Je n’avais pas revu Laurent depuis trois ans. Il était depuis longtemps l’ami de mes cousins, et lorsque j’avais déménagé à Paris, il m’avait proposé d’y être mon guide. J’avais apprécié qu’il m’ouvre son carnet d’adresses, et m’invite à ses soirées. À l’époque, nous étions passés du stade d’amis à celui d’amants, sans être amoureux, et parfaitement conscients de cet état de fait. Nos soirées, hésitant entre sorties culturelles et rentrées sensuelles, s’étaient arrêtées au bout de quelques mois. J’avais réalisé que le confort de cette relation particulière nous empêchait de rechercher un amour auquel nous aspirions tous les deux, mais l’un sans l’autre. Ensuite, Laurent avait rencontré Alice, avec laquelle une vraie histoire était possible. Il s’était avéré assez difficile de reprendre l’amitié initiale dans cette nouvelle configuration : nos appels s’étaient espacés. Plus précisément, Laurent avait cessé de m’inviter à ses soirées, et je lui en avais un peu voulu, comme si le pacte « on couche ensemble mais cela n’a pas de conséquence » avait été rompu.
Laurent m’avait finalement recontactée par mail il y a quelques semaines. Je l’avais appelé et nous nous étions fixés ce rendez-vous assez lointain, dont j’aurais parié qu’il serait annulé quelques jours avant.
La veille, dînant avec mon amie Valérie, j’avais évoqué la perte de cette amitié pas si claire que ça : ce garçon à qui je pouvais parler comme à une copine et jouer comme avec aucune copine. Depuis la fin de l’histoire Laurent, j’étais tombée amoureuse plusieurs fois, c’était blessant, je m’étais refermée. Ce soir-là, j’en étais au stade où l’idée même de l’amour me semblait une abstraction destinée à vendre du papier et de la pellicule. J’avais donc décidé de ne garder de l’homme que ce que l’on peut raisonnablement attendre de lui, au regard de mes expériences avec des échantillons représentatifs : le sexe. Valérie, elle, disait qu’elle avait envie d’avoir un amoureux, je lui répondais que je voulais un amant. Dans cette brasserie conformiste où un père de famille assis au milieu de sa mêlée tendait l’oreille pour entendre notre conversation, je réalisai que je visualisais Laurent dans le rôle. Après tout, je savais que nos corps se parlaient un langage approprié. Nos rencontres avaient aussi suffisamment de tendresse pour éviter l’assaut de tristesse qui m’atteignait juste après un orgasme purement d’entretien. Nous ne risquions pas que l’un des deux tombe amoureux de l’autre, tout en ayant suffisamment d’intérêt à se voir pour éviter le glauque. Cela me semblait l’association la plus intelligente du moment. Je me savais cependant parfaitement incapable d’aborder ce sujet avec Laurent. Je n’avais aucune idée de ce qui l’animait depuis trois ans, et craignais de perdre à nouveau tout lien avec lui. Pouvait-on, aujourd’hui, proposer une « amitié avec bénéfices » autour d’une tasse de café ? Valérie me parla alors « d’exister au risque de mourir ». Parler de ce qui est vrai au risque de perdre ce qui ne l’est pas. Cette phrase me sembla lumineuse. Trop souvent, je me suis gardée de parler de mes désirs ou soucis, dans la crainte de perturber l’ordre établi des choses. Je décidai d’appliquer la formule de Valérie et la remerciai : avec elle, on pouvait parler de sexe, d’amour et de philosophie, en rire et même apprendre quelque chose.
Le rendez-vous avec Laurent fut fixé dans un restaurant pas loin de chez lui. À vrai dire, ce n’est pas ce qui était prévu, mais quand je l’appelai dans la matinée, je le réveillai d’une courte nuit alcoolisée. Je suggérai de se retrouver plus tard, mais Laurent attendait ses parents chez lui vers seize heures. Cela ne laissait qu’un début d’après-midi pour résumer les dernières trois années. Le rendez-vous fut donc déplacé près de chez Laurent, qui proposa d’en profiter pour me montrer son nouvel appartement. Ce matin, Laurent ne m’apparaissait plus que comme un vieux copain perdu de vue, resté apparemment tel quel dans sa vie d’éternel célibataire fêtard. Je pensais que le restaurant choisi par Laurent n’aurait d’intérêt que sa proximité avec son appartement. Il me faudrait une heure de transport pour le rejoindre, et je commençais même à regretter ce rendez-vous casé entre la grasse matinée et les parents de Monsieur Laurent. À l’heure dite, je suis arrivée dans un restaurant librairie très agréable, dont les tables étaient réparties au milieu de rayonnages de livres. Un large buffet accueillait les bruncheurs qui venaient le butiner comme des abeilles avant de retourner s’asseoir, portant précautionneusement leur assiette pleine en slalomant entre les livres. Laurent était assis au rayon Psychologie, à une petite table basse isolée, entourée de deux fauteuils rouges un peu cocotte.
Je retrouvai Laurent avec joie finalement, il avait pris de l’épaisseur, un peu, lui qui était si maigre, et ça lui allait bien. Autour des premiers moments du brunch, nous passâmes rapidement nos actualités boulot en revue pour bientôt résumer nos amours récentes. Laurent appartient à cette étrange catégorie des hommes qui parlent, il n’y a pas de sujet tabou. Il raconta Alice, je lui parlai de mes relations échouées, du sentiment que je ne serais plus jamais amoureuse. Imperceptiblement, la conversation se centra sur la relation homme-femme, et s’orienta autour des amours, des non-dits, des aventures, de la sensualité. Une fois de plus, comme avant, je parlais aussi ouvertement qu’avec une amie. Et pourtant, quelque part, ces sujets de conversations me ramenaient vers cette ambiguïté… comme le pull qu’il avait dit avoir choisi pour moi, lorsque je l’avais complimenté sur sa couleur flatteuse pour un matin post nuit blanche.
Laurent proposa de prendre le café chez lui, il était déjà quinze heures, ses parents arrivaient dans une heure. Il avait gardé cette façon un peu caressante de me passer mon manteau, Laurent avait toujours été un garçon qui enveloppe, ça ne voulait pas dire grand-chose. Arrivés chez lui, je blaguai sur son appartement, lui rappelant les bénéfices de son habitat précédent. Laurent avait longtemps vécu dans une chambre de bonne. Cela avait pour double avantage de le positionner comme un rebelle détaché du matériel et de lui permettre de recevoir ses visiteuses toujours à moins d’un mètre de son lit. Laurent rétorqua qu’il ne les y accueillait pas toutes. Une fois de plus, la conversation flirtait sans y mettre les mots autour du statut de cette amitié particulière. J’éprouvai un peu de gêne, quand même, à entrer dans sa chambre lors du tour de l’appartement. Laurent m’indiqua une photo qu’il voulait me montrer, et nous nous sommes penchés tous deux vers le petit cadre posé sur la table de nuit. Cette soudaine proximité de nos visages, à un mètre du lit, était-elle calculée ?
Pendant que Laurent faisait le café, la discussion sur nos relations se poursuivit. Laurent évoqua (le faisait-il exprès ?) une amie avec laquelle il avait entretenu une amitié enrichie de sexualité, car signala-t-il, il s’agissait là d’une activité comme pratiquer un sport ensemble. J’abondai dans son sens, oui, si les choses sont dites, on devrait pouvoir partager ces moments sans plus d’ambiguïté. Nous étions donc tous deux d’accord sur l’intérêt du sport, lui d’un côté de son bar et moi sur mon tabouret haut, et pourtant aucun des deux ne sauta dans sa tenue. Je pensai à « exister au risque de mourir », ce serait le moment, mais ne serait-ce pas à lui, une fois cet accord sportif atteint, de faire un signe vers la ligne du départ ? Je choisis prudemment de ne pas exister au sens de la formule.
Nous prîmes le café sur le canapé, Laurent s’y affalant les pieds sur la table basse. Dans cette position, je ne pouvais que remarquer son pull remonté, et la bande de sept centimètres de peau émergeant de son jean. Je distinguais clairement le dessin en V des poils de son pubis, son ventre creux et l’espace laissé à la ceinture de son jean. Je me rappelais que cet endroit entre le nombril et le début du pubis était celui que je préférais chez Laurent. Par contre, impossible de savoir si j’avais partagé cette information avec lui. S’agissait-il de la part de Laurent d’une innocente position trop décontractée, ou d’un appel au crime ?
Je songeai que je pourrais poser ma main là, la paume bien à plat sur la peau entre son pull et sa ceinture baillant vaguement, je n’aurais rien d’autre à faire que de la laisser glisser doucement, vers le bas, elle passerait sans effort dans le creux de son jean. Je prendrais mon temps, il aurait l’occasion de m’arrêter si cette intrusion le torturait, ou alors ce serait juste un très lent supplice s’il s’avérait pressé qu’elle aboutisse. Je choisis de regarder plutôt ailleurs. À l’époque de nos écarts sur les bas-côtés de l’amitié, Laurent se laissait très souvent doubler par son désir malgré nos décisions raisonnables de retour à la normale, et semblait me le reprocher. Si j’avais exhibé la moitié de ce que Laurent dévoilait dans sa nonchalance, par exemple la moitié de mes seins dans un décolleté inopiné ou ma descente de reins sous une ceinture à taille trop basse, je me serais probablement fait taxer d’allumeuse.
Laurent proposa un autre café ou un thé. De retour dans sa cuisine, il sortit différentes boîtes de thé pour que je puisse choisir. Dans l’ambiance chargée d’une sensualité tue, l’odeur d’un des thés humé dans sa boîte m’arracha un cri extatique expressif. Ce soupir de plaisir jaillit un peu trop fort pour un simple mélange d’herbes, et Laurent m’enleva le thé des mains pour le jeter dans l’eau chaude.
De retour au salon, je réalisai que j’étais transie et je serrais les mains sur mon mug brûlant. Laurent remonta le chauffage et me passa un de ses pulls. Littéralement, il m’habilla, enfilant le pull sur ma tête, d’un geste qui, à nouveau, m’interrogea. Je disparus un instant dans le col du pull pendant qu’il tirait dessus, on aurait dit la marche arrière d’un effeuillage pressé. Je me dépêchai de passer les bras dans les manches, un peu de gêne encore. Je reculai et replongeai dans la profondeur du canapé.
Laurent me questionna un peu plus sur mes relations précédentes, mais je finis par éluder ses questions. J’avais l’impression que l’après-midi s’était passé à tourner autour du pot, sans être sûre que je n’interprétais pas chaque geste et parole. Je savais que je n’oserais pas prendre la responsabilité d’exister au risque de mourir. Tout cela me semblait faux et fatigant. Mes motivations pour cette rencontre étaient dorénavant floues, je ne savais plus où était notre lien. Étions-nous finalement deux amis prenant le thé un après-midi d’hiver ou deux lâches ?
Les parents de Laurent sonnèrent, comme une libération à mes tergiversations. Il appuya sur l’interphone et ouvrit sa porte puis revint s’asseoir avec moi le temps qu’ils montent les trois étages. Il me regardait, nous ne disions rien. Ses parents entrèrent, je finis mon thé en échangeant quelques mots avec eux, puis je me levai pour partir. Laurent me raccompagna à la porte, m’enveloppant pour me dire au revoir, proposant une prochaine tournée des bars, un de ces jours.
Je n’avais pas osé « exister », et je repartais avec le sentiment qu’à chaque rencontre, faute de crever les non-dits, notre amitié resterait entachée de l’ombre du désir.
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Je n’étais pas très clair sur les motivations d’Anne pour ce brunch du dimanche, mais j’avais une vague idée des miennes. Je n’aurais pas pris le risque de lui en faire part d’entrée de jeu. J’ai vu son enthousiasme à visiter mon appartement comme un signe favorable. Lorsque j’ai poussé la porte, précédant Anne dans l’escalier au lieu de regarder ses jambes, je me suis rendu compte qu’il y avait quelqu'un chez moi. Ça ne pouvait être que Pierre et, pour preuve, ses chaussures traînaient dans l’entrée. Mon frère m’avait prévenu qu’il passerait pour profiter de la visite de nos parents, plus tard dans l’après-midi. Je l’avais avisé de ne pas le faire avant quatre heures, étant donné que je voyais une copine avant. Ça l’avait fait ricaner. J’ai tout de suite vu qu’il était dans la salle de bain. Pendant qu’Anne enlevait son manteau, j’ai filé au fond du couloir.
- Salut Laurent ! - Tu te fous de ma gueule, je t’avais dit quatre heures ! - Ben, j’étais en avance, et ça caille carrément dehors. Tu me présentes ?
Pierre a jeté un œil à travers la porte.
- Dis-donc, tu t’emmerdes pas, grand frère. - Arrête tes conneries, je t’ai dit que c’était juste une copine. - Ben présente-moi, alors… - Fais-moi le plaisir de sortir de chez moi ou de te rendre invisible.
Pendant que je retournais dans l’entrée, je l’ai entendu se glisser dans le placard du fond. Quel imbécile !
Anne a commencé à faire le tour des pièces, jusqu'à la salle de bain, bien sûr. Heureusement, elle n’a pas ouvert le placard. Je l’ai ramenée au salon. J’étais bien embêté. Si je lui sautais dessus comme j’en avais l’intention a priori et qu’elle tombait sur Pierre ensuite, j’aurais l’air d’un goujat. En même temps, je venais de me taper un déjeuner sans fin à se raconter nos vies, je ne voulais pas repartir sur ces bases-là. Il y a trois ans, il m’avait fallu une bonne dizaine de cinés amicaux conclus par des claquements de bises avant d’arriver à orienter la relation vers mon lit. Pas question qu’elle nous croie repartis dans une amitié platonique pour les années à venir. Non pas que j’ai cette fille dans la peau. Mais disons que l’amitié homme-femme, je suis pour, s’il y a quelques avantages collatéraux.
La dernière fois, on s’en arrangeait bien tous les deux. Après ces premières rencontres hésitantes, l’habitude était prise de se retrouver plus souvent au lit qu’en salle obscure. Bon, c’était surtout moi qui avais du mal à aller au ciné. J’avais eu le malheur de lui dire que rien que sa façon de me faire la bise suffisait à me provoquer une érection. L’erreur. Ne donnez jamais ce type d’information à une amie. Finalement, j’ai rompu parce que j’avais rencontré Alice et je voulais tenter le coup d’une vraie relation. En général, les filles tombent amoureuses de moi, et moi jamais. J’ai dit à Anne que je voyais qu’elle commençait à s’attacher à moi, et que j’avais peur qu’elle souffre, parce que moi pas. Pour le bien de notre amitié, il valait mieux arrêter là.
- Tu vas tomber amoureuse. - Quand même pas, m’avait-elle répondu.
Ce sur quoi elle avait enchaîné en disant « À la prochaine » et en me claquant une bise. Elle m’avait alors regardé bizarrement, « Oh pardon » et avait entrepris de me serrer la main pour me dire au revoir. Personne ne m’avait jamais donné une poignée de main aussi sexy et caressante, et elle le savait. Trois ans après, hors de question de laisser penser à Anne que son pouvoir sur moi était tel que même la présence de mon frère ne m’arrêterait pas. Et pourtant, je refusais de me re-coltiner les films indépendants coréens qu’elle affectionnait sans savoir si je pouvais en attendre autre chose.
Je lui offris donc un café au salon et j’orientai la conversation sur ses relations pour glaner quelques informations. Apparemment la voie était libre, nous étions dans la même configuration qu’il y a trois ans, à savoir pause sur les amours. Elle venait de se faire jeter et n’avait pas envie de se réimpliquer dans quoi que ce soit pour en prendre plein la gueule. Ma place idéale, mon créneau. Je ne console pas, je comble.
Je décidai de lui clarifier physiquement le message, mais qu’il lui appartenait de faire le premier pas vers la couette. Le cas échéant, je n’aurais qu’à dire que je n’avais pas su résister à ses avances. Voire même, elle se sentirait coupable de m’avoir bousculé en présence de mon frère. Ouais, génial le plan. Je m’affalai sur le canapé, dévoilant d’un air nonchalant mes abdos. Je posai un bras sur le dossier du canapé derrière Anne. C’était cool, des amis un peu proches prenant le café. Mais non, rien, elle continuait à discuter mine de rien. Comme je l’avais questionnée sur ses amours, elle m’énuméra ses histoires. Nom d’un Laurent, elle n’avait pas chômé en trois ans. Je pariai que même sa poignée de main avait encore gagné en effet. Ça commençait à m’agacer. En plus, bientôt, j’allais être envahi par la famille et fin du plan possible.
Anne finit son café, et m’interrogea sur l’heure d’arrivée de mes parents. Je me demandai pourquoi ça l’inquiétait. Soit elle voulait conclure, soit elle voulait partir. Je lui offris à nouveau un thé ou un café. Elle me suivit docilement dans la cuisine : j’aurais dû proposer un truc situé dans la chambre, j’aurais fait la moitié du chemin. En découvrant le thé à la violette, elle a poussé un gémissement de plaisir dont je n’ai pas fini d’entendre parler par l’homme du placard. Il devait me penser en bonne voie, voire en pleine action, alors que tout ce que je faisais chauffer, c’était l’eau.
Anne, apparemment, n’était pas en pleine ébullition. Elle se plaignit du froid. J’avais bien une couette à lui proposer, mais dans mon lit. Non ? Bon, je lui passai un pull. Véritablement, je commençais à lui enfiler le pull, mais elle se dégagea toute seule avant de se rasseoir. C’était clair, c’était plié. Je pouvais aussi bien aller sortir Pierre de son placard pour qu'on discute tous les trois. D’ailleurs, le reste de la troupe sonna. Pendant que mes parents montaient les escaliers, je revins m’asseoir à côté d’Anne pour lui laisser le temps d’amorcer quelque chose, des bases sur lesquelles repartir la prochaine fois. Mais rien. Elle salua mes parents avant de se lever. Je raccompagnai Anne à la porte, on convint mollement de se revoir rapidement, un film coréen probablement et deux bises sûrement. Je ne sais pas comment elle a réussi à résister à mon charme tout cet après-midi. La peur de souffrir, je parie.
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