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Laboniris
Sidoine : Ambiances
 Publié le 01/11/12  -  10 commentaires  -  26756 caractères  -  1004 lectures    Autres textes du même auteur

Fragments intimes.


Ambiances


Miniatures


I


Sous l’épaisseur de mes paupières, sous mes forêts de cils, un ciel lourd, ombreux, noir comme l’encre et les plumes du geai, m’étreint dans le silence. Des soleils y dansent, des perles de mimosas, des billes de clarté condensées, n’éclairant rien, ne réchauffant rien, mais éclatant, par à-coups, au rythme de mon cœur. Étonnée, j’écoute leurs tremblements, leurs brisures cristallines, leurs bondissements répétés : éternellement, elles jaillissent et chutent, portées par une main invisible. Bientôt, mon imagination s’avive ; au coin de mon œil, une rivière s’écoule ; des torrents de lumières en surgissent ; c’est l’été ; je suis au bord de la maison natale ; mes pieds nus s’engouffrent dans l’eau tourbillonnante ; la fraîcheur m’envahit.


II


Je courais, à en perdre haleine, dans les grands épis blancs, tout imbibés de feu. On m’appelait, la cloche résonnait ; sous mes pieds, le sol se dérobait ; je n’étais plus que vitesse, ondulation, dévalement. Enivrée par le crépitement de l’air, par la brûlure effervescente du crépuscule, je me persuadais de voler ; mon corps allait plus vite que mes pensées et, dans l’élancement continu de ma chair, j’oubliai pourquoi je courais. Soudain, le mobil home hanté parut, les fantômes émergèrent de toute part ; les ronces étaient des griffes tentant de me happer ; la terre était un monstre précipitant ma chute. Le soleil s’était couché ; le ciel était devenu d’un blanc terne, dont les rouges émanations manifestaient le tressautement des esprits. Alors, en un instant, mon visage percuta l’herbe où mugissait, follement, tout un monde de fourmis.


III


Dans l’âtre incandescent, les flammes valsaient, se tordaient, s’enlaçaient en des rythmes terribles, saccadés, chaotiques, comme engendrés par le diable lui-même, reposant, gueule ouverte, sous la cheminée. La télévision annonçait un temps pluvieux ; le canapé grésillait dans le sable des lampes ; dehors, la nuit étendait ses jets de brumes humides. Assise devant le feu, j’observais, par la fenêtre, les grands mélèzes qui, pareils à des sorcières, agitaient, tortueusement, leurs vastes chapeaux pointus dont les épines, douceâtres, absorbaient l’obscurité rêveuse. Et, tandis que je m’abîmais dans les sinuosités du vent, tandis que je buvais la saveur même de l’ombre, je sentais, confusément, derrière moi, l’escalier vêtu de rouge – l’escalier couleur de mort – illuminer la pièce d’une lueur sanguine.


IV


Les araignées ont tissé ce matin la toile de la pluie. Minuscules, je les regarde trembler au fond des nuages : leurs petits corps, tout perlés d’orage, s’agitent infiniment à travers les éclairs. À l’abri, sur la terrasse, je m’imprègne de l’odeur des sapins mouillés et du parfum, si ténu, de la rose brisée par le tonnerre. Mais que vois-je ? Ma mémoire a tressé, autour de la fleur, une cloche de verre… Qu’importe les araignées ! Et qu’importe la pluie ! Dans l’averse du temps, dans les filets de la douleur, s’est conservée, intacte, la beauté veloutée des suavités pourpres.


V


Le ciel, visage immense aux yeux multiples, observait, ingénument, le jardin consumé. C’était un soir de juin. Tièdes, les vers luisants brûlaient, en nids de braises, dans les buissons sans feuille. La maison était vide ; les fenêtres éteintes se perdaient dans les vieux murs où couraient, énormes, les lézards immémoriaux. Bêtement, j’invoquais les glycines fanées, les lilas maladifs, pâles comme la mort, les sauterelles oubliées. Sous la pression du ciel, mon corps devenait ombre, fumée, vapeur inerte. De cette nuit, il ne resta que mon sourire, volé par la lune, virgule à peine esquissée, brillant, atrocement, de tout l’éclat de mes dents.


VI


Je vous ai fait venir, mes amours, mes solitudes, mes cauchemars ; je vous ai appelés, du fond de mon ennui, pour peupler ce salon désert, où les choses, lentement, en craquements légers, dépérissent. Mes heureux farfadets, mes lutins moussus, mes elfes farceurs, vous voilà réunis, dans la pénombre de mes sens ; vous voilà réunis, créatures dérisoires, marionnettes de mon esprit, dans le seul but de contempler vos pirouettes idiotes, vos soupirs éclatés, vos veines de verdure ! Votre farandole est mon tombeau, vos flammèches sont mes délires ! Que le vin saute ! Que les bouchons retentissent ! Dînons, le voulez-vous ? Dînons, affalés sur cette herbe ternie, dont les fleurs ne sont que des aiguilles. J’ai dans mes poches un merveilleux rôti, un veau de bon augure, et des olives multicolores. Dansons, mes petits canulars ! Et que dans l’extase de nos rondes s’envole enfin la Vie, cette Putain, qui se donne toujours à ceux qui veulent la prendre.


Présences


I


Il pleuvait. Ma silhouette, rapidement, courait dans les vagues des trottoirs, dont l’écume, en minces bulles blanches, battait comme un cœur. L’église était trempée ; sur ses murs lourds, couverts de mousses, de lichens, de champignons, suait une onde jaunâtre, boueuse, dorée par endroits, creusant, à gros bouillons, les pierres âpres, aux odeurs de cimetière. La ville était éteinte ; je rêvais, je marchais ; mes pieds, chaussés de grosses bottes de cuir, s’empêtraient dans les journaux, vastes feuilles délavées, effritées, déformées, entre le rose et le bleu pastel, bouillant au milieu des caniveaux. Une lumière pâlotte éclaboussait mon visage qui, bientôt, ne fut plus qu’un fantôme, une ruine, mangée par les intempéries. Et, lorsque mon corps entier sombra dans l’averse, lorsque mes mains, ma nuque, mes cheveux, subirent, à leur tour, la rude empreinte des gouttes, plus acérées que des cristaux de feu, je me vis, magicienne, mugir dans les pavés, incessamment fouettés, hurler dans les immeubles, aux tuiles ravagées : à mon insu, mon âme – la gueuse ! – avait quitté l’espace trop étroit de mes membres pour, mutinement, porter ses plaintes dans l’ardent tremblement de l’orage.


II


Le soleil est revenu. Malade, je cours m’abriter de la lumière. Les serpents de la foule sifflent dans mes oreilles ; mon sang quitte ma face pour se réfugier dans ma gorge : je crache, je tousse, je vomis ma propre vie, ma propre sève. Un passant s’arrête et me regarde ; ses prunelles me lancent des éclairs interrogateurs ; arrêté à un feu rouge, le bus démarre, et se met en travers de ma fuite. Mourir, oui, mais pas sur scène, pas au milieu d’une place martelée par le monde, pas en plein décor, en plein spectacle, tandis que se jouent, à une vitesse vertigineuse, les drames du quotidien : la femme consolant son enfant qui braille, le salarié en retard à son travail, l’élève turbulent expulsant sa haine… Je ne demande qu’un coin de tranquillité, une flaque de verdure, un abri protecteur, un carré de ciel, pour agoniser en paix. Mais les fouets du vent me frappent, les automobiles me minent ; une bande de scouts me barre le chemin et griffe ma vision ; plus fragile que la rose, je tremble et m’assieds, par terre, contre la paroi d’un immeuble. Dans un tourbillon de sensations voraces, mes paupières se ferment et la paroi se troue, s’abîme ; plus rien ne me retient ; je ne perçois que ma main, humide, suante, agrippant fermement les graviers douloureux. Tout s’est effacé. Ne l’ai-je pas enfin trouvé, mon cloître de nature ? Les oiseaux pioupioutent gaiement sur les branches de l’érable. J’ouvre la bouche ; le sang gicle : aux commissures de mes lèvres pousse la marguerite, la plus belle des fleurs, que viendra, peut-être, effeuiller un jour la jeune fille défunte.


III


Elle était assise en cours. L’heure, mécaniquement, tournait. D’une voix terne, blafarde, le professeur parlait, et les vapeurs de l’ennui, semblables à des ronds de fumée, envahissaient la salle. Il ne faisait ni beau ni mauvais ; contre les carreaux se plaquait une clarté gluante, dispensée par des semblants de nuages, sortes de lambeaux étirés à l’infini. Sur le papier livide, face à elle, sa main courait, ébauchant de petits caractères, véritables hiéroglyphes, qui ressemblaient plus à des dessins d’enfant brouillon qu’à des mots. Une mouche vint se poser sur la table. Des élèves participaient. La mouche était belle, dodue à souhaits, revêtant les caractères parfaits du monstre : les ailes hérissées, veineuses, les crocs pointus, les yeux globuleux, luminescents.


– Échangeons nos rôles, lui dit alors la fille, voici mon corps, voici mon âme, voici mon sang ; ils sont à toi, mon Adorée.


Avec lenteur, la mouche redressa voluptueusement ses pattes légères et répondit, d’un ton plein d’orgueil :


– Il n’en est pas question.

– Comment ? reprit la fille. Tu refuses ? Voici mon sac, voici ma robe, voici mes tresses, ma Diabolique. Acceptes-tu ces dons ?

– Il n’en est pas question, s’écria, en ricanant, la mouche imperturbable.

– Que veux-tu donc, insecte odieux ? Que te faut-il, mon Insipide ?

– Je veux l’azur, je veux la mer, je veux les champs, et les bouses de vache.

– Comment pourrais-je te les offrir, si moi-même je ne les possède pas ?


Mécaniquement, l’heure avait tourné. Les bouses de vache ! Les bouses de vache ! Ah, les grandes bouses de vache ! Comme elle les regrettait, à présent, l’étudiante studieuse qui, bien des fois, s’était endormie sur ses livres dans des bourdonnements d’insecte…


IV


C’était l’aube. Lavé par le sommeil, mon œil brillait de mille feux ; je traversais des places, des ponts, des ruelles connues, encore émerveillée par le songe. Le Rhône était d’un bleu pervenche, immobile, sous un ciel de neige. On eût dit que la ville était un glaçon : les arbres, figés dans leur élancement, scintillaient comme des cristaux ; les lampadaires, tirés au cordeau, penchaient leurs têtes émaciées ; le béton des quais dormait, dans une pâleur d’enfant souffrant. Il n’y avait presque personne ; la brise, en troubles ondulations, perlait mes yeux de larmes ; j’étais émue, comme après un grand deuil. Soudain, je la vis. C’était elle, la ville, la déesse en détresse ; tout, jusqu’aux pavés, jusqu’aux fenêtres, jusqu’aux pancartes, avait perdu son caractère habituel ; un monde nouveau surgissait devant mes yeux ahuris ; j’étais sur Mars, sur la Lune, sur Pluton ou sur Jupiter ; une civilisation surnaturelle jaillissait sous mes pas ; les fenêtres étaient des fenêtres, et elles étaient étranges, elles avaient des vitres, elles avaient des volets, et les pavés étaient des pierres, des pierres dures comme du bois, claquant sous mes semelles ; quant aux pancartes, elles étaient ornées de signes bizarres dont je m’étonnais de connaître la signification.


V


La table était devant elle. On y trouvait toutes sortes de choses. Une brosse à cheveux, une assiette de pâtes datant de la veille, une boîte de Smecta, un tee-shirt, un cendrier, des filtres, un porte-monnaie, un cahier, des journaux, du Drill, un briquet, une tasse de thé, des livres, de l’Interval, des Smarties, des pièces de monnaie dans une coupelle, du carbolevure, un sac à sandwich. En un coup d’œil, elle embrassait toute une partie de sa vie ; les objets, immobiles, reflétaient son passé, son présent, son avenir ; mais, en les voyant ainsi, étalés, inertes, elle ne parvenait pas à en faire l’analyse ; elle ne comprenait pas ce qu’ils lui disaient d’elle ; ils étaient là, et c’était tout, sous la main, prêts à être changés de place, utilisés, jetés, comme des animaux morts, dont seul un biologiste aurait pu discerner, avec beaucoup de peine, les caractéristiques secrètes.

L’envie ne lui manquait pas de jouer au détective ; de quitter, un instant, son rôle, d’oublier, d’un coup, son être, sa personnalité vivante, pour essayer de recomposer son histoire et d’unifier ainsi, dans un tout cohérent, l’absurdité muette de ce salmigondis ; cependant, la seule idée de faire des déductions, de tirer des conclusions, de rendre parlant les signes, la rebutait ; après tout, ces objets n’avaient-ils pas un autre sens que celui de mirer sa présence ? N’y avait-il pas, en eux, autre chose que ce qu’elle y avait mis ? Ne dépassaient-ils pas, infiniment, son existence, ses désirs, et les fonctions qu’elle leur imposait ? La brosse, d’un noir corbeau, brûlait sous la lumière ; elle ne l’avait jamais vue ainsi ; ce n’était pas elle qui, ce matin, lui avait permis de coiffer ses cheveux, ce n’était pas même une brosse ; c’était bien plus : c’était un bout de plastique, courbe, lisse sur le dessus, et orné, sur son autre face, de petits pics innocents, formant un feu d’artifice de pistils : un bout de plastique, un simple bout de plastique, capable de recevoir tous les coups, toutes les insultes, sans broncher, sans pleurer ; un bout de plastique plus faible qu’un mollusque, ou qu’une bactérie, et ne pouvant jamais s’enfuir, jamais réagir, jamais s’exprimer ; un bout de plastique qui ne sentait rien, qui se prêtait à tous les jeux, toutes les luttes, toutes les ambitions ; mais qui, dans son silence cadavérique, semblait manifester son douloureux emprisonnement…

Il fallait prendre soin des choses, il fallait les contempler, les aimer, peut-être parce que, lorsqu’on les regardait ainsi, on était saisi du caractère intolérable de notre puissance à leur égard ; de cette puissance qui, avec une telle facilité, était à même de les détruire et les faire valser, comme de vulgaires marionnettes, devant les caprices de notre volonté. Alors, émue, étonnée de sa découverte, elle caressa, dans un demi-sourire, la brosse, la tasse de thé, le tabac, les filtres, et tout ce qui l’environnait : elle les caressa comme elle aurait caressé la nuque de son amant, comme elle aurait caressé l’arbre de son jardin d’enfance, le vieil arbre qui, à chaque fois qu’elle lui rendait visite, écartait grand ses feuilles pour la prendre dans ses bras ; et tout, autour d’elle, se mit à ronronner, à gémir, à soupirer de contentement : enfin, elle avait renoué avec la vie, avec le monde, avec ce qui, en lui, seul comptait, à savoir l’amour, l’éternelle tendresse à laquelle nous appelait le jaillissement de l’être, dans ses multiples apparitions.


VI


Il me semble que tout est fini. Je recompose dans mon esprit les morceaux épars de mon passé ; je vois la balançoire trembler sous un ciel gris, les fleurs, dont je n’ai jamais su le nom, flamber, dans une clarté marine, sous l’ombre profonde et humide des sapins ; je vois la place Sathonay, tout arrosée d’orage, engloutie par le soir, la montée de la Grand’Côte, au crépuscule, éclaboussée par des farandoles de rires, de murmures, de visages ; je ressens mon angoisse, ma suffocation, lorsqu’il m’attendait, plus haut, vif, heureux, en bonne santé, et que je ne parvenais pas à marcher, à le rejoindre ; chaque pas était un arrachement, un combat ; mon souffle se bloquait dans ma gorge, ma tête s’emplissait de vertiges, jusqu’à ce que je lui dise que je n’en pouvais plus – qu’il était trop rapide – et que je finisse par rentrer chez moi, épuisée. Que m’arrive-t-il ? L’instant présent s’est arrêté, tout s’est mis sur pause ; ma conscience, harassée, n’intègre plus rien, ne vit plus rien ; je dors ; parfois, fébrile, je me lève pour aussitôt me recoucher ; mon existence s’est dissoute dans ma mémoire, cette grande menteuse, qui ne s’abreuve que de souffrance. Quelque chose s’est perdu, a sombré, sans que je m’en rende compte immédiatement ; peut-être est-ce tout simplement la foi, la croyance en l’avenir, ou l’oubli, le bel oubli actif, créateur de nouveautés. Désormais, mon imaginaire tourne à vide ; mes rêves, mes cauchemars, sont devenus réalité ; au rebours de la vie, j’épuise ma propre substance dans des songes creux qui, pourtant, m’apparaissent avec la netteté d’un tableau : j’aperçois ma mère, en peignoir, tiède et blanche, faire la vaisselle tandis que le jardin pleure ; je me trouve tout à coup dans un centre commercial, durant les soldes, la musique d’ambiance m’oppresse et je bouscule la foule avide pour m’enfuir ; puis, me voici dans un avion, au milieu de la brousse, en sachant qu’il va me conduire à la mort.


Mes vanités m’obsèdent.


L’autre fois, c’était sur le miroir de ma chambre qu’il a surgi, l’étonnant cadavre ; maintenant, il m’accompagne partout où je vais et s’exhibe quoi que je fasse ; pareil à un fruit trop mûr, prêt à tomber, prêt à me rouler dans la terre, il a gonflé en moi avec une nécessité de fer et me rend le monde insupportable. Discuter, aimer, découvrir, que de verbes absurdes quand nous étreint, horriblement, la certitude d’une finitude imminente et vécue organiquement ! Quand notre sueur, nos paroles, nos fantasmes, notre cerveau, se font le miroir de la bêtise d’être là, alors que nous appelle, infiniment, à la manière d’un chien qui hurle, le vent des vastes décompositions…


VII


L’amour est une entrave, une limite, une barrière. Je l’imagine comme la pierre faisant obstacle au vaste jaillissement du fleuve, ou comme la vitre que l’on brise en saignant. La liberté, c’est l’absence d’attache, la pure réceptivité à tout ce qui se présente, vient à nous, alors que nous ne l’attendions pas ; c’est l’ouverture aux grands ciels, aux grands soleils, embrasant, tel un feu géant, la petitesse de notre être ; c’est la gaieté trouvant son fondement dans une indifférence d’enfant, la curiosité envers chaque objet, chaque expression, chaque événement, comme si les choses étaient issues d’un miracle permanent, un miracle sans dieu, sans profondeur cachée, ce simple et seul miracle de l’apparaître. En fixant notre attention sur un objet déterminé, en concentrant notre cœur, nos pensées, nos désirs et notre avenir sur l’image d’un individu précis, quelles que soient les belles qualités qu’il puisse posséder, ce n’est pas seulement notre moi que nous perdons, notre singulière intimité, mais c’est aussi, et surtout, le monde, c’est-à-dire la passion immense et nomade d’une conscience émerveillée devant toute forme de magie. Le vrai amour, l’amour sacré, la flamme réelle qui doit nous porter, nous diriger, à travers les mystères de l’existence, me paraît être un vagabondage, un libertinage, une jouissance – peut-être cruelle – de la beauté et de la laideur, de la souffrance et de la joie, de la médiocrité et de la grandeur ; et, pour l’atteindre, il faut se faire vampire, devenir assoiffé de sang, de sève, d’aventure, au détriment, parfois, de ce que nous avons de plus cher, afin d’être prêt, tel un lion devant sa proie, à mordre, à savourer, à attaquer, à digérer le suc même de l’impensable, de l’intolérable, à savoir de cette absurdité contre laquelle nous ne pouvons – et ne voulons – nous révolter. Car toute révolte contre l’être a quelque chose de factice, de mesquin, de maladif, de diabolique : même si nous sommes jetés dans l’univers, à la manière d’un déchet dans une poubelle idiote, ce que nous souhaitons, au plus profond de nous, c’est la vie, bourgeonnante dans ses nuées d’immondices, et non pas, comme on pourrait le croire ou nous le faire croire, la compréhension de la vie. Nous sommes habités par une volonté de dépassement, de production, par une volonté de faire œuvre, et la question du pourquoi, et la question du comment, témoignent de notre impuissance à créer, à laisser la trace de notre activité. Aussi, l’absurdité est un fait, que nous rendons d’autant plus absurde en cherchant à le combattre ; et notre révolte n’est pas dirigée contre lui, mais contre notre sentiment d’inaction allant à l’encontre de notre unique dessein, celui de moduler le réel à notre guise et de s’y épanouir.


VIII


Les verres s’entrechoquaient. Ils étaient tous à table. La pluie, continuellement, massacrait la clarté vague des feuillages qui, derrière la transparence des carreaux, absorbaient la lumière crue des lampadaires, pour en faire une teinte mentholée, fantasmatique, conservant la fluidité de l’ombre. Leurs visages m’étaient familiers, et pourtant, ils m’étaient inconnus : je sentais confusément leur présence, leur voix, leur rire, leur activité, mais c’était comme si je me trouvais très loin, dans un monde qui n’était pas le leur, et que je ne voulais, en aucun cas, partager. On avait sorti le vin ; ma bouche en fut emplie ; je rêvais aux parkings, aux voitures agglutinées sous l’averse, aux cimes des immeubles déchiquetant le ciel tourmenté ; mes doigts pressèrent la fraîcheur du récipient, j’eusse aimé qu’il explose, et que, sur mes mains, le sang de la souffrance me rappelle à la vie, à leur vie, à leur cocon bien tranquille où se percutaient, à une vitesse vertigineuse, les râles de leurs paroles : mais il fallait faire bonne figure, cacher le mal d’être, enfouir l’onirisme haletant qui m’emplissait et crevait mes yeux de larmes.


IX


Ce qu’elle cherchait, ce n’était pas la vérité, mais la sincérité de la pensée, l’authenticité de l’expression du sentir. Car, au fil de sa vie, elle s’était rendu compte que la réflexion n’existait pas ; il n’y avait que des désirs, des perceptions, des fantasmes, prenant plus ou moins la forme de sentences, de maximes, de discours, d’argumentations cohérentes ; et tout, jusqu’aux objets se tenant en face d’elle, jusqu’au ciel s’embrasant dans le crépuscule, était le reflet d’un état intime, d’une volonté d’agir mouvante, changeant de couleur à chaque instant, comme un caméléon contenant une palette de nuances infinies. Aussi, comprendre une chose, c’était discerner notre rapport avec elle, la manière dont elle nous affectait pour, finalement, décrire l’émanation, l’aura, dans laquelle elle nous enveloppait, en fonction de la singularité de notre conscience. La connaissance, au sens d’une accumulation d’informations, au sens d’une saisie objective, lui paraissait absurde ; savoir que le massacre de la Saint-Barthélemy avait eu lieu en 1572, ou qu’un carré avait nécessairement quatre angles, ne l’avançait à rien ; une définition, pour lui sembler adéquate, devait mettre en scène le sujet dans sa relation au monde, dans ses souffrances et ses bonheurs profonds ; sans quoi, le concept était un cadavre vidé de tout vécu, c’est-à-dire de tout être. Elle voyait le réel comme une immense pâte à modeler, comme un immense animal à caresser ; connaître revenait donc à apprivoiser une matière en mouvement, à saisir la façon dont notre main se posait sur elle, la malaxait, la faisait sienne.


X


Je rêve d’une mer calme, trouée, de temps à autre, par les rafales d’un vent sec, râpeux, provoquant cette sensation âpre de griffure, qui nous rappelle sans cesse à la vie, dans son aspect vorace, grandiose, cruel. Je rêve d’une mer fourmillant de bateaux, de navires de toutes sortes, petits, immenses, colorés, où s’affairent en chantant, en pleurant, en dansant, des nuées d’hommes et de femmes, heureux d’être occupés, heureux de s’agiter dans le tourbillon fébrile de leurs vanités. Je rêve d’une plage tapissée d’écume, de coquillages, d’algues capiteuses, visqueuses, dont les vastes boursouflures forment des nappes de velours, une plage où je pourrais bondir, aimer, souffrir, au milieu des sifflements rauques des vagues, s’élançant toujours, dans leur éternelle avidité, et me donnant, à chaque nouvelle poussée, la force de désirer et la force d’agir. Je rêve d’un monde préservé du dégoût, préservé du néant, préservé de l’absurde ; un monde d’expression, de paroles et de cris, où le repli sur soi et le poison du ressentiment auraient disparu. Et pourtant, tandis que je rêve, tandis que mon imagination se plonge dans les vapeurs de l’idéal, j’aperçois ma conscience, large plaine flétrie, où poussent les abcès de la haine, les bubons de la rancœur, les cloques de l’angoisse. Quel dieu, quel événement, quel acte m’invitera à les percer, si je ne le puis moi-même ? Comment retrouver la claire et divine innocence, la naïveté implacable du sentir, si chaque chose, chaque individu, m’oppresse au point que je voudrais m’anéantir ? Dans le pullulement de la peur, il n’y a pas de sauveur, et le fantasme du bonheur est encore un enlisement.


Final


Ce qui était le plus gênant, pour elle, ce qui la minait de l’intérieur, ce qui la chargeait de souffrances, c’était de rêver seule, de ne trouver personne avec qui créer, construire, inventer un nouveau monde, un nouvel univers ; c’était de se sentir si pleine de désirs, d’amours, de fantasmes, et de ne pouvoir les partager et les réaliser jusqu’au bout. Peut-être ce sentiment tirait-il son origine d’un manque profond d’indépendance, de résistance, de hauteur, mais peut-être aussi, se disait-elle, n’avait-elle tout simplement pas su faire émerger, chez les autres, l’enthousiasme qui l’animait et sa volonté de faire surgir de la vie des beautés inouïes. Et ce besoin de création fusionnelle, cette envie d’œuvrer à plusieurs pour le jaillissement d’une pensée, d’une vision originale de l’existence, était plus fondamental que toutes ses peurs, ses angoisses quotidiennes, en tant qu’il exprimait une quête inassouvie d’ouverture. Mais comment propager la flamme qui l’habitait, comment dispenser perpétuellement un dynamisme qui, sous l’effet de l’enfermement, se transformait en une torpeur mortelle ? Elle aurait voulu faire de chaque instant un instant d’expression, de chaque minute un acte de création ; elle aurait voulu que la curiosité, que la passion, habitent continuellement son être, et tous les êtres qui l’entouraient, afin de ne jamais sombrer dans la facilité de l’habitude, dans la monotonie des gestes, dans l’immobilité de l’esprit. Son exigence envers elle-même se muait en une exigence envers ses proches ; toute joie, toute gaieté, toute légèreté, la quittaient alors devant sa frustration ; elle devenait morose, aigrie, ruminant, comme une vache délicate, les cendres de ses songes ; et, peu à peu, le cercle du solipsisme devenait plus étroit, changeant son moi en un noyau dur, où se cristallisaient la haine et le dégoût de tout, un noyau qui ne tarderait pas à exploser, d’une quelconque manière, que ce soit dans la littérature ou dans la mort. Ce qu’elle n’avait pas compris, c’était cette bienveillance qui rendait la médiocrité, l’inaction, la banalité, tolérables ; ce qu’elle n’avait pas compris, c’était ce grand amour qu’elle revendiquait, ce « gai savoir » qui, dans le jeu infini des choses, se frayait un chemin dansant.


À ses côtés, la Saône, élargie par la pluie, grimaçait des sourires… Plutôt que de s’y jeter, plutôt que de s’y noyer, ne lui suffisait-il pas d’y décharger son mal-être, comme on enverrait une bouteille à la mer ? Alors, elle se souvint… elle se souvint de son premier, et de son seul, poème, ce poème que, depuis, elle ne cessait de broder ; ce poème où la mer, torturée de déchets, étirait pourtant les lèvres de ses vagues, dans un rire cristallin, tendre et chaud, manifestant cette douce simplicité toujours palpable sous la complexité grouillante de ses profondeurs.


 
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   Anonyme   
17/10/2012
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Ah, le monde de fourmis qui mugit, ça me parle ! Idem pour les lutins moussus (les elfes farceurs me paraissent en revanche un peu faciles).

Je trouve absolument superbe la toute dernière phrase sur la mer polluée qui "étirait les lèvres de ses vagues". D'une manière générale, je trouve tout le texte d'une très grande beauté, d'une écriture réfléchie mais directe, et puissante. Un bémol toutefois sur l'accumulation de virgules qui ne me paraissent pas toujours indispensables (exemple : "lorsque mes mains, ma nuque, mes cheveux, subirent, à leur tour, la rude empreinte des gouttes"). Si elles sont plutôt bienvenues selon moi dans III pour décrire les mélèzes battus par la tempête, les branches agitées aux mouvements que j'imagine saccadés, je les trouve par moment trop présentes.
Par ailleurs, je regrette un peu que cette débauche d'efforts de description se close par "ce qui la chargeait de souffrances, c’était de rêver seule, de ne trouver personne avec qui créer" qui fait quelque part midinette. Alors qu'on se trouvait à mille lieues du roman-photo, voilà une conclusion trop fleur bleue pour moi.

Sinon, je ne perçois pas les objets comme impuissants devant nous, au contraire ils me paraissent beaucoup plus solides, destinés à mieux résister que nous au temps... je ne vous suis donc pas sur "Présences - V".
Je n'ai pas du tout aimé "Présences - VII", quoique j'y reconnaisse toujours la grande beauté de l'écriture, je pense parce que ce fragment se consacre à la pensée, à l'abstrait et non au sensible. Et en plus, selon moi, il a tendance à enfoncer des portes ouvertes.
J'ai un peu la même remarque sur "Présences - IX", qui clame de manière tout intellectuelle l'inanité de la pensée ; cela me paraît incohérent (surtout avec cette déclaration à la fin : "cette envie d’œuvrer à plusieurs pour le jaillissement d’une pensée").

Mais, au final, je trouve l'ensemble du texte splendide, expressif, intense.

"je rêvais aux parkings" : j'adore ce décalage, ce raccourci saisissant de l'absurdité !

   brabant   
1/11/2012
 a aimé ce texte 
Passionnément
Bonjour Sidoine,


J'ai lu ce texte avec délectation comme j'aurais dégusté autant de gobelets d'un vieil armagnac divinement fleuri que de chapitres ou stances. Fort opportunément, pour l'armagnac, madame "Pauvre B... Pauvre Misère" veillait.

A lire au coin du feu, imprimé dans un livre aux pages beiges, un item par page, plusieurs pages pour les articles plus longs, le tout bien aéré avec des grandes marges à droite à gauche, en haut en bas ; tout autour : chaque texte dans un cadre. Certains confinent d'ailleurs à la poésie, mais c'est varié : il y a de la fable, de la philosophie.

Pas d'étude détaillée, cela me prendrait des heures (et il y a du foot à la télé. Ben oui, pour moi les matchs de foot ce sont des opéras tout comme certains textes et en particulier celui-ci).

- j'ai remarqué que, où qu'elle fût et quel que fût son âge, votre héroïne était ailleurs.
- je pourrais lui conseiller de cesser de vivre entre deux peurs : celle du passé et celle de l'avenir (l'est coincée la pauvre !). Vivre le présent est bien suffisant.
- je lui conseillerais aussi de cesser de vouloir connaître le réel, et peut-être de cesser de vouloir le modeler. Le réel est inconnaissable et le modeler c'est le transformer à sa convenance donc le fausser.
- D'accord pour qu'elle se prenne pour le centre du monde, résolument, c'est la marque du génie. Elle me semble avoir à l'intérieur d'elle-même un sacré sujet d'étude, et là elle est la reine. Halte à l'irrésolution, hisser haut la confiance en soi.
Sans aller cependant jusqu'aux extrémités nietzschéennes, le "Gai Savoir" implique une vie éminemment morose.
Gare encore ! Du prophète au martyr il n'y a qu'un jet de pierre sur le "chemin dansant" ! Zarathoustra lui-même...


Brabant admiratif


ps : j'ai aimé tout particulièrement "Présences I et III"

   doug-pluenn   
1/11/2012
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Dès les premiers mots j'ai senti une écriture riche et puissante en évocations qui m'a laissé pantois. Une belle écriture qui me guide dans des champs d'images attachantes.

J'ai une nette préférence pour les miniatures, l'autre partie disserte trop à mon goût, mais j'y reconnais une grande qualité d'écriture.

Le final est né sous le signe de l'apaisement.

Un grand bravo.

   Anonyme   
2/11/2012
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Sidoine

Plusieurs lectures et à chaque fois, d'autres émotions.
C'est comme de regarder la mer, houleuse, puis calme, chaque vague soulevant toujours un peu plus d'écume et de mystère.
J'ai particulièrement apprécié le final, que j'ai relu jusqu'à m'en imprégner.
Dès les premiers mots, les phrases agrippent. L'écriture est parfaite, très imagée, le dire se déroule sans heurt.
Mes félicitations et surtout, que l'étroitesse ne vous enferme jamais dans ses rets.

   Anonyme   
3/11/2012
 a aimé ce texte 
Passionnément
C'est extrèmement bien construit, abouti et c'est fort bien mené. Une écriture ronde, fleurie mais ronde.

J'aime ces choses minuscules qu'on met en avant, sous le projecteur.

Sidoine, j'inverse et j'ai Sidonie, partant, un peu de Colette. Voilà, il y a un peu de Colette dans les fleurs de votre écriture.

Chapeau bas :)

   Anonyme   
10/11/2012
 a aimé ce texte 
Bien ↑
On reconnait votre écriture entre mille Sidoine; foisonnante, exhubérante, d'une richesse sans cesse renouvellée. J'avais déjà dit que chaque paragraphe me faisait penser à un tableau impressionniste. J'ai encore ce ressenti, une succession de scènes que votre regard aiguisé fouille au plus profond et dépeint admirablement.

Maintenant j'ai une critique. Cet écrit ressemble quand même pas mal à "Promenade. Jeu de miroirs". Je pense que vous devriez maintenant délaisser l'introspection pour aller un peu plus vers l'extérieur, vers l'autre. Vous excellez en subjectivité mais vous allez finir par tourner en rond autour de vous-même. J'aimerais beaucoup voir votre style flamboyant au service d'une histoire où vous ne seriez pas le personnage principal.

   costic   
9/12/2012
 a aimé ce texte 
Passionnément
Une écriture à vous couper le souffle. Un réel plaisir de découvrir ces miniatures sensibles, délicates, de chair et de sang, de poésie et d’émotions.

   AlDe   
22/11/2013
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Un rythme au creux de ces mots, de ces phrases... Une mélopée bien agréable. Des phrases dansantes, de la poésie. Voilà ce que j'ai perçu dans ce texte: des mots qui bercent, font chavirer.

Bonne continuation.

   ameliamo   
16/5/2014
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Une belle écriture, si fine, si poétique, qui induit son état de rêverie au lecteur, mais en mémé temps, une écriture cérébral.

   Anonyme   
18/3/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Elle s'endort. Seule. Étouffée par cette solitude qui lui compresse tellement la poitrine qu'elle suffoque et sombre dans un sommeil délivrant. Mais il y a pire que ces nuits oppressée par l'absence. Certaines fois c'est l'être aimé qui l'écrase, du poids de son amour insupportable.
Incarnation métaphysique : elle oscille entre amour et haine, dans une constante solitude. Elle pas plus que les autres. Mais loin d'être bercée d'illusions elle s'est plongée dans son introspection. Elle a compris ce désir absurde de se lier à l'autre, cette impossible envie de calme. Elle est paradoxe, déchirée entre son esprit étoilé et son corps lourdement terrestre. Elle a examiné les miniatures de sa vie, de la vie, avec une droiture d'esprit admirable. Elle est forte et brisée. Elle s'acharne à comprendre quand cette course effrénée la détruit.
Par une écriture stylisée, rythmée, presque énervée, elle s'élève à l'universel. Ce sont des mots durs qu'elle place sur une souffrance quotidienne, des joies extraordinaires perçues au travers des larmes.
Le lecteur sort détruit, à coup de marteau, elle anéantit illusions et idoles. Mieux vaut cette insatisfaction existentielle, à l'absurde ignorance qui tient en laisse. Ses mots libèrent. De cette âme brisée nait la danse et le jeu, puis vient le rire libérateur. Un monde reste à construire.
Un oiseau l'aile brisé apprend à marcher pour mieux se ré-envoler. Une telle sensibilité ne peut qu'ouvrir les portes d'un nouveau cosmos, une nouvelle perception pour de nouvelles vibrations.
Un choc. Des tremblements. Des secondes éternelles. Merci pour ces mots.


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