Je roulais tranquillement vers le pont. Le soleil venait de se lever. J’aimais cet instant où, après le virage en corniche, le paysage s’ouvrait brusquement sur la Loire. Après tant de saisons et d’années, j’étais toujours impressionné. L’hiver, elle était parfois sauvage, puissante, ses flots marron-gris ouvrant des gueules de tourbillon, mais dès le lendemain je pouvais la retrouver apaisée étalant avec langueur sa matrice satinée. L’été, elle scintillait entre les sables et offrait ses bleus verts méditerranéens et ses parfums de vase mentholée. Ce matin d’octobre, elle coulait sous une brume légère en ondes paisibles aux reflets bronze. Le vieux bateau de pêche hollandais, immobile, finissait de parfaire ce tableau chimérique. J’ai quitté le fleuve et ai poursuivi ma route jusqu’à l’échangeur en écoutant distraitement la radio. Après le péage, j’ai filé vers l’est et me suis laissé glisser sur le ruban de l’autoroute. La campagne fumait sous les premiers rayons d’un soleil imposant, délicatement abricoté. Des haies découpaient le manteau de brume où pâturaient quelques fantômes de vaches. Une abbatiale surnageait à l’horizon. Mes pensées s’envolaient en volutes vaporeuses. La visibilité restait bonne sur l’autoroute. J’ai aperçu de loin les gyrophares. J’ai ralenti, des plots au sol m’orientaient vers la voie de gauche. Un véhicule du SAMU, un camion de pompiers et une voiture de gendarmes étaient stationnés sur la bande d’arrêt d’urgence. D’habitude, je détourne le regard mais, ce matin, j’ai laissé flotter mes yeux sur la scène. Le périmètre était sécurisé. Personne ne s’affairait, la situation semblait maîtrisée. Si mon pouls s’était instinctivement emballé, je restais calme, encore sous l’emprise de cette douceâtre matinée. Un peu plus loin, il y avait une voiture sur le bas-côté, peut-être une Clio, complètement défoncée à l’avant. Juste à côté, un homme en uniforme était agenouillé près d’une longue housse blanche. Il finissait d’en remonter la fermeture. Un agent m’a fait signe d’avancer, de continuer. J’étais resté bloqué sur la scène et sentais le froid métallique d’une fermeture sur mon échine. Mon cerveau n’était plus connecté. J’étais perdu dans ce brouillard, j’étais le brouillard, qui en une seconde avait perdu toutes ses couleurs poétiques. J’ai continué de rouler, comme un automate. Je me suis rabattu sur la voie de droite et me suis blotti derrière un camion. Cet homme, ou cette femme peut-être, non, cet homme, se rendait sans doute au boulot. Comme moi. Avant de prendre la route, il avait embrassé ses enfants et lancé à l’aîné « ce soir, j’essaierai de venir te voir au foot ! » La petite s’était renfrognée avec une mine jalouse. Elle lui avait souri malgré tout. Il avait traversé la Loire et jeté un œil sur les jeux de brume en souriant. Il souriait peut-être aussi en regardant le soleil, juste avant de perdre le contrôle et de se fracasser sur le bas-côté. Le camion tanguait dangereusement sur sa voie et m’a sorti de mes rêveries. Je l’ai doublé, crispé. S’il me projetait contre la glissière, là, en cinq secondes, tout s’arrêtait. Un autre sac. E finita la commedia ! J’ai serré le volant, en manque d’air. J’étais encore sous le choc en arrivant au boulot. À travers les rares portes entrouvertes, je les voyais tous rivés à leur siège, le regard fixé sur l’écran de l’ordinateur, apparemment absorbés par leur tâche. J’ai entendu un seul bonjour, resté sans réponse. Je me suis réfugié dans mon bureau, porte close. J’ai décroché le téléphone puis allumé machinalement mon ordinateur. Il me fallait reprendre ma place. Parmi les mails qui défilaient, j’ai vu que Richard m’avait écrit. Je repensais à cette discussion récente où il était fier de m’affirmer que sa vie était cloisonnée en compartiments étanches. Pas question que la porte de son bureau laisse filtrer la moindre particule de vie privée. Il ne comprenait pas pourquoi j’avais pris tant de soin dans la décoration de mon bureau avec des photos encadrées, des souvenirs personnels. Je savais qu’il cherchait à me ridiculiser auprès d’autres collègues. Le sien était aussi vide qu’une cellule de moine. À ses yeux, je faisais le jeu de l’employeur, j’offrais trop de failles, trop de prises à son contrôle. Il se pensait plus libre en n’étant pas lui-même. Il m’avait confié un jour qu’à chaque fois qu’un supérieur lui posait une question, il répondait presque toujours l’inverse de ce qu’il pensait vraiment. Ce n’était pas vraiment ma définition de la liberté. D’ailleurs, malgré ses déclarations d’indépendance, il n’y avait pas plus servile et intéressé que Richard. Moi, dans les compartiments je ne pouvais m’empêcher de regarder par la fenêtre, comme ce matin où, la vie, ou plutôt la mort, me laissait à quai, égaré. Je n’étais pas étanche. Je me suis levé pour rejoindre Gustave. Dans cette boîte, c’était le seul à qui je pouvais me confier, sans détours. La première fois, c’était le jour de l’attentat à Charlie Hebdo. J’avais appris la nouvelle en déjeunant avec des collègues dans une cafétéria. Des flashs d’information passaient en boucle sur une télévision, derrière moi. Je me suis retourné une ou deux fois mais sans bien me rendre compte de ce qui se passait. Il n’y avait pas de son. L’information circulait sur des bandeaux en bas de l’écran. On dénombrait des morts mais, à ce moment, ils n’étaient pas identifiés. J’ai croisé quelques regards dans la salle, inhabituels. Ils semblaient chercher une fraternité de sidération à laquelle pour l’instant, je ne savais répondre. Mes collègues n’ont commenté que vaguement l’information « un attentat, on dirait ». Je me rappelle que certains ne connaissaient pas Charlie Hebdo. Ils ne l’avaient jamais lu. Je me rappelle aussi leur surprise quand je leur ai appris que je l’avais déjà acheté plusieurs fois. De retour au bureau, je me suis immédiatement branché sur le Net et là, j’ai découvert, stupéfait, l’horreur de la tuerie. Il y avait bien des victimes, des morts et certains faisaient partie de notre mémoire collective, de mon enfance. Les noms de Cabu, Wolinski, entre autres, étaient confirmés. J’étais abasourdi. Ils ont tué Cabu ! Je suis sorti dans le couloir. J’avais envie de crier. J’ai déboulé dans le bureau d’une collègue en lui disant :
– Tu as vu ça ? Charlie Hebdo ! Ils les ont tous tués !
Elle a levé la tête de son écran :
– Ah oui ? C’est terrible…
Et elle me quitta pour se rendre à la photocopieuse. Je l’ai suivie, j’ai traversé le couloir où chacun était à sa place, devant son écran. J’avais l’impression d’être le seul à côté de mes pompes, déboussolé. Je suis rentré dans un autre bureau où là encore, un collègue m’a regardé un peu gêné. J’avais besoin de parler mais ce n’était décidément pas le lieu. Je suis rentré dans mon bureau et suis devenu livide quand j’ai découvert que Bernard Marris complétait la liste macabre. À cet instant, Gustave est entré en trombe dans mon bureau, affolé, les larmes aux yeux, en s’écriant :
– Putain, ils ont tué Cabu !
Nous avons passé l’après-midi à parler, à évoquer nos souvenirs, à refaire le monde et à faire naître une amitié qui aujourd’hui est une de mes principales motivations pour rester dans cette boîte. Ce matin, je n’ai pas voulu attendre la pause et me suis dirigé vers son bureau. Il était là et m’a salué d’un hochement de tête amical. Je lui ai mimé avec deux doigts sur les lèvres le geste du fumeur. Il a compris et sans un mot s’est levé, m’a serré la main et m’a accompagné au cinquième où nous avions nos habitudes pour des pauses cigarettes. L’insonorisation presque inexistante de nos bureaux, de toute façon, excluait toute possibilité de confidence. En grimpant les escaliers, il m’a demandé :
– Dis donc, t’as l’air nerveux, ça va ? – Je vais te raconter, lui ai-je soufflé.
Le cinquième étage offrait de larges baies vitrées avec des vues plongeantes sur la ville. Il n’y avait que des salles de réunion. Il était ceinturé d’un balcon-terrasse devenu le refuge des derniers fumeurs. Le lieu semblait désert. Je me suis installé dans un fauteuil, Gustave est resté debout, perplexe.
– Voilà, rien de grave me concernant, mais ce matin, sur l’autoroute, je suis tombé sur un accident mortel. – Merde, tu as de la casse ? – Non je te dis, ni moi, ni la bagnole. Quand je suis passé, il emportait le corps dans une housse. – Ah… ça devait être glauque. – Tu peux le dire, ai-je murmuré sous le coup d’une émotion aussi décalée qu’irrépressible. Excuse-moi, ai-je réussi à articuler. – C’est le contrecoup vieux, c’est normal. Viens on va s’en griller une. – Non, merci, j’ai soupiré.
Gustave n’a pas insisté. Il me savait membre éminent des émotifs anonymes et m’a laissé quelques secondes rassembler mes esprits. Après deux bonnes inspirations, je me suis lancé dans un récit plus détaillé. J’ai insisté sur le contraste saisissant entre la beauté de ce matin brumeux et la froideur glaciale de cette scène. L’irruption incongrue de la mort, comme celle d’un cambrioleur. Haut les mains, c’est un hold-up ! Gustave m’a écouté, songeur.
– C’est drôle, enfin, je veux dire, c’est frappant, que tu me parles de la Loire. Tu sais que je vois la vie comme un long fleuve intranquille. La mort, nos morts ne l’empêchent pas de couler. – Ouais, d’accord, la vie continue, mais ça tient à quoi ? Un fil. – Je sais, je sais, c’est fragile. Tu me dis souvent qu’un brin d’herbe, un sourire, un regard peuvent te faire la journée. Rien n’est permanent, à commencer par nos vies, mais, justement c’est bien cette fragilité qui les rend précieuses.
J’étais fier d’être l’ami de Gustave. J’appréciais plus que tout de pouvoir au cours d’une journée de travail, ouvrir avec lui toutes les parenthèses possibles sur des sujets qui me semblaient essentiels, et ce, sans la moindre affectation. Il me parlait comme je parle à mon fils. Ce matin, j’avais besoin de les entendre, comme une piqûre de rappel. Il l’avait compris, je crois.
– Tu as raison, Gustave. Finalement, il n’y a rien de plus prévisible que la mort ! C’est bien la vie qui doit continuer de nous sidérer chaque matin mais la Faucheuse a quand même une sale gueule. – C’est plutôt toi, ce matin, qui a une sale gueule ! m’a renvoyé Gustave, rigolard.
Je me sentais mieux. Pourtant, je n’étais pas d’attaque pour supporter une journée de boulot. Au quotidien, il m’arrivait souvent d’avoir envie de repartir chez moi à peine la porte de mon bureau fermée, ce matin, je n’avais même pas la force de l’ouvrir à nouveau. Je me sentais glisser vers cette impression d’irréalité qui parfois fugacement m’envahissait.
– La journée va être longue… – Écoute, tu n’as qu’à m’accompagner. Je vais à Gachempin cet après-midi rencontrer les élus. Ça te dit ? m’a proposé Gustave. – C’est quoi déjà le sujet ? – Le renouvellement du centre-ville. – C’est ton dossier, je ne vais pas faire la potiche. – À toi de voir, on en reparle au déjeuner si tu veux ? – OK, merci, en tout cas. – Ça marche, m’a-t-il dit avec un clin d’œil.
Il savait que cette expression passe-partout m’exaspérait.
À la cafétéria, Gustave m’a expliqué que la réunion devrait durer deux heures. Pour faire taire mes réticences, il m’a proposé de jouer le rôle de l’expert en projets commerciaux. Gustave allait proposer, entre autres, la création d’un magasin de vente de produits alimentaires locaux.
– Tu es juste là pour écouter, m’a-t-il rassuré. Garchempin est sur ta route, à 17 heures max, tu es chez toi.
Ce dernier argument a fini de me convaincre. De plus, la suspicion de désertion professionnelle était presque nulle. On s’épaulait souvent les uns les autres sur nos dossiers et le chef ne fliquait personne, il demandait juste des résultats. Je me suis donc retrouvé à Garchempin. Autour de la table du conseil municipal, il y avait quatre élus, dont le maire, ainsi que le directeur des services et un de ses collaborateurs. Gustave est arrivé pendant son exposé à soutenir l’attention de l’ensemble de l’auditoire à l’exception d’un élu, retraité, qui piqua du nez au bout d’un quart d’heure. Il y eut quelques questions et échanges. Au bout d’une heure trente de réunion, Gustave allait proposer au maire de conclure et a demandé une dernière fois s’il y avait des questions. Mon voisin, la soixantaine, moustache et cheveux blancs, stature de troisième ligne, prit alors la parole pour la première fois :
– Je suis agriculteur sur la commune. Je ne connais qu’une personne faisant de la vente directe dans le canton. Je ne vois pas comment vous allez faire pour fournir votre projet de magasin de producteurs.
Gustave s’est tourné vers moi et m’a regardé, avec un demi-sourire, comme si j’étais effectivement l’expert annoncé. Je me suis raclé la gorge et me suis lancé dans une longue, très longue, trop longue explication où se mélangeaient pêle-mêle étude de faisabilité, étude de marché, notion de proximité, vivre ensemble, agriculture biologique et patrimoine local. À bout de souffle, la bouche asséchée, je demandais à mon voisin :
– J’espère avoir répondu à votre question ?
Il m’a regardé un instant, en silence, puis a maugréé :
– Ben, on fera avec.
Gustave, en bon acrobate, a rebondi sur la dynamique de projet qui, au début, ne doit brider aucune idée et laisser libre cours à la créativité. Une autre élue est venue, sans le savoir à notre rescousse, en posant une question sur la mise en valeur de l’if centenaire qui trônait depuis des siècles sur la place du village. Pendant que Gustave lui répondait, mon voisin agriculteur s’est penché vers moi. Je m’attendais au pire. Il m’a glissé à voix basse :
– Il y en a un autre d’arbre remarquable sur la commune. – Ah… ? Ah bon ? Dans le centre-ville ? – Non, en pleine campagne.
Je suis resté silencieux. Je ne voyais pas vraiment le lien avec le renouvellement du centre-ville mais j’étais soulagé qu’il ne remette pas le couvert sur le magasin de producteurs. Je me sentais aussi confusément flatté par cette confidence, aux parfums de secret, d’un homme visiblement peu disert. Il avait touché ma corde sensible et je ne voulais pas en rester là. La réunion s’est terminée par un verre de l’amitié. Gustave s’est rapproché de moi et de mon voisin qui buvait en silence un rosé moelleux.
– Gustave, monsieur m’a fait part de l’existence d’un arbre remarquable sur la commune, en campagne. – Ah oui ? Quelle espèce ? – Un chêne, a répondu l’homme, avec un éclat singulier dans l’œil. – Et on pourrait le voir ? ai-je lancé. – Pas de problème, nous a répondu l’homme en vidant son verre. – On vous emmène ? a proposé Gustave. – Je ne vous le conseille pas. Vaut mieux prendre ma voiture pour se rendre là-bas.
Il avait souri pour la première fois. Gustave et moi avions les yeux brillants. Cinq minutes plus tard, nous étions tous les trois à l’avant de son utilitaire. Nous avons croisé sur la départementale, un homme âgé sur une mobylette bleue, casque orange et deux sacoches à l’arrière. Il a salué notre conducteur qui lui a fait un petit signe de la main. Trois kilomètres après le bourg, nous avons quitté la route pour emprunter un chemin empierré et chaotique. Je comprenais mieux le conseil de l’agriculteur habitué à parcourir ces chemins ruraux. Nous nous sommes enfoncés dans un bocage de plus en plus dense. Les haies compactes et foisonnantes ne nous laissaient que quelques fenêtres d’où nous apercevions parfois quelques vaches. En ce début d’automne, le vert était encore omniprésent. Nous étions immergés dans un labyrinthe de jade sous un ciel bleu strié de filets de nuages et de traînes d’avion. L’homme a stoppé la voiture.
– Nous y sommes.
J’ai levé les yeux au ciel. Je cherchais un géant, surpassant la canopée de plusieurs mètres. Je ne voyais rien de tel aussi loin que pouvait porter mon regard. L’homme marchait devant nous. Il s’est arrêté au niveau d’une barrière de bois retenue par un fil barbelé. Il l’a ouverte et nous sommes entrés dans une prairie. L’homme nous a fait signe vers la droite. L’arbre nous attendait dans un coin de la pâture. Ce n’était pas un géant mais un patriarche majestueux. De son tronc râblé, crevassé, se déployait une frondaison tentaculaire. Plusieurs branches puissantes s’étiraient de part et d’autre, en parallèle du sol à deux, trois mètres de hauteur. D’autres branches maîtresses s’élevaient et donnaient naissance à une ramure luxuriante, enveloppante. La lumière ruisselait sur son feuillage. Il ne devait pas dépasser douze mètres. Il forçait le respect avec un mélange de puissance, de générosité et de bienveillance. Il était maternel. Je demandais à l’homme :
– Il a quelle circonférence ? – Allez savoir ? Il n’y a qu’à mesurer.
Je pensais qu’il allait sortir un mètre enrouleur de sa poche mais il s’est dirigé vers le tronc, a ouvert les bras en croix et l’a enlacé en se tournant vers nous. Je l’ai rejoint avec Gustave. J’ai attrapé sa main rugueuse et j’ai tendu l’autre à Gustave. J’avais le nez dans l’écorce. J’ai levé les yeux vers la pluie de feuilles, sous le soleil. Un vent frais nous caressait la nuque. Un merle sifflait. L’homme a dit :
– Il en manque un quatrième.
Il a retiré sa main de la mienne et s’est planté quelques secondes en silence face à l’arbre, comme un vieux druide. Je ne savais ce qu’ils se disaient mais ils étaient du même bois. En quittant la pâture, j’ai remercié l’homme qui en refermant la barrière m’a répondu :
– Il n’a pas beaucoup de visites, vous savez.
J’ai quitté l’homme et Gustave sur le parking de la place du village. Sur le chemin du retour, j’ai repris l’autoroute. Je suis passé de l’autre côté du lieu de l’accident mais à ce moment-là mes pensées avaient pris la clef des champs. J’étais avec toi, la tête dans tes cheveux d’ébène, les mains caressant ton corps :
– Dis-moi que la vie est belle !
|