bout de son pouce, perdue dans la simplicité de son moment. Un sourire éclaira son visage lorsqu'il murmura son nom :
– Brume… Brume…
L'appel tourbillonna, l'enveloppa et pénétra sa poitrine comme une onde d'énergie. La lumière, ancrée à l'essence de Brume, se fragmenta en un prisme de couleurs éclatantes en la traversant. Elle ouvrit la bouche à la recherche d'air, soudain vidée, prête à imploser. La panique faillit la submerger avant qu'elle ne parvienne à reprendre son souffle d'une inspiration brûlante. Son regard se baissa vers l'éclair qui la perçait de part en part. Elle put voir son cœur battre, à ciel ouvert et baigné par la lumière. Sa chair était exsangue mais il tonnait vigoureusement, remplissant le silence de ses claquements. La vision suspendit Brume dans un état émerveillé, puis elle s'effondra.
* * *
Xomon n'avait pas eu à chercher l'empereur pour l'informer de ses conclusions sur l'expérience. Dès l'aube, Raljoras s'était rendu à la cinquième tour, tombant des cieux comme la foudre. Il ne prêta pas attention au scientifique surexcité qui se jeta à ses pieds, mais s'enquit plutôt de la santé de Brume. L'humaine s'était déjà débarrassée de sa torpeur et salua son maître d'une courbette. Elle paraissait bien plus radieuse qu'à l'habitude, soutenue par une force intérieure qui transpirait au travers de son expression paisible. Intrigué, Raljoras daigna s'intéresser à Xomon toujours collé à ses talons.
– Quels sont les résultats ?
– Étranges, mais prometteurs. La réputation de ta vorashka ne semble pas exagérée, Haut seigneur. Par ici…
Le scientifique indiqua la machine qui vrombissait en sourdine. Il se dirigea vers une console placée en marge du cercueil et en dévissa le couvercle. Un nuage de vapeur s'envola du conteneur, provoquant un léger recul de Xomon. Équipé d'une pince à long manche, il procéda à l'extraction d'un râtelier métallique qui portait une dizaine de plaquettes en Mydridan. De l'huile fumante ruisselait des pièces incandescentes, répandant une odeur d'acide dans l'air. Le chercheur déposa sa prise avec précaution sur une table protégée par plusieurs chiffons. Il accéléra le refroidissement des tablettes à l'aide d'un énorme soufflet, les essuya, puis brandit l'une d'entre elles devant Raljoras.
– Le rêve de ta vorashka est cristallisé à l'intérieur…
– Comment…
Avant que l'empereur ne puisse poser sa question, Xomon libéra les arcanes tissées dans le Mydridan à la seule force de sa volonté. Une onde basse souleva les perceptions des Kvines, alors que la tablette vomissait un torrent d'eau froide et de gravier sur le sol. Raljoras émit un râle confus et s'empara de l'objet d'un geste si vif que Xomon ne s'en rendit pas immédiatement compte. Il ne cacha pas sa contrariété lorsque le Mydridan demeura obstinément inerte entre ses griffes.
– Haut seigneur, elle ne peut pas être réutilisée tout de suite, essaies-en une autre.
Un clappement impatient accueillit l'explication. Il haussa ses larges épaules caparaçonnées et accepta une seconde plaquette. La différence fut évidente dès le contact. Un crépitement remonta son avant-bras pour se loger dans son coude et la matière semblait vibrer contre sa paume, parée à détoner. Raljoras détecta également une autre sensation familière lors de son évaluation. Une présence qui l'enivrait lorsqu'il touchait la multitude, gorgée de pouvoir, de passion, propre à la vorashka. Il se laissa envahir par les arcanes, puis dans un craquement d'écorce et de roche brisée, un chêne naquit au milieu de la salle. Le géant s'éleva jusqu'à crever le plafond, causa l'effondrement d'une partie du plancher par son poids et se stabilisa à demi penché, ses racines hérissées hors du sol. Quelques feuilles voltigèrent doucement sur les deux Kvines médusés.
– Les rêves de ta vorashka sont définitivement volubiles, Haut seigneur, je crois qu'il serait plus sage de tester le Mydridan hors du palais.
Raljoras, trop estomaqué pour répondre, se tourna vers Brume. La femme gardait sa figure baissée mais il aurait juré qu'elle souriait furtivement. L'empereur récupéra son port et finit par concéder :
– J'avais mes réserves sur tes expériences… Mais me voilà convaincu. Commande aux ouvriers de réparer ce désordre et reprends ton œuvre sans t'arrêter. Quelle sera la prochaine étape ?
– Je pense, sans vouloir outrepasser mes droits, Haut seigneur, qu'il faudrait parvenir à canaliser ta vorashka vers des rêves utiles qui nous rapprocheraient de la multitude. Peut-être pourrais-tu le lui faire savoir ?
L'expérience était complexe, car l'intervention directe d'un Kvine durant le processus de rêve empêchait son assimilation dans le Mydridan. Un effet annulateur que Xomon avait déploré durant ses précédents essais. En conséquence, il devait persuader l'humaine de coopérer car son indépendance paraissait déjà problématique.
L'empereur acquiesça mais gronda pour exprimer son agacement. Il se lassait des manières directrices de Xomon même si, par chance, ses avis demeuraient de bonne intelligence. Le scientifique comprit qu'il dansait dangereusement avec la patience de son seigneur et se retira de sa vue pour ne pas l'énerver plus encore. Raljoras l'ignora et rejoignit Brume qui s'intéressait au chêne de sa création. Elle vérifiait la réalité de l'arbre en le palpant du bout des doigts, réchauffée par une flambée d'euphorie face à son accomplissement. L'intrusion de Raljoras la pressa à cacher sa joie et elle s'agenouilla pour offrir une preuve d'humilité supplémentaire.
– Vorashka, tu as la permission de parler. Est-ce que tu as choisi de t'opposer à nos désirs ?
Brume examina la question avec prudence.
– Non, mon vorash, jamais je ne commettrais une telle trahison. Je le promets sur notre lien.
Après un moment où l'empereur jaugea le degré d'innocence de l'humaine, la tension s'atténua devant la candeur qu'elle exprimait. Il ne trouva rien à exploiter au fond du regard attristé de Brume et enchaîna :
– Fais ce qui doit être fait. Tu pourras accéder à une faveur si tu progresses vers la multitude. Tu sais ce que nous ferons dans le cas contraire.
Elle s'inclina avec déférence.
– Oui. Je ferai de mon mieux. Si j'échoue alors je mériterai ta colère, vorash.
– Je ne serai pas en colère contre toi. Je désire seulement que tu ne souffres pas.
* * *
Brume ne comprenait pas comment le phénomène de capture de ses rêves fonctionnait, ni quelle arcane était à l’œuvre derrière cette prouesse, mais elle avait mille idées sur la façon de l'utiliser à son avantage. La méconnaissance des Kvines sur la sauvagerie des songes serait sa porte de sortie, ou du moins une opportunité qu'elle ne raterait pas. Un jour auparavant, elle s'imaginait vaincue et ils la voyaient domptée. L'invention de Xomon avait ravivé les espoirs de Brume.
Avant qu'elle ne s'installe dans le cercueil de sommeil, le scientifique avait passé de longues minutes à lui rappeler l'importance du sujet de ses rêves. Cette fois-ci, elle écouta avec l'attention d'une élève disciplinée, en admiration devant son professeur qui lui apportait l'illumination. Elle alla s'endormir peu après, l'esprit en ébullition, inspirée comme une peintre qui n'avait pas réalisé de toile depuis des lustres. Son passage dans l'inconscience fut coloré, remplit d'étincelles et de flashs chromatiques.
Ses capacités à la rêverie lucide reprirent vite le dessus pour organiser le chaos et générer une lumière unique, blanche, infinie. Le canevas reçut des traits noirs, des ondes d'encre qui dessinèrent une estampe en clair-obscur. Du tracé naquit un relief et le monde imaginé par Brume prit forme en s'élevant vers le ciel. Elle volait au-dessus du paysage avec deux larges ailes d'oiseau, planant sur les courants d'air sans efforts, tourbillonnant dans un déluge de flocons sans en ressentir le froid. D'un puissant battement, elle monta crever les nuages et ressortit à la surface de l'océan de coton là où le soleil dorait les nuées. Son cœur exalté explosa sous l'emprise d'une jouissance qui lui fit oublier ses sens. Elle roula des yeux, perdant le contrôle de son impulsion, et commença à retomber enveloppée dans ses ailes.
Un sourire vorace étira ses lèvres alors qu'elle se retournait pour un plongeon. Sa vision s'emplit de la vapeur filandreuse des nuages puis elle émergea dans la tempête. Brume semblait épargnée par les vents forts, seulement parée de légers flocons qui lui gravitaient autour, comme si elle était l'œil du cyclone. En bas, la neige recouvrait son monde jusqu'à effacer les détails sa peinture. Elle survola les plaines immaculées pour venir se percher au sommet d'un escarpement. Ses ailes frémirent à l'atterrissage avant de se replier dans son dos à la façon d'un papillon.
– Brume…
Une silhouette s'avança à ses côtés, au bord de falaise. L'apparition était trouble ; elle possédait les contours d'un homme mais ondoyait comme une flamme sombre. Malgré cet anonymat, Brume savait exactement de qui il s'agissait.
– J'aimerais pouvoir te ramener, souffla-t-elle soudain mélancolique.
– Ici tu peux tout accomplir.
– Je… Je ne peux pas. Il y a quelque chose entre toi et moi, une barrière que je n'arrive pas à franchir.
– Le parasite, la multitude.
La réponse rendit Brume pensive. Elle rêva longtemps, tournée vers le vallon enneigé, ajoutant des éléments sur le paysage selon ses envies. Est-ce qu'une brèche pouvait s'ouvrir pour le libérer ? Existait-il encore ? L'absence de solution créa une boucle d'interrogations qui figea le temps. La blancheur du décor s'intensifia et Brume perdit pied. Elle tomba en chute libre dans un gouffre venteux, soudain privée de tout support, son cœur à l'arrêt. Par-dessus le vacarme des rafales, elle perçut sa voix calme avec une clarté de cristal :
– Je t'aime.
* * *
Fait rare, Brume s'éveilla en sursaut, piquée à vif par une montée d'adrénaline. Les aiguilles plantées dans ses muscles la meurtrirent mais elles se rétractèrent au mouvement brusque. Elle récupérait maladroitement de son étourdissement, essoufflée et cherchant à se redresser dans son lit. Malgré son chahut, Xomon ne sembla pas la remarquer. Les mandibules du scientifique claquaient d'anticipation alors qu'il s'occupait de refroidir les plaquettes de Mydridan. Apparemment, il ne comptait pas attendre la venue de Raljoras pour entamer son étude.
Le lever de Brume attira enfin l'attention de Xomon qui jeta un rapide coup d'œil vers elle. Devant l'air échevelé et ahuri de son cobaye, il se contenta d'émettre un bruit en staccato, une sorte de ricanement kvine. L'humaine lui rendit un mauvais regard et alla s'habiller de façon plus décente. Elle feignait le calme mais ses jambes et ses mains tremblaient lorsqu'elle enfila ses vêtements.
Xomon organisait plusieurs tablettes face à lui, vingt-et-une au total, et les touchait du bout de ses griffes comme s'il cherchait à sélectionner la meilleure.
– Elles ne vous décevront pas.
L'intervention verbale de Brume réussit à surprendre le scientifique. Une telle audace était unique ! De toute sa carrière, il s'agissait de la première fois qu'un humain lui adressait la parole sans permission. Elle devait se croire intouchable grâce à la protection de l'empereur. Xomon la rabroua avec sécheresse :
– Tais-toi, sang chaud. Tu n'as rien à dire. Il sera décidé par le Haut seigneur et moi-même si tu as accompli ton office.
Elle ne répondit rien mais ne montra aucun signe de soumission. Le Kvine exaspéré choisit de l'ignorer et se décida à ramasser une des pièces de Mydridan. Une sensation d'immense pouvoir grandit en lui, un chant harmonieux d'arcanes gonflées d'énergies qui l'emplissait de contentement. Il n'aurait voulu reposer la plaquette sous aucun prétexte ; l'appel était irrésistible. La multitude se trouvait là, l'humaine n'avait pas menti.
Une bourrasque gelée frappa le visage de Xomon lorsqu'il affranchit le rêve capturé. Le contact soudain brûlant du Mydridan arracha un jappement au Kvine qui fut obligé d'abandonner sa prise. Il regarda son bras couvert de givre étincelant, puis se retourna vers Brume. L'humaine s'emparait des autres plaquettes et les emballait dans un morceau de tissu.
– Qu'as-tu fait ?!
La colère de Xomon céda à la panique quand il sentit le froid souffler sur ses mollets. Une marée de glace se répandait rapidement sur le sol depuis la plaquette de Mydridan et menaçait de l'atteindre. Le Kvine bondit en arrière, renversa une table et tomba à la renverse.
– Vous vouliez mes rêves… prenez-les.
Brume jeta une pièce de Mydridan droit sur la poitrine de Xomon d'un geste dédaigneux. Le scientifique essaya de se relever mais les arcanes avaient déjà éclos et un froid fulgurant congela son torse. Son tronc s'immobilisa alors que ses autres mouvements ralentissaient à mesure de la propagation du givre. La vague de gel parvint à son cou, puis dépassa son menton, avant de l'envelopper complètement et de figer ses cris.
La salle entière cédait à l'assaut de la glace quand Brume s'élança en destination du jardin. Parvenue sur la terrasse, elle se concentra sur une autre plaque de Mydridan et une paire d'ailes émergea de son dos en déchirant sa robe. Le déploiement de ses nouveaux membres s'acheva en un claquement qui souleva un large nuage de poussière. Sous la lumière rousse de l'aube, elles brillaient d'une aura ardente. Brume s'envola alors que le givre colonisait les dernières dalles du balcon. La pierre se craquelait sous la pression intense du froid et une partie de la structure s'écroula dans le vide, affaiblissant le reste de la cinquième tour. En quelques minutes, l'aiguille Kvine mal en point s'affaissa sur elle-même, balafrée par une large crevasse de gel.
Brume ralentit son vol pour contempler la chute de l'un des doigts du palais. Sciée par un bûcheron invisible, la moitié de la tour se détacha dans un craquement puis tomba en silence avant de s'écraser au sol. Plusieurs Kvines échappèrent à la mort en s'enfuyant par les fenêtres et bourdonnaient maintenant autour des ruines à la recherche de réponses. Par curiosité, Brume s'orienta vers la septième tour, centrale au palais et demeure de l'empereur. Une ombre massive venait de la quitter et fendait les cieux en solitaire. Raljoras. Les perceptions affûtées du Haut seigneur ne tardèrent pas de remarquer sa vorashka à l'allure angélique et il se lança à sa poursuite.
Brume possédait une avance mais l'empereur maîtrisait son vol bien mieux qu'elle et finirait par la rattraper. Elle profita du délai pour activer les tablettes de Mydridan et les semer sur les terres Kvines. Des giboulées explosèrent dans le sillage de l'humaine, forçant Raljoras à éviter les turbulences ou à lutter contre les vents tranchants. L'atmosphère se refroidit et s'épaissit de plus en plus, jusqu'à ce qu'un véritable blizzard n'éclate. N'importe quel autre Kvine que Raljoras aurait abdiqué face aux engelures qui tailladaient son corps, mais l'empereur s'acharna, concentré sur la silhouette indistincte presque à portée de main.
Le passage de Brume créait une ouverture lumineuse, un tunnel dans la tempête, qui permit à Raljoras de tenir. Comme un insecte inexorablement attiré par la flamme, le Kvine redoubla d'efforts. Son impulsion le propulsa sur le flanc de sa voraska, et d'un coup de griffe exercé aussi beau que mortel, il trancha un bras ainsi que la base de l'une des ailes de sa proie. Brume ne perçut pas la douleur, anesthésiée par la vitesse et l'adrénaline, mais seulement un choc. Elle hoqueta de surprise et tourbillonna sur elle-même, tentant en vain de reprendre le contrôle. Une traînée écarlate marqua la trajectoire de sa vrille alors qu'elle perdait ses forces et sa lutte.
Raljoras se jeta pour la rattraper entre ses bras puis entama une descente vers le sol. Sa mission accomplie, l'empereur sentit la fatigue abrutir son corps. Il trébucha et dut mettre un genou à terre en se posant sur la toundra. Jusqu'à l'horizon, il n'y avait que des flocons qui virevoltaient tout en douceur. De la neige s'accumulait sur les épaules et la carapace du Kvine, noyant lentement sa volonté à combattre le froid.
– Vorashka… Pourquoi ?
Brume se tenait aux portes de l'inconscience, pourtant ses paupières alourdies se rouvrirent sur un regard gorgé d'espoir. Elle ne voyait plus les traits inhumains du Kvine, mais ceux d'un homme. Le visage fut d'abord diffus, indéfini, plein de lumière, puis l'épiphanie la frappa et elle sourit, ses yeux bordés de larmes.
– Tu ne te souviens toujours pas ? demanda-t-elle d'une voix brisée.
La question résonna profondément en Raljoras. Une première réaction inhibitrice de son esprit essaya de la rejeter et de l'oublier. Un processus qui aurait normalement triomphé si la température glacée ne diminuait pas les capacités du Kvine à leur minimum. Il fut envahi d'une émotion étrangère, normalement bannie : le chagrin. Le poids de son propre corps devint si lourd à porter qu'il quitta sa posture martiale pour se courber.
– Je suis désolé, Brume, murmura-t-il.
Une rafale emporta les mots et acheva le Kvine. Malgré le froid extérieur, il ressentit une chaleur réconfortante dans son cœur avant le sommeil final. Brume, quant à elle, rêvait.
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