Un été doux, orchestré par un soleil enthousiaste et tempéré par un champ de nuage, illuminait la journée. À l'ombre des parasols, soda glacé en main, une femme s'efforçait à saisir un point invisible où ciel et mer ne se scindaient plus. Ses iris océaniques cerclés d'une étrange corolle pâle constituée d'ovales imbriqués les uns aux autres fixaient l'horizon. Ce regard n'avait rien de commun.
Contemplative, elle souhaitait ignorer la marée d'yeux qui scrutait le moindre de ses mouvements. En vain. Sa main se contracta et le verre gémit, un éclair se propagea le long du récipient meurtri. Une silhouette s'imposa dans son champ de vision. Elle programma un sourire factice sur son visage trop lisse, anticipant la teneur de la conversation à venir. Sa main se relâcha.
– Je vous ai reconnue ! Vous êtes la Reine rouge, non ?
Elle pencha la tête avec lenteur, acquiesçante.
– Je peux prendre une photo avec vous ?
Sans se départir de son sourire machinal elle se leva avec flegme. Son exécution était précise, exempte de gestes inutiles, parfaite, gracieuse. Sa main, petite, fila vers l'épaule de l'inconnu qui sursauta, impressionné par la force colossale qui se saisit de lui. Elle le ramena contre son corps athlétique sans dire un mot. Gêné, il dut s'extirper de l'étreinte pour sortir son téléphone et prendre le cliché, le front en sueur.
– Merci... Heu, bonne journée...
Elle put se rasseoir, sa coupe fendue déversait une mare de liquide sur la table, gâchant la boisson fraîche. D'autres approchaient déjà. Sa lèvre inférieure trembla et elle éclata le verre entre ses doigts, entaillant sa paume. C'en était trop. La reine ferma son poing, essorant le sang des plaies, les gens se figèrent à quelques pas, surpris par l'accident. Accompagnée du silence, elle vida les lieux.
Elle essayait, aussi fort que possible, mais échouait à chaque fois. Elle se frotta les bras, étalant le sang sur sa peau, palpa ses muscles et les sentit sous sa chair. Une vitrine lui rendit son reflet, son visage aux lignes étrangères, ce visage qu'elle ne reconnaissait pas. Froide malgré la chaleur, des frissons mordaient ses nerfs, léchés par la transpiration glacée le long de l'échine. Elle les sentait grouiller, rampant, fourmillant comme autant d'insectes. Bourdonnant dans son crâne, les cris.
* * *
– Physiquement, tout va bien. Tes performances sont d'ailleurs bien au-delà de n'importe qui.
Le bureau du médecin était un marécage de cahiers et de livres. Il ajusta ses lunettes pour lire les résultats des tests. C'était un homme presque vieux, les cheveux poivre et sel, aux yeux pochés alourdis de cernes séculaires. Son visage chiffonné déplia un sourire amical pour rassurer une de ses plus anciennes patientes, une amie. La Reine rouge ne pouvait détacher son regard du pendule de Newton qui cliquetait à intervalles réguliers.
– Annah ?
Le nom sonna comme un écho à l'esprit éloigné de la femme.
– Oui, elle s'arrêta, détachée, j'ai cassé un verre sans faire attention la dernière fois. Je ne voulais pas, mais il fallait que je le casse. C'est comme ça.
Les coupures étaient déjà refermées, à peine visibles. Elle plia plusieurs fois sa main, releva la tête, le docteur posa ses papiers.
– Je sais que c'est difficile, c'est pour cela que je fais tout mon possible pour t'aider. Mais comprends bien qu'un bilan psychologique s'impose si tu veux aller mieux, je ne peux rien faire d'autre que te prescrire encore des anxiolytiques si tu ne me parles pas. Tu ne peux garder de telles expériences pour ta seule conscience. J'ai eu des retours d'autres soldats C.D.P : nombreux sont retournés à la vie civile sans problèmes avec un bon suivi psychologique. Tu es une battante, tu peux t'en sortir, tout comme tu t'es sortie de cette guerre.
Les iris bleus auréolés de pastel gris clair affichaient un ciel triste, pluvieux. Les contours s'embuèrent comme si elle se trouvait derrière une vitre.
– D'accord.
Il resta muet. Cela faisait deux mois qu'il attendait ce debriefing, que sa patiente monolithique se laisse aller. D'un geste il saisit son téléphone, appuyant sur une touche.
– Reportez mon prochain rendez-vous. Merci.
Raccrochant le combiné, le psychiatre se laissa glisser dans son large fauteuil de cuir noir, juxtaposant ses mains l'une contre l'autre. Ils se fixèrent un long moment, puis elle dévia son regard vers la fenêtre.
– Je faisais du rangement, il y a une semaine...
Elle avala sa salive, une onde rida son visage pendant une fraction de seconde, puis sa peau reprit sa teinte égale, polie.
– J'ai trouvé des affaires de quand j'étais au lycée. Pas grand-chose, un classeur de mathématiques, des bulletins, une photo de classe... Je suis dessus, je reconnais des personnes, mais pas moi. Je ne sais plus qui je suis mais je suis dessus, je le sais. – Ce type de dissociation est courant chez les personnes qui ont dû changer de visage. C'est complètement normal d'être perturbé par une modification aussi radicale. Apprécies-tu ton nouveau visage ? – Je crois qu'il est joli. J'ai beaucoup de mal à me regarder dans un miroir. – S’il te convient, il te faut l'accepter. Ce qui te définit, c'est ce qui est à l'intérieur, en toi. Il faut voir le visage comme une interface : cela permet d'exprimer tes émotions d'une manière très précise, mais tu gardes le même caractère, tu es toujours la même personne. La chirurgie te permet de vivre une existence sensible. – À l'intérieur je suis toujours la même. – Exactement. Tu es Annah Torres. – Je...
Ses mots s'étranglèrent. Les lignes sans âme de son visage se brisèrent et l'humanité parut irriguer son expression pendant un instant. Elle crut voir un havre, une pause, un îlot calme, mais les cris strièrent ses pensées et lui coupèrent les ailes.
– Dan... Je n'y arrive pas, je ne peux pas ! – Qu'est-ce qui t'en empêche ?
Elle était droite comme un I, les mains à plat rivées sur le bureau, son agitation allait crescendo. Le médecin observa l'apparition de ce comportement maniaque, le trauma était important, plus qu'il ne l'aurait imaginé. La Reine rouge disposait d'une volonté hors du commun pour être restée aussi longtemps sans craquer.
– D'accord, laissons ce problème de côté pour le moment. Comment gères-tu ta nouvelle vie, au quotidien, tu as des activités ? – Je sors, je marche la journée, des heures. Des fois je m'arrête dans un parc ou un café.
Elle marqua une pause.
– Les gens me regardent, tout le temps. Eux, ils me reconnaissent. – Ils t'abordent ? – Oui, souvent ils veulent des photos. – Est-ce que ça te dérange ? Tu es une héroïne. – Je vois mon nouveau visage sur les affiches, sur les publicités, mis en valeur. Mais ce n'est pas moi. Une héroïne ? Je suis une survivante, j'ai eu de la chance c'est tout. Ou peut-être pas après tout...
Daniel prit plusieurs notes sur son calepin. Il fit cliqueter son stylo puis posa le tout sur le bureau.
– Je vais devoir te poser des questions difficiles, si tu ne te sens pas de répondre maintenant, on passera à autre chose, d'accord ?
Annah prit une profonde inspiration et hocha la tête.
– Regrettes-tu d'être toujours en vie aujourd'hui ? – Je... Je ne suis pas suicidaire. – Tu n'as pas répondu à la question.
Son esprit était vide, incapable de formuler une pensée. Ses mains se contractèrent, écrasant le bois qui grinça comme de l'écorce déchirée. Ses pupilles s'étrécirent, elle aurait dû pleurer mais ses yeux restaient arides. Elle éprouvait sans le pouvoir d'exprimer, déconnectée, submergée par des acouphènes stridents, les cris, qui perçaient ses tympans.
– C'est difficile pour moi d'en parler.
Ses paroles étaient à peine audibles. Daniel acquiesça, essayant de se fondre dans les yeux absents de sa patiente. Elle secoua la tête plusieurs fois, entrouvrit la bouche, puis les mots furent crachés comme une pelote d'épingles.
– Avec la C.D.P j'ai vu ce qu'ils ont vu lorsqu'ils sont morts. Les cris, les pensées, l'instant, ce qu'il y a après. Ils ne m'ont pas quittée, pas totalement, ils sont dans ma tête, et hurlent. Je ne suis plus moi, je suis étrangère à ce corps, tout est modifié sous ma peau. Je ne reconnais vraiment plus rien. J'ai l'impression d'être morte avec eux mais une part de moi est toujours là, coincée. – Si tu arrives à accepter ton nouveau visage, tu arriveras à accepter ton nouveau corps. Cette crise identitaire est la clé, comme tu ne te reconnais pas, tu as l'impression d'être partie aussi. Il faut que tu te forces à... – Ce n'est pas ça.
Elle ne versait aucune larme mais sa voix se fissurait.
– Nous sommes tous morts ce jour-là, moi y compris. Mais ce corps... Ce corps synthétique est immortel ! Il ne veut pas mourir, il ne veut pas me laisser mourir.
Le médecin plissa les yeux, il se sentait sur des charbons ardents.
– Tu insinues que ton esprit est mort ? – Je ne ressens plus rien. – Ta C.D.P a été désactivée. Lorsque tu dis que tes frères d'armes ne sont pas partis, tu parles de leurs souvenirs, n'est-ce pas ?
Annah baissa les yeux, muette.
– Est-ce que cette discussion te fait du bien ? – Je crois, affirma-t-elle en relevant la tête. – Nous allons faire une pause pour aujourd'hui. Nous avons bien avancé, essaye de te remémorer ce que tu aimais faire avant la guerre, de te rappeler ce qui te caractérisait, toi. – Oui.
Un orage d'été gronda. Elle ne lâchait plus la fenêtre du regard, fatiguée, il lui fallait de l'air frais.
* * *
Au fond du cratère, son armure couverte de poussière et de boue, elle serrait son fusil d'assaut comme une peluche.
La mission était un succès. Ils s'étaient introduits au cœur des forces ennemies durant l'affrontement principal qui se déchaînait à quelques dizaines de kilomètres. Ils avaient déposé une bombe à fusion d'hydrogène au pied du vaisseau des envahisseurs, présent de l'Humanité aux impitoyables agresseurs. L'énorme colosse d'alliage, tumeur plantée au milieu de la terre brûlée, fut vaporisé par l'explosion. Les morceaux incandescents du monstre retombaient encore en une pluie de flammes et de cendres.
L'escouade 7, responsable de l'atomisation, s'était réfugiée le plus loin possible dans une ville en ruine, amas de béton armé. Ils admirèrent le spectacle, le ciel virer au rouge sang, la terre se soulever en un immense nuage de poussière et surtout, la disparation de l'ennemi dans l'enfer nucléaire. Du moins, c'est ce qu'ils espéraient. Privés de leur base et de leur moyen de retour, condamnés à rester sur place, les survivants extra-terrestres isolés redoublaient de hargne.
L'objectif accompli, Annah Torres restait figée, épuisée, elle ne voulait plus combattre, pourtant ils arrivaient encore. Une explosion projeta une volée de cailloux qui rebondirent sur sa carapace. Son escouade ripostait, elle le savait au travers de sa C.D.P, les dix membres étaient interconnectés via un implant cérébral. Ils étaient les dix doigts et ils faisaient ce qu'ils connaissaient le mieux : tuer. Annah ferma les yeux un instant, puis se retourna et tira un unique projectile qui fit mouche, touchant une silhouette à peine visible dans l'encadrement d'une porte. Elle pensa « assaut » et les mains sortirent de leur planque simultanément, étranglant l'escouade ennemie encerclée. La capitaine courait à cinquante kilomètres-heure, bondissant d'un couvert à un autre, alignant au coup par coup sans jamais rater ses cibles. Les ripostes s'échouaient sur le béton, projetant des éclats inoffensifs pour les soldats suréquipés. L'échange de feu dura moins d'une minute, les extra-terrestres noyés par le déluge furent décimés les uns après les autres, incapables de saisir les jeux d'ombres des mains. Il n'en restait qu'un, écroulé au centre des cadavres déchiquetés de ses congénères.
Blessé, dos à un mur, une traînée de sang noir épais dégoulinante sous son corps, il fixait les spectres qui s'approchaient de lui en silence. Annah examina l'être : un mètre quatre-vingt, la peau écailleuse et les yeux fendus comme ceux d'un reptile, les militaires les appelaient les « lézards ». Il portait une épaisse cuirasse défoncée par de nombreux impacts qui cédait au niveau de son abdomen, révélant une hideuse plaie. Cinq cercles concentriques entouraient son bras droit, signe qu'il s'agissait d'un officier de très haut rang.
– On le capture ? demanda mentalement un des doigts. – J'ignore si on peut s'encombrer d'un prisonnier, le QG est hors d'atteinte à cause des perturbations électromagnétiques de l'explosion. – On l'achève alors ?
Un sourire macabre exposa les crocs du survivant, un mince filet de sang coula à la commissure de ses lèvres rugueuses. Sa main bougea, relâchant une petite sphère d'acier entre ses jambes, ses yeux se révulsèrent et les illusions décampèrent à la vitesse de l'éclair. D'un seul mouvement fluide les soldats s'élancèrent, poursuivis par une explosion de plasma bleu-violacé. Le gaz ionisé en expansion engloutit inexorablement les humains. Les poumons d'Annah étaient en feu, son champ de vision disparu dans les flammes. Le brasier s'associa intimement avec sa peau, les alliages composites de son armure se transformèrent en cire chaude et s'écoulaient de son corps tétanisé par la douleur. De la fumée s'éleva, âcre, elle cuisait, impuissante, et hurlait. Les doigts hurlaient dans sa tête.
* * *
Le cri lui brûla la gorge. Elle se redressa sur son lit, baignant dans la sueur, tremblante, les mains serrées autour de son corps. Sa chair la démangeait, propageant l'horrible impression qu'elle pelait, tombait en copeaux ou qu'elle se liquéfiait. Prise de panique, Annah traversa son appartement et se jeta sous la douche. L'eau froide lui fouetta le sang, elle se mit à frotter si fort que sa peau rougissait. Son cauchemar s’évanouissait, absorbé par le siphon. La Reine rouge posa un pied sur le carrelage glacé et se pétrifia face au miroir. Les cicatrices d'opération, témoins de ses blessures ou carte du soldat augmenté parfait, transhumanisé. Elle passa ses mains sur son visage, se tira la peau dans un vain espoir de se reconnaître, s'examina sous tous les angles, rien ne lui appartenait. La panique revint, les hurlements crissèrent sur ses tympans comme une craie sur un tableau. D'un coup de poing elle fracassa le lavabo, arracha les étagères, détruit son reflet.
– Arrêtez !
À genoux, les yeux rivés sur ses mains, elle vit ses phalanges se dessécher, carbonisées, et tomber. Le regard bleu ciel se couvrit d'un voile et elle perdit conscience.
* * *
L'air frais succédant la pluie libérait les poumons d'Annah. Le soleil était bas, le parc pas encore trop fréquenté, laissant place à un calme revitalisant. Elle courait d'un pas de danseuse, enveloppée par la quiétude. Sa peau luisante s'échauffait sous l'effort, elle allait ainsi depuis son réveil aux couleurs de l'aurore.
La femme ralentit et inspira. L'humidité intensifiait le vert de l'herbe et emplit ses sens de l'odeur douce de la rosée. Elle s'allongea entre deux arbres aux troncs centenaires. L'eau trempa ses vêtements blancs immaculés, une vague de fraîcheur bienvenue anesthésia son corps, elle ferma les yeux, les mains derrière la tête. Le temps suivit son cours, Annah s'endormit presque mais l'onde calme de son visage se rida.
– Excusez-moi ! Bonjour !
Ouvrant ses paupières, elle se redressa et tourna un regard d'acier vers l’intrus. Le cœur de la Reine rouge battait vite, aux aguets, mais son expression ne laissait rien transparaître. Les deux personnages se fixèrent un court instant, comme des animaux se découvrant pour la première fois au milieu de la jungle. Elle ne prononça pas un mot. Le type se tenait à quelques pas à peine.
– André Maleraux, je suis journaliste, j'ai entendu dire que la Reine rouge venait régulièrement ici... Que faites-vous ? Une sorte de méditation ?
La corolle pâle des yeux gris s'étrécit, la bouche d'Annah était sèche et ses mâchoires bloquées. À chaque fois qu'elle essayait de se sentir bien, un imbécile venait briser l'idylle. Que voulait-il d'ailleurs ? Elle dut réaliser un effort colossal pour trouver un nouveau faux sourire et rétorquer d'un ton glacial :
– Laissez-moi, s'il vous plaît.
Si une once de contrariété traversa la face du journaliste, elle disparut aussi vite.
– Madame, je vous en prie, juste un petit interview de rien du tout sur le devenir de notre héroïne nationale !
Il lança une main sous son manteau, cherchant quelque chose. Annah écarquilla les yeux, le souffle court.
– Et puis, je suis un fan, j'ai plusieurs affiches de vous à la maison ! Ça ne durera que quelques minutes, j'en ai vraiment besoin s'il vous plaît... Vous n'allez quand même pas achever ma carrière ?
Un battement plus tard et l'ancienne militaire était débout, décochant un crochet magistral de toute la force de ses implants biomécaniques. Elle ressentit les os se disloquer sous ses phalanges en alliage, le cou du type craqua comme une noix. Il tourna d'un quart de tour et chuta, la moitié du visage en sang, les yeux exorbités. Avec lenteur elle se baissa en direction du corps, du bout des doigts elle ouvrit le poing serré du journaliste, une petite sphère bleue roula sur le sol. Brûlée par ce contact, Annah bondit en retrait. Il s'agissait d'une caméra de poche.
L'air hagard, la Reine rouge s'éloigna, du bruit blanc dans les oreilles. À la périphérie de son champ de vision, elle capta un couple s'enfuir d'un pas pressé. Ses yeux étaient grands ouverts mais elle n'enregistrait rien, spectatrice, observant son avatar déambuler à la façon d'un zombi. Devant la sortie du parc, trois types de la sécurité civile l'attendaient, ils avaient déjà été avertis. Elle avança sans faire attention, sans entendre les avertissements, assourdie. Après plusieurs secondes elle réalisa qu'elle ne bougeait plus, deux hommes lui tenaient les bras. Ses yeux clignèrent et elle se dégagea sans transpirer, le troisième garde vit ses deux collègues se faire massacrer, bouche bée pendu à sa radio.
* * *
Elle fixa ses mains, pleines de sang jusqu'aux coudes, et reprit conscience. Haletante, Annah contempla les dizaines de corps aux alentours, étalés dans les rayons d'une grande surface. Les cris étaient partis, la vidant de sa force et la laissant seule, elle n'était plus rien. Paniquée, paralysée, elle essayait de comprendre l'énormité de la situation dans laquelle elle se trouvait. Pas un seul souvenir ne lui parvint, juste une amnésie aveuglante. Une détonation ébranla le bâtiment, fumée et poussière envahirent les lieux, suivies d'un détachement des forces d'intervention de police. Elle resta debout, immobile, incapable de réagir, souhaitant disparaître loin de tout. Les flics lui tombèrent dessus en hurlant les semonces habituelles, elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais resta muette lorsque qu'une décharge électrique secoua ses muscles. La Reine rouge s'arracha à l'arme paralysante en titubant et reçut une rafale de fusil d'assaut. Celle-ci fit plus d'effet et Annah resta au sol, sonnée.
Au travers de la vitre blindée, un officier fixait l'ex-héroïne plongée dans un coma artificiel. Il portait des rangées de médailles et un uniforme en grande pompe, casquette sous le bras. Le psychiatre et directeur de l'hôpital Daniel Korski se tenait en retrait, occupé avec une tablette graphique. Les deux étaient extrêmement soucieux, pour des raisons opposées.
– Vous n'aviez pas reporté la possibilité de tels troubles, docteur.
Le concerné tapa du doigt l'écran de son ordinateur de poche.
– Comme vous le savez, nous n'avons pas encore beaucoup de recul ou de data au sujet des soldats implantés avec la Compulsion de Donnée Passive. La majorité d'entre eux s'en sont bien remis. – La majorité ? – Les premiers implants étaient plus invasifs avant l'apparition des nouvelles lois sur l'éthique humaine, comme ceux de la reine. Mais les premiers soldats implantés sont morts pendant la guerre, elle est une des rares survivantes. Les modifications, très importantes sur l'ensemble de son organisme, ont créé un syndrome de dépersonnalisation. Autrement dit, elle ne se reconnaît plus, et surtout, elle se pense incarnée par une autre personne. – Une personne pas très recommandable, visiblement. – Une militaire, Daniel se racla la gorge, une militaire sur le front, pour être plus exact.
Le gradé grogna mais ne releva pas la pique. Il reposa son regard dur sur la Reine rouge. Être portée au pinacle de la gloire pour finalement finir bousillée du cerveau quelques mois plus tard, c'était un cruel destin. Sans se retourner, il demanda à Korski :
– Quelles sont les options ? Vous êtes son médecin personnel. – Si c'est la C.D.P qui est à l'origine des problèmes, nous pourrions essayer de la retirer au lieu de la désactiver comme c'est le cas actuellement. C'est une opération risquée. Autrement, il existe plusieurs thérapies comportementales poussées, j'ai en tête particulièrement… – Cette histoire nous met dans la merde, coupa net l'officier, je vois déjà toutes les associations et lobbys anti-transhumains nous tomber dessus et dire qu'on a fait n'importe quoi.
Il fit une pause, passa ses mains dans son dos et bomba le torse.
– On va nous accuser d'ingérence et oublier au passage qu'on a sauvé notre espèce de l'extinction. Le privilège de ceux qui n'ont rien risqué et sont restés au chaud pendant que d'autres se tuaient pour eux. Mais tout ceci ne poserait pas fondamentalement de problème, l'argent en jeu est énorme et nous avons une excellente image de marque grâce à cette femme qui incarne le courage et la persévérance à son paroxysme. Mais imaginez un instant que notre héroïne décide de témoigner contre nous ? Racontant que ce massacre est la faute des modifications. Combien y a-t-il d'autres soldats C.D.P dans la nature ? Je n'ose alors même pas songer aux répercussions possibles, ni à la panique que cela pourrait engendrer. – C'est un risque à prendre, je ne sais pas comment elle va se remettre de tout ça avant son procès. – On m'a clairement fait comprendre, en haut lieu, que ce procès ne doit pas arriver. Docteur, il faut essayer de sauver les meubles.
De la sueur perlait sur le front du médecin. Il enleva ses lunettes pour essuyer la buée formée sur les verres.
– Je... Où voulez-vous en venir, général ? – Vous dites que l'opération de retrait de la C.D.P est risquée ? Personne n'en voudra au chirurgien qui a fait tout son possible mais n'a pu éviter les complications. La Reine rouge a fait son temps, elle a été engendrée par la guerre pour la guerre. Ce type d'individu ne s'adaptera jamais à une vie « normale ». – Nous devons quand même demander l'autorisation de la patiente...
L'officier balaya l'air de sa main.
– Les implants sont du matériel militaire très coûteux, les soldats signent un contrat qui autorise l'armée à récupérer l'équipement en cas de blessures invalidantes. Si elle est folle à lier, je considère cela comme invalidant. – Je pense tout de même que nous devrions attendre son réveil... – Ce n'était pas une proposition. C'est un hôpital militaire ici, obéissez. Autrement, je peux vous promettre que le principal responsable de ce désastre, celui qui a laissé le monstre en liberté sans surveillance, se tient juste en face de moi. Est-ce que c'est clair ? – C'est très clair, général, souffla l'homme abattu.
Se redressant de toute sa stature, le militaire remit sa casquette et sortit de la pièce sans salut. Daniel tremblait de rage, les mains liées par la hiérarchie. Tuer la Reine rouge ? Il connaissait Annah d'avant la guerre, quand elle était jeune officier. La seule pensée de terminer les jours de cette femme l'étourdissait, elle ne méritait pas une fin aussi minable après les épreuves endurées. Il tapa du poing puis envoya valdinguer plusieurs piles de papiers, se prit la tête entre les mains et se sentit idiot. D'un revers de manche il s'essuya le front. Une décision devait être prise. Inspirant profondément, il saisit son ordinateur et lança un appel.
– Josh, demande la préparation d'une salle d'opération pour la patiente numéro 23, pour une chirurgie sur un implant cérébral. Et viens me voir dans mon bureau.
Jamais il ne s'était senti aussi agité. Il avait évité les premières lignes du conflit grâce à son statut, mais à présent il comprenait un peu mieux la sensation d'être jeté aux lions. Daniel rejoignit son cabinet, s'effondra sur le fauteuil de cuir et relança son pendule de Newton qui s'était arrêté. Choisir de sacrifier sa carrière, sa place et sa notoriété, ou son éthique ? Il soupira, on frappa à la porte. D'un geste rapide il recoiffa ses mèches grisonnantes.
– Entre.
Le neurochirurgien Herman, un très bon médecin et ami, se présenta en blouse blanche.
– La salle d'op' est prête, alors de quoi s'agit-il ? Il paraît que tu as vu le général Cessière ?
Daniel hocha la tête.
– Ne m'en parle pas... C'est un foutu cerbère. Il veut qu'on opère la Reine rouge et, il avala sa salive, qu'on enlève la puce G.P.S de l'implant C.D.P. – Pourquoi faire ? – Je n'en ai pas la moindre idée, après l'opération il faudra préparer un transfert, ils l'emmènent autre part. – Quelle drôle d'histoire...
Le directeur de l’hôpital joua l'impassibilité, les yeux rivés sur sa tablette. Son cœur était sur le point d'exploser.
– Je ne comprends pas non plus, cet enfoiré de Cessière n'a rien voulu me dire et pourtant j'ai insisté. Il m'enlève la responsabilité de ma patiente et je n'ai pas mon mot à dire ! – Je me mets à ta place, c'est un coup bas mais ça sent surtout la magouille à plein nez. Si tu veux mon avis, autant rester loin de cette histoire, patiente ou pas. Comme on dit : si ça vient d'en haut, il joignit ses mains en signe de prière, amen ! – J'imagine que tu as raison, malheureusement. Avertis-moi quand l'opération sera terminée et que le transfert sera prêt. – OK.
Daniel écourta la conversation craignant de sonner faux, il n'en pouvait plus. Lorsque la porte se referma il se relâcha, tremblant à nouveau. Il venait de détruire sa carrière et le plan qu'il avait en tête le propulserait même devant un tribunal militaire. Les yeux embués il jeta un œil à la photo de sa femme sur son bureau, autant ne rien lui dire, elle sera mise au courant bien assez tôt.
L'opération dura trois heures. Encore sous sédatifs, Annah fut sanglée sur un lit, prête à être transportée. Deux infirmiers chargeaient le brancard dans une ambulance lorsque le directeur débarqua dans le parking de l'établissement. Les yeux cernés par la fatigue, ébouriffé, il avait l'air d'un vieux fou éméché sortant d'un bar.
– Vous là ! Je m'en occupe.
Les types se regardèrent, perplexes.
– Monsieur le directeur ? – Quoi ? J'ai dit : je m'en occupe, retournez à l'intérieur. – Mais... C'est notre travail, osa l'un des hommes. – Vous ne savez même pas où elle doit être emmenée, je me trompe ? – Heu... – Il y a une raison, c'est confidentiel, je m'en occupe et c'est un ordre. – Il faudra quand même que je le mentionne dans mon rapport, ce n'est pas réglementaire, il faudrait avertir la police de ce déplacement et... – Fermez-la !
Daniel dégaina un pistolet caché sous sa veste. Il transpirait à grosses gouttes mais paraissait plus déterminé que jamais.
– Voilà les autorisations dont vous avez besoin. Maintenant, à genoux !
Les types obtempérèrent, choqués par la situation inattendue. Sans perdre de temps, le psychiatre contourna les infirmiers et leur donna un bon coup sur l'occipital, puis referma les portes arrière de l'ambulance avec précipitation. Il monta et démarra, glissant son arme sous sa veste. L'entrée de l’hôpital était surveillée par plusieurs gardiens, mais Daniel avait déjà pris la peine de les prévenir de la sortie d'une ambulance. De nuit, sous la pluie, le soldat à l'entrée préféra rester dans sa loge pour ouvrir la barrière plutôt que vérifier le véhicule annoncé.
* * *
Elle se réveilla tête nue, cheveux rasés, une cicatrice de plus sur le côté du crâne. L'esprit dans le coton, Annah resta un long moment à détailler le plafond blanc de ses yeux bleus. Au bout de plusieurs minutes elle réalisa que l'endroit lui était inconnu. Les cris ne perçaient plus, en sourdine, elle ne se sentait pas apaisée mais vide, abandonnée. Elle se redressa et remarqua sa chemise d’hôpital. Des vêtements civils étaient pliés sur son lit. Elle se changea et observa la pièce aux murs immaculés, dénuée de décoration ou de mobilier à l'exception d'un chauffage et d'une table basse.
Pieds nus, elle quitta l'endroit encore engourdie. Ses orteils traversèrent un énorme et épais tapis de laine déposé dans un salon confortable. De l'autre côté d'une véranda s'étendait une terrasse ensoleillée. Un homme s'y trouvait assis et admirait la forêt en contrebas. Annah s'approcha discrètement, la lumière fit virer ses yeux du bleu foncé au pastel clair auréolé de blanc. La vue était magnifique.
– Dan ?
L'homme sursauta et tourna la tête.
– Tu es réveillée, c'est un soulagement. – Où sommes-nous ? – C'est une maison que j'ai achetée après la guerre. Une maison de « trappeur » dans le nord canadien, je comptais m'y installer pour ma retraite, je n'ai pas encore tout meublé. – Je ne me souviens de rien. – À quand remontent tes derniers souvenirs ? – Le parc... Je... Qu'est-ce que j'ai fait ?
Elle s'arrêta, horrifiée.
– Je l'ai tué. – Personne n'est mort, modéra immédiatement l'homme, il y a eu vingt-sept blessés graves. Ça aurait pu être bien pire si tu avais eu une arme. Tu as fais une crise de démence. C'est ma faute, j'aurais dû le voir. J'ai échoué à mon devoir de médecin, tu es restée si longtemps sans rien dire, inébranlable, je suis désolé... – Personne ?
Un immense poids venait d'être enlevé des épaules d'Annah mais l'effet s'estompa rapidement. Le traumatisme d'une blessure pouvait être pire que la mort, elle en savait quelque chose. Lasse, elle préféra refouler ces pensées floues noyées d'amnésie.
– La faute incombe à la guerre. Tu as fait ton possible pour m'aider.
Daniel rougit jusqu'à la racine des cheveux, gêné, il détourna le regard. Sur une table à trois pieds se dressait une bouteille whisky à moitié vide. Il se servit un verre et but d'une traite.
– Tu en veux ?
Annah s'empara du flacon et but directement au goulot.
– C'est tout ce qui me reste, soupira l'homme.
Elle avala une seconde rasade. Le médecin se laissa glisser dans son fauteuil.
– Alors, comment tu te sens ? Malgré les derniers événements tu as l'air plus sereine. – Explique-moi d'abord pourquoi et de quelle façon nous sommes arrivés ici ?
Il hocha la tête, c'était une question naturelle et logique. L'homme raconta l'arrestation d'Annah, son hospitalisation et son « extraction », ainsi que les ordres de Cessière. Elle respecta une minute de silence, fixant le ciel, alcool à la main.
– Alors, comment te sens-tu ? répéta Daniel.
Sans détacher son regard des nuages blancs étincelants, elle répondit avec nonchalance :
– Je suis épuisée. Les cris sont distants, je sais qu'ils sont encore là mais je ne les entends plus. C'est une sensation compliquée, c'est beaucoup moins accablant mais je n'ai plus de force. Lorsque j'ai repris conscience, après ma « crise », j'étais abattue, seule sans « eux ». Je ne suis pas plus « sereine », je n'ai plus rien.
Korski resta silencieux. Le visage de la Reine rouge n'exprimait aucune émotion au travers d'yeux sans éclats, une mer d'huile.
– Au moins je ne me souviens pas de ce que j'ai fait. – C'est une bonne chose que tu ne te rappelles de rien, tu n'avais pas besoin de ça. L'oubli est parfois salvateur. – J'espère que ces gens s'en remettront, murmura-t-elle sans conviction. – Tu dis que les cris sont plus distants ? Tu regrettes leur disparition ? – Je ne suis plus habituée au silence. Je crois. – Herman, le chirurgien qui t'a opérée, m'a dit que l'historique de ta C.D.P montrait des activations et désactivations successives. – Quoi ? Je croyais... – Qu'elle était désactivée pour de bon ; moi aussi. Ton système nerveux a formé des liens très intimes avec l'implant, plus qu'attendu, beaucoup plus que l'on aurait cru possible, l'enlever t'aurait tuée à coup sûr. Ma théorie est que tu l'as manipulé toi-même, de façon inconsciente, peut-être à cause de certains stimulus environnementaux comme le stress...
Il marqua une pause, fixant le fond de son verre vide.
– Herman l'a laissé sur off et tu me dis que tu te sens différente ? Corrélation, causalité… ? – Pourquoi m'aides-tu ? Tu risques énormément de choses. – Tu es la Reine rouge, celle qui a sauvé l'humanité. – Je ne suis plus rien.
Daniel rit à gorge déployée. Cette voix, ce ton glacé, si éloigné de la chaleur qui imprégnait Annah autrefois, ce contraste lui rappela un souvenir.
– Ce n'est pas ce qu'on est, c'est ce que l'on veut devenir, qui importe. Ce sont tes propres mots, ceux que tu as prononcés à tes hommes avant cette mission. Tu as été l'étendard suivi par des milliers, pendant et après la guerre. – Tu n'as pas répondu à la question. – La bouteille s'il te plaît, il se servit un nouveau verre, c'est simple : je n'aurais jamais pu me regarder dans un miroir après ça. Je ne me serais jamais reconnu, je me serais détesté. Tu es bien placée pour savoir de quoi je parle. Bien sûr je finirai par être rattrapé, j'irai en prison, ou peut-être que non en négociant certains dossiers... – Et moi ? – Tu fais ce que tu veux. Tu as une chance de repartir à zéro, dans un endroit plutôt isolé où ton visage n'est pas placardé partout. Il y a un pick-up et de l'argent liquide ici, je rentrerai avec l'ambulance, ça les occupera. – C'est beaucoup... Et je ne suis pas sûre d'arriver à en faire quoi que ce soit. – Fais de ton mieux, tu mérites une vie tranquille. – J'aimerais faire plus.
Il but une gorgée de whisky et posa le verre face à lui. Plus il regardait Annah plus elle paraissait fragile, un colosse d'argile, une force titanesque privée de volonté comme un volcan endormi. Daniel entama d'une voix rauque, changeant de sujet :
– Tu es un être unique, Annah. Ta chair a fusionné avec l'inorganique, tu as transcendé le biologique, à tel point que tu contrôles activement un ordinateur par la pensée. – À moins que ça ne soit l'inverse. – Tout comme l'enfant qui doit apprendre à marcher, tu dois apprendre à contrôler cette nouvelle fonction. Après tout, cela se résume à un influx électrique. – La conscience n'est qu'électricité pour toi ? – Avec un support très, très compliqué. Je suis un homme de science, je n'ai jamais cru au dualisme de la matière et de l'esprit. Mais après ce que j'ai vu de toi, il y a peut-être plus, je ne sais pas, je ne sais plus. – Qu'as-tu vu de moi, alors ? demanda Annah incrédule. – Les cris. Je te crois. Tu m'as dit qu'ils étaient là, je te crois. Ce n'est peut-être pas une psychose, c'était peut-être plus que ça. Ton implant a peut-être enregistré quelque chose, quelque chose qui vient « d'après ». Peut-être qu'il ne s'agit pas de cris mais que nous sommes juste incapables de comprendre.
L'ex-héroïne se massa les tempes et tendit la main. Elle ne tremblait pas mais une vague de froid pénétra ses intestins, lui arrachant un frisson.
– Repasse-moi la bouteille. – Et toi, qu'as-tu vu, Annah ? – Je ne sais pas. – Tu m'as dit que tu as vu, vu ce qu'il y avait quand ils sont morts.
Elle fronça les sourcils, agacée. Une violente migraine lui vrilla les nerfs alors qu'elle avalait l'alcool brûlant. Un déclic se fit, quelque chose changea en elle.
– Je ne sais pas, je ne me rappelle plus.
Sa vue se troubla. D'abord un sifflement, aigu, déchirant, puis un hurlement humain. Elle tressaillit et dut s'asseoir, des sueurs glacées s'ajoutèrent aux frémissements, la conduisant au bord du malaise.
– Que se passe-t-il ? – Ils sont revenus. – Que disent-ils ? – Rien, ils crient, sans jamais s'arrêter ! – Est-ce que tu as essayé de les écouter ?
La voix du médecin paraissait lointaine, étouffée.
– Quoi ? – Les gens crient pour se faire entendre, si tu ne les écoutes pas ils crieront encore plus fort.
Une grimace de douleur déforma le visage d'Annah. Elle réalisa un effort de volonté pour surmonter son appréhension, comme si elle se préparait à sauter dans le vide. Le bruit strident lui donna la nausée, son esprit se protégeait en refoulant l'immonde sensation étrangère, froide. Elle se laissa aller à ce tourment, haletante, le boucan passa au premier plan, recouvrant chaque parcelle, chaque circonvolution de son cerveau par un millier d'épingles. Plus elle s'abandonnait, plus elle souffrait. Arrivée à un certain seuil elle se trouva inexorablement attirée, tel un papillon prêt à se brûler dans les flammes.
C'est... débi… le.
Annah s'arrêta, suspendue, perdue. Elle se concentra un peu plus et sa conscience chuta quelque part, absorbée, confinée dans l'implant synthétique. Ses yeux bleus uniformes et pâles se voilèrent. Ses anciens frères d'armes investirent ses pensées d'un seul mouvement fluide, comme ils avaient toujours fait. Leurs faces défilèrent les unes après les autres, puis son propre visage en filigrane. Elle se reconnut sur cette photo de classe, son visage d'adolescente, c'était elle. Elle voulut saisir l'image mais chuta encore plus. Au cœur du champ de bataille, autour du lézard. L'explosion. Le feu. Elle se contemplait de l'extérieur, disparaître dans le torrent infernal avec les autres. Le temps se suspendit, elle retint sa respiration et ressentit encore les brûlures et les cris. Son corps s'effondra et elle aperçut l'après, le fond d'un lagon au travers d'une eau transparente et claire. En armure de combat, puissante carapace d'alliage, elle était comme une coquille vide. Ses os synthétiques et indestructibles formaient une cage renfermant un cœur de cendres, sec et ratatiné, aux battements imperceptibles. Elle était la Reine rouge, forgée dans les flammes et flottait au-dessus de la surface, glacée, observant l'autre côté, vertigineux. Les doigts se tenaient là, leurs contours déformés par le liquide, au centre du groupe une femme s'avança, Annah, jeune brindille prête à fleurir, flamboyante et souriante. La Reine rouge se plongea dans ce reflet innocent. Les yeux pastel étincelants de vie la pénétrèrent. Elles étaient si proches et si éloignées à la fois. Ses frères poussèrent son double qui éclata la surface en une gerbe de gouttelettes argentées. Elles s'accueillirent mutuellement, front contre front. Leurs regards s'emmêlèrent, se diluèrent. Les souffles se lièrent et elles ne firent plus qu'une seule entité. La fusion exacerba ses sens, une décharge puissante traversa son épine dorsale, irrigua ses nerfs et retira l'épais voile qui étouffait ses sensations. Annah s'arc-bouta et repartit en arrière, aspirée. Elle dériva et distingua des dizaines, des milliers, des millions de lacs aux eaux pures et profondes. Plus elle reculait plus ils devenaient indiscernables, formant un unique et gigantesque océan. Lorsque l'environnement devint entièrement bleu sans aucune nuance, il s'effilocha en lambeaux de ciel et elle reprit conscience, allongée sur le sol. Les cris étaient partis. À côté de sa tête, la bouteille brisée, un large éclat lui renvoyait son reflet, son œil. Elle se reconnut.
– Annah ? Tu vas bien ? – J'ai vu...
Elle reprit son souffle. Daniel aida son amie à se relever. La voyageuse regarda ses doigts, tous là, et prit le fragment de verre pour y faire jouer la lumière. Elle toucha son visage inondé de larmes, sa peau claire et belle. Ce n'était plus les traits d'une étrangère, mais ceux de la femme qu'elle avait toujours connue. Une vague d'émotions, intenses et contradictoires, déclencha un rire vrai et libérateur. Le médecin se mit à sourire sans comprendre la situation, submergé par ce torrent de joie absurde. La personne face à lui s'était métamorphosée.
– Que s'est-il passé ? Qu'as-tu vu ? – Ma conscience, ma mortalité.
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