L’air du soir était moite et lourd dans le ciel sans nuages. Un parfum de cendres parvenait du lointain et l’âcreté discrète de cette odeur conférait à la nuit une bienveillance familière. Je ne dormais pas malgré l’heure déjà tardive, ressentant peut-être dans l’atmosphère un je ne sais quoi de changé, tels ces détails singuliers qui précèdent, dit-on, les grands événements ou les grandes catastrophes. Lorsque trois coups sourds retentirent sur la lourde porte de bois de notre demeure, je ne fus pas aussi surpris que mon père qui pourtant se leva le premier pour ouvrir. Il y avait sur le seuil trois hommes dont les amples chemises d’un blanc immaculé prenaient, à la lueur chétive de l’unique lampe à huile, une aura fantomatique. Un instant l’écoulement du temps sembla se suspendre et tout se figea, si ce n’est l’ondoiement de la flammèche et le fin panache noir qu’elle laissait échapper. Puis mon père reconnut le visage de Xhafer Kupa et lui saisit chaleureusement les mains. Le vieil homme semblait fatigué, de longs cernes gris formaient deux poches exactement semblables sous ses yeux, dont la lueur s’illumina pourtant brièvement, telles deux opales cachées derrière un mince voile de dentelle grise. Il tenait dans ses mains, à demi repliée, la qeleshe1 de feutre blanc que chaque homme portait avec la même fierté que s’il l’avait fabriquée lui-même. Les trois invités franchirent le pas de la porte, non sans s’excuser d’une visite à cette heure-ci de la nuit, puis s’assirent autour de l’unique table de bois. Dans les gestes de Xhafer Kupa, qui refusa poliment un verre de thé que ma mère avait réchauffé à la va-vite et passait frénétiquement la main sur sa courte moustache blanche, je sentis les indices d’un tourment et d’une vérité pesante qu’il devait rapidement nous révéler.
Je n’avais plus visité le club Bashkimi2 depuis plusieurs semaines. Pour un jeune homme de mon âge, la grande ville de Durrës offrait un nombre incalculable de distractions auxquelles il était difficile de résister et plus encore dans l’effervescence continue de ces dernières années. La seule lumière qui baignait en permanence cette cité posée juste au bord de l’Adriatique était un spectacle digne du plus vif intérêt, et sans cesse renouvelé. Durrës fuyait la mer, qui l’avait déjà engloutie par deux fois dans le passé mais semblait incapable de s’en éloigner réellement, sans cesse engagée dans une valse à mille temps qui faisait écho aux va-et-vient incessants de l’écume sur la grève. C’est ici, dans cette ville plusieurs fois millénaire, que Xhafer Kupa avait fondé le club Bashkimi quatre ans auparavant. On eut d’abord vent des révoltes qui secouèrent la Sublime Porte. Les enjeux les plus vastes de ces manœuvres nous échappaient, cependant un souffle d’espoir et de liberté se mit dès lors à déferler sur notre pays. Quelque temps plus tard, un télégramme venu de Monastir nous apprit la fondation du tout premier club patriotique albanais. Xhafer Kupa, qui était le patriarche d’une des plus anciennes familles de Durrës, se jura alors qu’une telle institution verrait également le jour dans sa ville. Et pour l’abriter, il choisit sa propre maison, une grande bâtisse de briques couleur d’ivoire, surmontée d’un toit de tuiles orangées et dans la cour de laquelle poussait un magnifique mûrier blanc. Lorsque les branches de celui-ci étaient en fleur, elles abritaient tour à tour des hirondelles ou des tourtereaux dont le vieux Xhafer appréciait le chant longuement roucoulant. La légende racontait d’ailleurs que par une brûlante matinée d’août, il avait lui-même retiré un des passereaux des serres d’un faucon qui s’apprêtait à le dévorer.
Dans chacune des pièces de la maison de Xhafer Kupa s’organisaient donc les balbutiements de cet élan patriotique qui avait saisi l’ensemble des nôtres, après près de cinq siècles de torpeur. La première tâche, et non la moindre, fut de rassembler tout ce que l’on pouvait de textes rédigés en albanais. Il importait peu que les ouvrages fussent reliés, de simples manuscrits ou même des copies d’œuvres originales réalisées dans l’urgence tant qu’ils contenaient dans leurs pages cette sève au parfum unique que constituait notre belle langue. Le vieux Xhafer enrichit la collection de quelques livres qu’il avait ramenés de son séjour chez les Arbëreshë3 de Calabre, dans sa jeunesse. Ces ouvrages, principalement liturgiques, avaient pour nos yeux de jeunes garçons l’éclat presque mystique de ces reliques des âges reculés que l’on aurait exhumées d’un mausolée ancien. Lorsqu’un nombre suffisant de ceux-ci fut rassemblé, Xhafer Kupa procéda fièrement à l’ouverture de la première école de langue albanaise de Durrës. Une école dans laquelle il dispensait lui-même les leçons et ce aussi bien aux jeunes enfants qu’aux femmes et aux vieillards qui n’avaient jamais eu l’occasion d’apprendre convenablement la langue qu’ils parlaient pourtant tous les jours dans la chaleur de leurs foyers. Enfin, les plus jeunes d’entre nous concentrâmes notre énergie dans la rédaction d’articles de journal, d’affiches et de poésies destinés à exalter la fièvre patriotique de nos semblables. Je m’essayai moi-même à quelques vers que j’aurais souhaités épiques après avoir lu et relu la copie d’une anthologie des meilleurs poèmes de Naim Frashëri4, que nous possédions. Les textes de l’impeccable poète avaient cette fraîcheur et cette richesse qu’a parfois le ruisseau s’élançant au travers d’une montagne et qui s’imprègne sur sa route des meilleurs arômes de la terre sur laquelle il s’écoule. Malgré la piètre qualité de mes vers, je poursuivais, ainsi que mes condisciples, l’accomplissement de cette tâche avec la détermination d’un sacerdoce.
Le vieux Xhafer parla rapidement et en des phrases concises qui ne laissaient pas de place au doute. Il avait reçu quelques heures auparavant un télégramme arrivé de Kukës, une ville du nord-est cernée de montagnes et voisine des contrées de Macédoine et du Kosovo. Des mouvements de troupes suspects avaient été ressentis depuis longtemps dans les régions du Nord mais il semblait que cette fois-ci les armées serbes et monténégrines eussent conjointement décidé d’une offensive de grande ampleur. L’immense empire des Turcs, qui avait depuis cinq cents ans inspiré la crainte et le respect, était désormais une bête aux abois dont l’appui sur les terres à l’ouest du Bosphore paraissait chaque jour un peu plus fragile. Prétextant chasser les derniers Ottomans, qui auraient pourtant tôt fait de s’en aller par eux-mêmes, les Yougoslaves entendaient annexer notre terre et nier ainsi l’existence même de notre nation. Xhafer Kupa ne lut pas l’intégralité du message qui lui était parvenu mais il transpirait de sa voix un sentiment de crainte et d’urgence. Le degré de violence dont sont capables les hommes, de surcroît lorsqu’ils se sentent tout à coup libérés du joug de leur ancien maître, lui était connu et le vil motif qui animait nos ennemis constituait une fin qui justifierait des moyens particulièrement inhumains. Le vieux Xhafer posa sur moi un regard singulièrement triste, ses deux prunelles mouillées semblaient porter par avance les déchirements de la culpabilité qui le tiraillait. Sa bouche s’entrouvrit et en cet instant, un bref sanglot échappa à ma mère qui tressaillit, comme ébranlée par un hoquet. Je devançai les paroles qu’allait prononcer le vieil homme car je savais moi aussi que l’heure était venue. Si comme nous avions de solides raisons de le craindre et de le croire, une tragédie de grande ampleur s’apprêtait à se jouer dans les terres du Nord, il nous était interdit de l’observer sans mot dire et d’attendre que notre sort fût égal au leur. J’étais, parmi les membres du club Bashkimi, le seul à la fois suffisamment jeune et rompu aux routines journalistiques pour me rendre dans ces régions et rédiger un témoignage véridique de la situation. Je m’y étais résolu depuis plusieurs mois et n’entendais pas, le moment maintenant venu, m’y dérober.
Xhafer Kupa avait préparé une diligence tirée par deux chevaux frais et un grand manteau de laine de mouton qui m’aiderait à endurer les rigueurs de l’hiver déjà proche. Il me confia également une bourse remplie de pièces d’argent en me conseillant de me méfier des brigands de grand chemin autant que des petits voleurs des rues. J’étreignis mes deux parents, séchai quelques-unes des larmes qui s’écoulaient sur les joues de ma mère puis demandai à visiter la mosquée de notre ville. Les préparatifs de mon imminent périple nous avaient conduits jusqu’au bord du jour et c’est à l’aube que nous traversâmes un Durrës presque désert. Le soleil se levait sur la mer avec paresse et inondait chaque recoin d’une lueur flamboyante. Les chats errants roulaient sur le dos et offraient leurs ventres bombés à la caresse des chauds rayons du jour. La complainte du muezzin commença peu à peu à remplir l’air et à résonner en écho sur chaque mur tandis qu’émergeait au loin la silhouette élancée de l’unique minaret. Je m’introduisis seul dans la mosquée et récitai quelques prières bienveillantes dont j’espérais qu’elles me préserveraient du mauvais sort tout autant qu’elles me donneraient le courage d’affronter l’adversité à la rencontre de laquelle j’allais.
Dans les premières heures du voyage, la route fut étonnamment tranquille. Le chemin jonché de larges pierres était certes sinueux mais encore praticable et la pente avec laquelle il s’élevait imperceptiblement douce. Je visitais les contrées du Nord pour la première fois, ne connaissant d’elles que les descriptions que Gjërgj Fishta5 en avait si admirablement fait dans son fameux « Luth des montagnes ». De temps en temps, surgissait au loin une des ces tours austères où les malheureux qui étaient aspirés, souvent contre leur gré, dans le tourbillon de vengeance des querelles de sang, venaient se retirer du monde. Ici régnait encore la loi du Kanuni6 telle que l’avait édictée Lekë Dukagjini il y a plus de quatre cents ans. À mesure que nous nous rapprochions de notre destination, l’atmosphère semblait toutefois se charger de quelque chose de troublé, une sensation de peur qui n’avait encore ni nom ni visage. Nous n’avions croisé aucun de ceux dont je supposais qu’ils seraient à l’heure même en train de fuir leurs villages ravagés mais je n’en éprouvais pour autant aucun soulagement. Par-delà les montagnes, le soleil s’éteignait peu à peu et la réminiscence de sa lueur annonçait l’arrivée imminente du crépuscule. Le conducteur de la diligence me signala une auberge sur le bord de la route et proposa de faire halte. Le logis était d’un confort rudimentaire et plongé dans une pénombre que les rares bougies ne parvenaient guère à éclairer. Je commandai un simple plat de haricots blancs bouillis, qu’on me servit dans une écuelle de bois, accompagnés d’une tranche de pain blanc.
Nous discutâmes avec l’aubergiste dont le front strié de rides profondes semblait inquiet. Il avait entendu depuis plusieurs jours des rumeurs colportées par des marchands qui revenaient de Kukës. Les armées du général Bozidar Jankovic7 avaient déferlé sur la région, pareilles aux eaux du Drin8 qui, gonflé des pluies et de la neige fondant au printemps, quittait parfois son lit et se répandait sur les plaines. Elles y avaient semé un chaos et une désolation dont le vieil aubergiste se refusait à nous en dire davantage. Il semblait penser que la simple évocation des ces atrocités, jusqu’ici encore des rumeurs, avait le pouvoir de les rendre réelles et refusait dans sa superstition, d’être un des vecteurs du mauvais sort. « Ce serait folie que de s’aventurer là-bas », marmonna-t-il simplement. Le conducteur de la diligence me regarda longuement mais ne dit mot. La nuit était déjà bien avancée et chacun décida d’aller se coucher. Sur l’un des grabats de l’auberge, garni de draps qui dégageaient une forte odeur de mouton, je passai de longues heures à ruminer des pensées moroses avant que le sommeil ne vînt enfin me trouver. Je fus réveillé à l’aube par la forte poigne du conducteur de la diligence qui me secouait l’épaule avec vigueur. Il parla simplement mais avec franchise. Le récit de l’aubergiste l’avait convaincu de ne pas poursuivre sa route plus loin. Il m’annonça donc qu’il rebrousserait chemin dès aujourd’hui et me rendit la moitié de la somme que je lui avais versée pour le voyage. Je ne trouvai pas la force de maudire sa couardise. Intérieurement, je louai même son honnêteté, là où tant d’autres auraient profité de mon sommeil pour s’enfuir sans un mot avec cet argent.
Je demandai à l’aubergiste s’il lui restait un cheval mais celui-ci répondit en riant qu’il n’y en avait jamais eu ici. Il possédait cependant une mule, assez âgée mais dont il m’assura qu’elle connaissait les routes sinueuses de ces vallons mieux que n’importe quelle monture. Il accepta de me la céder contre une somme dérisoire et malgré la désapprobation dont il avait fait montre à l’égard de mon entreprise, me regarda m’éloigner en lançant : « Que Dieu te garde ! » De la conversation que nous avions eue la veille avec le vieil homme, je n’avais pu soutirer qu’une seule information. C’est dans le village de Lumë, immédiatement voisin de Kukës, que les pires exactions semblaient avoir eu lieu et c’est donc là que je décidai de me rendre. La mule avançait lentement mais d’un pas ferme et constant. La route n’était désormais plus qu’un simple sentier de terre battue agrémenté de gravier. Pour me diriger, je n’avais d’autre point de repère que les contreforts noirs du Gjallica9 qui se dressait au loin et dont la forme ovale et bombée était pareille à celle d’un bouclier illyrien. Son sommet recouvert de neige se perdait dans les nuages. C’est alors que je vis les premiers réfugiés. Ils formaient des petits groupes éparpillés qui se déplaçaient tous dans la direction opposée à la mienne. C’était pour la plupart des femmes et des enfants, très peu d’hommes, même des vieillards. Je voyais parfois une grand-mère à l’air hagard et aux yeux paniqués, à la jupe de laquelle s’accrochaient les mains de plusieurs fillettes. Aucun d’entre eux ne désirait me parler, ils hochaient simplement la tête en guise d’avertissement à mon égard. Une femme lança : « Il n’y a que la mort qui t’attend là-bas. »
Une nouvelle nuit était sur le point de tomber lorsque je vis en contrebas la confluence des deux branches du Drin, le blanc et le noir et, posée là, devinai plus que je ne distinguai la ville de Kukës. Il y avait déjà plusieurs heures que le sentier était tout à fait désert et je pressentis qu’il était désormais inutile de continuer à chevaucher ma monture. À chaque instant, j’aurais pu tomber nez à nez avec des soldats serbes et il me fallait dorénavant quitter la route principale et m’infiltrer discrètement jusqu’à Lumë. Un relais de voyageurs situé à quelques centaines de mètres semblait avoir été récemment abandonné puisque deux ânes se trouvaient encore à l’intérieur. Ils broutaient paisiblement, comme inconscients des malheurs et des dangers qui les entouraient. J’attachai ma mule puis entrepris de dormir quelques heures, pressentant qu’il s’agissait là de ma dernière occasion de me reposer avant longtemps. Mon esprit était assailli de questions et de craintes. J’ignorais encore l’ampleur des violences et j’étais tiraillé entre la peur d’arriver trop tard pour observer et relater celles-ci et le souhait égoïste de ne pas voir de mes propres yeux une cruauté qui soulèverait mon cœur. L’aube arriva vite. Je tapotai une dernière fois les flancs de la mule et attachai mon sac de jute sur l’épaule. Il était uniquement garni de la moitié d’une miche de pain, d’une gourde, d’un carnet et d’un crayon. Malgré la proximité de l’hiver, les talus sur le bord du sentier étaient encore suffisamment garnis d’arbustes pour couvrir mon avancée.
À l’approche des premiers hameaux, je fus d’abord assailli par l’odeur. Des relents pestilentiels de chair brûlée me retournaient l’estomac sans que je ne visse dans un premier temps d’où ils émanaient. La pulsation de mon cœur se fit plus rapide et irrégulière et j’étais alors pareil à une proie qui sent confusément autour d’elle la présence de la mort sans pouvoir l’observer distinctement. Je m’introduisis dans une bâtisse abandonnée et, de là, jetai des regards en direction du centre du village. J’entendis des clameurs, puis je vis un groupe de soldats serbes à quelques dizaines de mètres. Les bottes noires lustrées, les pointes brillantes des baïonnettes et des uniformes d’une grande propreté, si ce n’est bien sûr qu’ils étaient maculés ça et là de larges taches de sang. Ma position ne semblait déjà plus sûre et je m’aventurai au dehors vers une autre maison. Une des ouvertures qui servait de fenêtre avait un volet de bois vermoulu dont l’un des trous me permit de scruter le village sans être repéré. Sur la place centrale se dressait la mosquée dont la porte d’entrée avait été arrachée, un panache de fumée noire s’échappait du toit. Je vis les corps et je crois qu’à cet instant des larmes silencieuses roulèrent sur mes joues. Des corps calcinés, minuscules pantins de cendre dont l’amoncellement formait un tumulus anthracite et goudronneux, tel le visage même d’une mort rampante et difforme.
Les soldats s’esclaffaient en se donnant des tapes dans le dos, certains fumaient de longues pipes de bois, d’autres des cigarettes. Un ou deux seulement, jeunes et imberbes, semblaient un peu plus renfrognés devant le spectacle répugnant de la mort auquel, tout comme moi, ils semblaient assister pour la première fois. Le soir enfin tombé, je courus vers les berges du fleuve. Deux sentinelles patrouillaient un peu plus en aval tandis que j’étais adossé à un marronnier, essayant de calmer les soubresauts bruyants de ma respiration. Un vent tourbillonnant battait la plaine et ramenait du village les horribles effluves de cadavres et de feu. En me penchant vers le fleuve afin d’évaluer mes chances de fuite, je vis une autre scène d’horreur. On avait planté là une sorte d’immense pal de bois de plusieurs mètres sur lequel étaient enchevêtrés les corps d’une dizaine d’hommes. Ils avaient le crâne nu, la bouche ouverte et les lèvres blanchies. Leurs yeux révulsés ne montraient plus de pupille et autour de la blessure qui les fendait par le milieu, il y avait une auréole rouge et diffuse. Un mince filet de sang s’écoulait continuellement et se mêlait aux eaux du fleuve qui prenaient alors un reflet rougeoyant, ou peut-être que cette dernière vision morbide était le fruit de mon imagination et de ces atrocités réelles transfigurées par la pâle lumière de la lune.
Ce n’est que le troisième jour que je pus enfin croiser des Albanais encore vivants à Lumë. Une dizaine de jeunes hommes, imberbes pour la plupart, qu’on avait ligotés et entassés sur une charrette. Ils n’étaient vêtus que de simples chemises et beaucoup grelottaient de froid dans cette matinée glacée. Je cherchai de loin à croiser leur regard mais ils s’obstinaient à fixer le fond de la charrette, affamés et visiblement abattus. Un soldat serbe s’assit à la tête de l’attelage et fouetta les maigres côtes du cheval qui se mit péniblement en branle. Parmi les paroles aboyées par les troupes ennemies, j’avais capté à plusieurs reprises le nom de la ville de Prizren, dans le Kosovo plus au nord et j’imaginai que c’était là qu’on menait ces pauvres diables, vers un sort dont je ne savais pas s’il serait plus ou moins funeste. Je consignais chacune des scènes dont j’étais le témoin sur mon carnet tout en veillant soigneusement à ne pas être débusqué par les soldats. J’avais estimé leur nombre à une cinquantaine mais ils quadrillaient continuellement les alentours de sorte qu’il m’était pour le moment impossible de quitter le village. L’absence de nourriture et les nuits sans sommeil passées à guetter le moindre bruit avaient amoindri mes forces, quant à la soif, je ne pouvais l’altérer qu’occasionnellement en trempant mes lèvres dans l’eau du fleuve et en priant pour que les cadavres en décomposition ne l’aient pas déjà souillée.
Cela fait maintenant sept jours que je suis ici. Les panaches de fumée se sont dissipés de même qu’ont déguerpi presque tous les soldats serbes, cependant une poignée d’entre eux demeure. Dans ce village fantôme, les morts semblent être ma seule compagnie et c’est pourtant, suprême ironie, des vivants dont je dois le plus me méfier. Un voile recouvre peu à peu mes yeux et mes pas se sont faits si lents que je ne change désormais d’abri qu’une fois par jour. Je n’arrive même plus, la nuit, à réprimer les quintes de toux qui déchirent ma poitrine et qui pourraient à tout instant révéler ma position. J’ignore quelle mort m’attend. La faim, le froid ou les tortures aux mains répugnantes des soldats ? Rien de tout cela ne m’importe plus. Mais il y a ce carnet, qui contient l’exacte description des atrocités et dont je ne voudrais pour rien au monde qu’il tombât dans les mains ennemies. C’est pour ce carnet oui, pour ce carnet seul que je dois continuer à lutter. Un homme viendra un jour le trouver puis il le lira à tous les autres. Et dans la grande maison de Xhafer Kupa, que je vois en cet instant comme à travers le voile ténu d’un rêve, on récitera une prière en ma mémoire et en la mémoire de celle des morts de Lumë, de Kukës et de toute l’Albanie.
___________________________________________________________________________ 1. La qeleshe est une coiffe traditionnelle albanaise qui consiste en une calotte de feutre blanc. 2. Bashkimi signifie union. 3. Les Arbëreshë sont une minorité albanaise du sud de l’Italie ayant fui la conquête ottomane au quinzième siècle et parlant encore aujourd’hui un albanais archaïque. 4. Naim Frashëri était un poète albanais, figure majeure du mouvement de Renaissance Nationale (Rilindja Kombëtare) à la fin du dix-neuvième siècle. 5. Gjërgj Fishta était un prêtre catholique et écrivain albanais, auteur du « Luth des Montagnes », une épopée de plus de quinze mille vers relatant la lutte du peuple albanais pour son indépendance. L’œuvre a été écrite essentiellement entre 1902 et 1909 mais publiée dans sa version finale uniquement en 1937. 6. Le Kanuni est un code de lois, rédigé au quinzième siècle par le noble albanais Lekë Dukagjini et resté en vigueur pendant plusieurs siècles dans les régions du Nord de l’Albanie. Il réglemente notamment les prises et reprises de sang, un système de vendetta suivant un crime. À ce titre, je conseille la lecture du roman « Avril brisé » d’Ismail Kadare. 7. Bozidar Jankovic était un général serbe ayant officié dans plusieurs conflits incluant les guerres des Balkans et responsable des massacres de Lumë et des exactions dans le Nord de l’Albanie. 8. Le Drin est un fleuve arrosant le Nord de l’Albanie et dont les deux affluents, le Drin blanc et le Drin noir, se rejoignent à Kukës. 9. Le Mont Gjallica est une haute montagne située à proximité de Kukës.
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