Comme à son habitude, Haki Çela se leva dès l’aube. Lorsque les premiers rayons du jour percèrent à travers les rideaux, il se glissa péniblement sur le côté, s’assit sur le rebord du lit et demeura ainsi de longues minutes. Un chien aboyait dans la ruelle en contrebas et on entendait de temps en temps la complainte d’une vieille femme qui le couvrait d’injures pour lui enjoindre de se taire. Le lit était double et bien qu’il ne fût plus garni depuis longtemps que d’un seul oreiller, Haki Çela s’étendait toujours sur sa partie droite. Ce matin-là, en regardant l’autre côté, vide si ce n’est le vieux matelas jauni, il se rappela de Blerta. Il était sûr d’avoir aimé cette femme pourtant le souvenir de cet amour semblait s’effacer chaque jour un peu plus de sa mémoire, telle la flamme chétive d’une torche qui s’éloigne irrémédiablement au fond de la nuit. Il repensa à cet hiver-là, c’était l’année 1946 ou 1947, il ne se souvenait plus avec exactitude. Une terrible vague de froid s’était abattue sur toute la région des Balkans, certains disaient qu’elle descendait des Carpates, d’autres qu’elle venait d’aussi loin que la Russie. Se nourrir était évidemment une préoccupation importante mais de manière plus pressante encore, il fallait chaque jour lutter afin de se procurer quelques bûches et prier pour qu’elles s’embrasent rapidement dans la cheminée. La plupart étaient imbibées d’humidité ou gelées et certains soirs le feu ne prenait tout simplement pas. On se blottissait alors les uns contre les autres sous les couvertures de laine en attendant que la nuit passât. Blerta était alors encore jeune mais ne s’était jamais complètement remise des quatre grossesses successives endurées à peine passée la vingtaine et qui semblaient avoir dérobé toutes ses forces. Dès le début de l’hiver, elle se mit à tousser, doucement d’abord puis de plus en plus violemment. Elle ne voulait pas alarmer son mari et c’est pourquoi elle fit mine d’aller bien durant de longues semaines. Haki cependant devint de plus en plus inquiet à mesure que Blerta était assaillie de fièvres nocturnes durant lesquelles son front devenait brûlant et, en proie au délire, elle proférait des paroles incompréhensibles. Un matin, il trouva un mouchoir taché de sang sous le côté du lit opposé au sien et il courut en ville chercher un médecin. Toute la journée, il déambula dans les rues couvertes d’une neige épaisse mais aucun des professionnels de la capitale ne daigna le recevoir. Les derniers moments, il passa ses jours et ses nuits à appliquer des compresses fraîches sur le front de Blerta qui souriait péniblement à travers ses larmes. C’était sur ce même lit, alors qu’il s’était assoupi à ses côtés après lui avoir épongé le front, qu’il avait un matin trouvé sa femme morte, sa peau d’une blancheur si pâle qu’elle semblait avoir déjà entamé son voyage vers l’au-delà. Haki Çela ne sut jamais quel mal, la tuberculose, peut-être une pneumonie, avait emporté Blerta.
À six heures moins le quart, il sortit en silence de chez lui, prenant soin de ne pas réveiller ses trois filles qui dormaient encore et s’engagea dans la ruelle longeant sa demeure. La lumière blafarde de l’aube éclairait péniblement les murs gris de blocs d’immeubles tous semblables, qui étaient devenus les symboles de ces quartiers neufs mais pauvres. Les rares passants déjà debout à cette heure convergeaient tous vers le même point, le four à pain de l’unique boulangerie du quartier, peut-être guidés par l’odeur des lourdes miches blondes et des simits1 que l’on y faisait cuire depuis des heures. Haki fourra une main dans la poche de son manteau et en tira un ticket de rationnement puis prit place dans la queue. Un jeune homme le reconnut, leva légèrement son béret pour le saluer et lui proposa de le laisser passer devant lui, ce qu’il accepta. Chaque foyer avait le droit d’acheter un seul grand pain de deux kilos par jour et les familles nombreuses comme celle de Haki ne mangeaient de ce fait pas toujours à leur faim. La vendeuse prit le ticket et le boulanger tendit à Haki la lourde miche à la croûte brune encore fumante. « Voilà pour toi shoku2 Haki ! » dit-il d’un air jovial et il imita gauchement un salut militaire en esquissant un sourire. Haki Çela n’appréciait pas particulièrement ces allusions à sa carrière passée dans l’armée mais il ne s’en offusquait pas. Ce qui le dérangeait véritablement, c’était de ne pouvoir déterminer si celles-ci étaient fondées sur le respect ou la moquerie. Son ancien grade de colonel ne lui apportait désormais aucun privilège et chaque matin il devait faire la queue comme les autres pour recevoir du pain. Lorsqu’il franchit le seuil de la porte, Liri était levée et s’affairait déjà à préparer le petit déjeuner. De viande il n’était pas question, alors elle avait fait fondre un peu de beurre dans une poêle et y faisait frire deux œufs. Le père coupa le pain en larges tranches qui furent également agrémentées d’un peu de fromage de Gjirokastër et de quelques turshis3 d’aubergines qui fermentaient depuis quelques jours. Il s’assit au bord de la table et regarda sa plus grande fille manger. Dans quelques minutes, elle s’en irait attendre le bus qui l’emmènerait à l’université. Elle étudiait la chimie. Liri avait un visage mince terminé par un menton étroit et fin mais rehaussé de deux pommettes charnues qui étaient encore celles d’une enfant. Sa lourde chevelure d’un noir d’ébène reposait durement sur ses épaules et son front. Comme à son habitude, elle s’inquiéta de ne pas voir son père manger mais celui-ci répondit en haussant les épaules qu’il n’avait pas d’appétit. Liri attendit que ses deux plus jeunes sœurs fussent réveillées, déposa un baiser sur le front de chacune d’elles puis ceignit son cartable de vieux cuir noir et sortit.
Vera et Drita mangèrent également en silence puis se proposèrent de ranger les assiettes. Haki se leva alors et fit semblant de les gronder, leur expliquant qu’à ce rythme elles arriveraient en retard à l’école. Il les accompagna dehors sur quelques dizaines de mètres, s’arrêta à une intersection et les regarda s’éloigner toutes les deux, dans les rues désormais baignées du frais soleil d’avril. Une fois rentré, Haki ouvrit les rideaux puis entreprit de nettoyer la vaisselle et les couverts. Il empoigna le gros savon grisâtre et tout en frottant se dit que c’était là une manière efficace de ne plus penser à rien. Il mit la vaisselle à sécher puis installa une chaise devant l’une des fenêtres dont il ouvrit les battants. L’air était encore très frais mais gorgé déjà de ce parfum enivrant du soleil matinal. Haki tira une cigarette avec précaution, il s’autorisait désormais à n’en fumer plus qu’une par jour, n’ayant plus les moyens de soutenir une consommation aussi intense que celle qui avait été la sienne lorsqu’il fut militaire. Il inspira lentement puis souffla la gerbe de fumée avec la même douceur. Après quelques minutes, il saisit un petit cadre qui était posé sur le rebord de la fenêtre et le ramena devant lui. Regardant le portrait, il passa longuement l’index sur le contour du visage d’un jeune homme et ses yeux se gonflèrent de larmes. Comme pour se contenir, il tira une autre bouffée de tabac, mais les larmes se mirent à rouler sur ses joues et son souffle s’enroua dans un sanglot. Sa poitrine était parcourue de soubresauts et se soulevait puis s’affaissait de manière chaotique. Ce portrait, c’était celui de Gëzim, son unique fils paré en cette occasion de son uniforme militaire. Ce matin de novembre deux ans plus tôt, quand le téléphone avait sonné, Haki Çela n’avait pas immédiatement décroché. Il était occupé à trouver dans sa demeure la meilleure place pour le portrait de son garçon, qu’il avait fait photographier par un professionnel de la capitale. Gëzim venait alors de tout juste terminer son service militaire et avait la tête gonflée des rêves de son futur. L’agent de police avait prononcé ces paroles : ambulancier, accident, collision, blessures, mort… mort. Les autres mots, ceux qui étaient insérés entre ces termes fatidiques afin de former les phrases de son interlocuteur, Haki ne les avait pas entendus. Effondré sur ses genoux, il avait senti son cœur se ruer dans une cavalcade de battements, incroyablement rapides et fougueux puis subitement interrompus et tout autour de lui était devenu nuit. C’est ainsi que ses filles l’avaient retrouvé, étendu inconscient au milieu du salon et elles l’avaient mené à l’hôpital le plus proche. Il regrettait encore d’avoir été pour elles une autre source d’inquiétude au milieu du deuil de leur frère. Il éloigna un peu le cadre et se força à interrompre ses larmes mais les sanglots continuèrent pendant de longues minutes après quoi Haki Çela tira un mouchoir de tissu et essuya son visage blême.
L’autobus roulait à travers les faubourgs de la capitale dans le fracas du moteur et l’écœurante odeur d’essence qu’il dégageait. L’habitacle en était rempli et ses parois tremblaient si fort qu’elles semblaient prêtes à s’ébranler. Liri avait accroché une main à la rambarde et de l’autre, elle tenait fermement son cartable pour qu’il ne s’ouvrît pas. Chaque matin et chaque soir, le voyage durait plus d’une heure et puisqu’il était impossible de s’assoupir dans le vacarme continu de l’autobus, Liri avait tout le loisir de laisser vaguer ses pensées. Elle songea à son père, se demanda si lorsqu’elle rentrerait ce soir, elle le trouverait encore avec ces yeux rougis qui trahissaient irrémédiablement le fait qu’il eût pleuré. Déjà affaibli par le départ de sa mère, celui-ci semblait avoir définitivement perdu pied depuis la mort de Gëzim et il s’enlisait chaque jour un peu plus dans des sables mouvants qu’il nourrissait de ses larmes. Au milieu de ces pensées moroses, elle se rappela tout à coup qu’elle avait prévu de rendre visite à Mirela ce samedi-là et cette idée mit un sourire sur son visage. Elle pensa aussi à Stefan, son Stefan, revenu quelques semaines auparavant d’une formation de six mois que l’on dispensait aux ingénieurs agronomes à l’université d’État de Moscou. Il avait dû la quitter seulement quelques mois après leurs fiançailles et c’est dans un bonheur immense qu’ils s’étaient retrouvés. Liri avait revêtu sa plus belle robe et était allée l’attendre à la gare centrale de Tirana. Ils s’étaient enlacés en silence et elle avait senti de chaudes larmes couler sur ses joues. Stefan lui avait donné son mouchoir et l’avait prise par les épaules tandis qu’ils marchaient. Cernée par cette étreinte, elle s’était sentie forte, sereine et capable de venir à bout de n’importe quelle adversité. L’autobus s’arrêta au niveau d’un rond-point et Liri en descendit. Elle se dirigea d’un pas léger vers le bâtiment central de l’université où débuterait dans quelques minutes le premier cours de sa journée d’études.
Le soir, les trois filles se rassemblèrent autour de leur père pour dîner. Celui-ci avait préparé le modeste repas à l’avance et il s’enquit comme à son habitude de la journée de chacune d’elles. Liri échangea un regard avec Vera car toutes deux avaient remarqué ses paupières gonflées et ses yeux humides. Par politesse mais aussi à cause d’une légitime inquiétude, elles posèrent en retour la même question au père. Haki se contenta d’une réponse évasive, il s’était encore occupé des corvées domestiques de sorte que cette journée avait été en tout point égale aux précédentes. Il avait cependant reçu un coup de téléphone en milieu d’après-midi.
– C’était une voix d’homme, il m’a dit qu’il appelait de la part de la mairie de Tirana. Il fit une pause. J’ai mis un certain temps à comprendre ce qu’il me voulait puis je me suis rendu compte qu’il ne me voulait rien. Il m’a demandé si tout allait bien. Il s’arrêta encore. Puis comme je ne répondais pas, il a insisté en me rappelant que si j’avais à me plaindre du moindre désagrément, il était à ma disposition pour « entendre mes critiques constructives ». Haki articula excessivement ces quatre derniers mots. C’est exactement ce qu’il a dit. Le père souffla puis un sourire désabusé se dessina sur son visage. Il a peut-être cru avoir affaire à un novice mais moi je le sais bien, que la plupart des lignes téléphoniques sont sur écoute et qu’à la moindre mention d’un début de reproche, je me retrouverais au poste dès le lendemain. Il ajouta d’un air triomphant. Alors je lui ai parlé de la météo franchement clémente pour un mois d’avril et du match nul de la veille entre le Partizan et le Dinamo4. Il m’a souhaité une bonne soirée et il m’a dit qu’il rappellerait.
Les trois filles se regardèrent sans savoir quoi répondre. Haki Çela, comme pour détendre l’atmosphère, eut un franc éclat de rire et d’un air mi-blagueur, mi-sérieux, ajouta « il faut toujours être sur ses gardes et avoir un peu de répartie ». La nuit tomba et une pluie fine couvrit le quartier, remplissant d’eau les rigoles et les caniveaux et l’air du soir d’un doux murmure.
Le samedi arrivé, Liri se leva de bonne heure. Les cheveux attachés en chignon derrière la tête et les manches légèrement retroussées, elle fredonnait une chanson d’un air ravi. Ses deux plus jeunes sœurs avaient prévu de profiter du beau temps pour se promener au parc avec leur père malgré la réticence de Haki qu’elles avaient presque dû forcer à se laver et enfiler des vêtements propres. Le cortège se mit en branle et lorsqu’ils furent suffisamment éloignés de la maison, Liri ouvrit la porte d’un placard avec les sourcils renfrognés d’une conspiratrice. Elle en tira deux bocaux qui contenaient du miel et de la confiture de coing ainsi qu’une petite boîte de fer blanc remplie de suxhuks5, des loukoums aux noix. Liri plaça ces modestes victuailles dans un panier puis elle se dirigea à nouveau vers la station de bus. Mirela habitait également dans un quartier périphérique de Tirana mais situé celui-ci à l’exact opposé du leur. Deux longues heures étaient nécessaires afin de s’y rendre. Liri avait rencontré Mirela pour la première fois en marge des funérailles de son frère Gëzim, auxquelles celle-ci était venue assister seule et brièvement, en qualité de « collègue de travail ». Elle avait cependant remarqué le chagrin déchirant de cette toute jeune fille dont le visage paré d’un voile mortuaire était gris et froid. Mirela semblait avoir déjà pleuré tellement de larmes que ses yeux s’étaient changés en deux puits sans fond d’une infinie sécheresse. Elle l’avait revue par la suite et c’est là qu’elle avait compris. Mirela était bien une collègue de Gëzim et elle était d’ailleurs apparue à ses côtés dans quelques films mais le lien qui les unissait était d’une tout autre nature. Lorsque Mirela avait posé ses yeux pour la première fois sur ce jeune homme dont le regard déterminé semblait prêt à tout conquérir, sur cette chevelure noire aux courtes boucles dévoilant un front immense, sur ce fort cou blanc qui paraissait taillé dans le marbre et sur ces lèvres charnues qui se fendaient en un éclatant sourire, une chaleur revigorante s’était écoulée en son cœur. Gëzim avait emporté Mirela dans un tourbillon de passion et ils avaient partagé un bonheur que certains ignorent toute une vie durant. De ce bonheur était né un petit garçon que Mirela, pourtant à peine femme, élevait désormais seule.
Parmi sa famille, seule Liri connaissait l’existence de Mirela et de son fils. Lorsque celui-ci était né, les deux jeunes gens n’étaient même pas fiancés et il aurait été inconcevable de présenter l’amante à leur père. Envers cette jeune fille qui tout comme elle avait à peine vingt ans, veuve sans vraiment l’être et livrée à elle-même, elle ressentait un mélange de culpabilité, de compassion et de tendresse. Mirela était à la fois une amie et une sœur et c’est pourquoi un samedi sur deux, Liri allait s’assurer qu’elle et son fils ne manquaient de rien. La maison était un petit monticule de pierres recroquevillées sur elles-mêmes et entourées d’un terrain vague d’où pousserait probablement bientôt, comme les champignons après l’orage, un autre appartement. Le petit garçon était sur le seuil et jouait avec un minuscule cheval de bois qui semblait pourtant trop grand dans sa main fluette. Sa salopette bleu marine était tachée de la poussière du sol. Mirela salua de loin avec un sourire fatigué et en refermant les pans de son gilet de laine rouge que le vent battait de droite à gauche. Elle ressemblait à la fois à une enfant et à une vieille femme et sans qu’elle sût pourquoi, Liri pensa subitement à sa mère. Elle ne put réprimer un léger tremblement parcourant son menton. Son hôte prépara deux tasses de café et lorsque celles-ci furent bues, elle les retourna sur leurs assiettes et se mit à examiner les marques dessinées dans le marc.
– Ma mère m’a appris à les lire, dit-elle dans un sourire. Tu vois, Liri, la tienne n’a que de beaux motifs, ici il y a un aigle qui se dresse sur une montagne… une aube rouge se lève.
Elle montrait diverses traces du doigt.
– Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Liri en essayant de paraître intéressée. – C’est un heureux présage, ça veut dire que ta journée sera bonne. – Tu as aussi regardé la tienne ?
Mirela ne répondit pas. Son regard était tourné vers son fils qui continuait à s’amuser sans arrêt, brinquebalant le petit cheval dans des mouvements qui semblaient imiter le galop. Chacun d’entre eux soulevait une gerbe de poussière. Le regard de Mirela semblait perdu dans une autre dimension de l’espace et du temps.
– Le jour de l’accident, c’est le monteur du film sur lequel nous travaillions qui m’a appelée. Tu comprends ? Sans cela, j’aurais peut-être attendu des jours entiers avant d’avoir su. Elle ravala sa salive. Je l’ai maudit tu sais ? Cet ami qui a proposé à Gëzim de monter avec lui dans l’ambulance car c’était la fin de son service et qu’il pouvait le ramener. Si Gëzim avait refusé… s’il avait attendu le bus comme il avait prévu de le faire… alors ? Alors je serais peut-être en train de le serrer dans mes bras aujourd’hui. Ses yeux s’étaient embués de larmes et elle s’était mise à trembler. Dans mes cauchemars je m’imagine parfois que cet ami était peut-être un démon ou même l’archange Xhebrail6 venu rappeler son âme, auquel cas j’irai en enfer pour l’avoir maudit. Elle eut un rire nerveux. Est-ce qu’il sera plus difficile à endurer que mon enfer d’ici-bas ?
Liri ne sut ni ne put répondre. Elle pressa ses deux mains sur les épaules de Mirela et laissa sa tête reposer sur son col. Au bout de quelques minutes, celle-ci se redressa, sécha rapidement ses larmes et poursuivit.
– Je ne sais pas s’il te l’avait dit mais il n’appréciait pas vraiment ces productions soviétiques dans le style du réalisme socialiste. Il rêvait d’aller à Hollywood et de visiter Cinecittà. Son visage s’illumina brièvement. Certains soirs, on allait tous ensemble dans la maison d’un ami qui avait une télévision et quelqu’un montait sur le toit triturer l’antenne pendant de longues minutes jusqu’à capter les programmes de la Rai. Si on avait de la chance, il y avait un film avec Mastroianni ou Claudia Cardinale. Une fois par an, il nous arrivait même de tomber sur un classique américain dans lequel jouait Marlon Brando ou Elizabeth Taylor. À côté d’eux, les acteurs soviétiques ressemblaient à des épouvantails.
Elles échangèrent un sourire. Celui de Mirela cependant était coloré d’une pointe de mélancolie et d’amertume, celle d’avoir dû abandonner sa carrière d’actrice après la mort de Gëzim pour travailler comme ouvrière dans une usine de fabrication de savon. Machinalement, elle se frotta les mains pour constater la rugosité de leur peau blanchie. Liri ouvrit le paquet qu’elle avait apporté et en posa le contenu sur la table de fer forgé que Mirela avait installée dehors. Le petit garçon s’approcha d’un air intrigué et Liri lui tendit un suxhuk qu’il saisit des deux mains. Il prononça consciencieusement « Faleminderit shoqe Liri7 ». Les deux jeunes femmes rirent cette fois franchement. Le vent s’était calmé et une ribambelle de nuages blancs s’amoncelait à l’horizon.
Deux jours plus tard, en rentrant de l’université, Liri éprouva le besoin de parler à Stefan. Assise sur un tabouret placé dans l’entrée, elle composa le numéro de téléphone. La sonnerie retentit plusieurs fois sans que l’on décrochât. Elle attendit quelques minutes, appela de nouveau mais toujours sans succès. À cette heure du soir, Stefan aurait en principe dû être rentré chez lui après sa journée de travail. Une vague crainte s’immisça en elle mais elle ne dit rien à son père qui s’était assoupi sur la table du salon. Ses deux jeunes sœurs dormaient aussi déjà, étendues dans le grand lit commun qu’elles partageaient. Liri se glissa sous la couverture à son tour mais jusqu’à l’aube, elle resta éveillée. Une semaine s’écoula ainsi, chaque soir elle essayait de joindre Stefan qui restait désespérément muet. Le mercredi après-midi, alors que l’inquiétude qu’elle avait refoulée depuis trop longtemps la submergeait, elle décida de se rendre au domicile de son fiancé. C’était un immeuble de trois étages récemment construit et qui servait uniquement à loger les ingénieurs nouvellement diplômés. Elle frappa à la porte de Stefan, seul le silence lui répondit. La serrure était verrouillée. Un jeune homme émergea d’une entrée voisine mais lorsque Liri s’apprêta à lui parler, il pressa le pas et disparut sans un mot. Aucun autre voisin ne répondit à ses appels, il semblait que l’intégralité de l’immeuble fût déserte. En redescendant les escaliers, elle rencontra un vieillard qui devait être le gardien.
– Alors zonjushë8, que cherchez-vous ?
La façon dont il s’adressa à elle la surprit un instant.
– Bonjour, est-ce que vous connaissez Stefan Vrusho ? Il habite cet immeuble.
Le regard du vieil homme se voila subitement.
– Qu’est-ce que vous lui voulez ? demanda-t-il avec précaution. – C’est mon fiancé, ça fait des jours que j’essaie de l’appeler mais il ne répond pas.
Le gardien fixa successivement le sol et le visage de Liri, comme s’il hésitait à lui avouer quelque chose. Il lui fit signe de la main et elle le suivit au fond d’un couloir qui menait à une sorte de buanderie.
– Avez-vous entendu parler de Panajot Gegu, le comédien ?
Liri acquiesça.
– Il y a quelques jours, le camarade Enver9 assistait à un spectacle comique avec les pontes du parti. Il paraît qu’à la fin de la représentation, le camarade Enver serait allé saluer les comédiens un par un dans leur loge respective. Lorsqu’il fut avec Panajot Gegu, je ne vous rapporte que les rumeurs que j’ai entendues, il lui demanda si sa vie actuelle le satisfaisait et s’il n’y avait rien qu’il pût faire pour la rendre meilleure. À ce moment-là, Gegu aurait fait une plaisanterie assez osée… – Une plaisanterie ? demanda Liri. – Il paraît qu’il lui aurait dit : « Camarade Enver, avant lorsqu’il y avait écrit boucherie sur le fronton d’un magasin, on entrait et on y trouvait de la viande. Aujourd’hui sur le fronton c’est écrit viande mais lorsqu’on entre, on n’y trouve plus que le boucher. » Il paraît aussi que le camarade Enver aurait ri aux éclats… Cependant, personne n’a plus aperçu Panajot Gegu depuis.
Liri regarda le vieil homme d’un air confus.
– Je comprends mais, qu’est-ce que tout cela a à voir avec Stefan ? – Je ne sais pas depuis combien de temps vous vous connaissez mais apparemment… Stefan Vrusho était un ami d’enfance de Gegu, une sorte de meilleur ami, de ceux qui ont fait les quatre cents coups ensemble pendant des années. Il y a quelques jours, deux agents du Sigurimi10, enfin je suppose qu’ils étaient du Sigurimi, ont frappé à sa porte et depuis son logement est vide. On ne l’a pas revu. Je suis désolé, ajouta-t-il.
Liri se dirigea vers l’arrêt de bus. Elle s’assit sous l’abri de métal pendant qu’une lourde pluie éclata dans la pénombre du soir. Plusieurs autobus s’arrêtèrent mais elle resta immobile, fixant d’un air hagard le flot de véhicules qui s’écoulait avec tumulte dans le fracas des klaxons et les flashes éblouissants des phares. Dans les semaines qui suivirent, Liri ne reçut aucune nouvelle de Stefan. En règle générale, la première chose à faire lorsqu’une personne disparaissait aurait été de contacter la police. Liri savait pourtant bien qu’il s’agissait dans ce cas d’une action à éviter absolument et elle y pensait parfois avec amertume. Comme elle l’avait redouté, les coups de fil de la mairie de Tirana se multiplièrent, toujours avec la même teneur. Le Sigurimi savait évidemment qu’elle était la fiancée de Stefan et ils désiraient probablement s’assurer qu’elle demeurât docile et obéissante. Un soir qu’elle avait étudié jusqu’à une heure tardive pour préparer ses examens universitaires, elle se sentit à tel point envahie par l’angoisse qu’elle pensa tout révéler à son père. En tournant la poignée de la porte d’entrée, elle sentit sa main trembler avec vigueur et la boule glacée au fond de sa gorge grossir encore davantage. À peine eut-elle fait un pas dans le salon qu’elle vit son père, avachi sur une chaise posée devant la fenêtre ouverte. Il était baigné dans un faisceau de lune blanchâtre et de grosses gouttes de sang pourpre s’écoulaient de son bras. Sur le rebord de la fenêtre il y avait une bouteille de raki11 à moitié vide dont le goulot était brisé. Liri se rua sur son père et constata avec un soulagement immense que la blessure n’était que légère. L’agrippant par le dessous des épaules, elle le souleva sur la chaise et sentit son visage mouillé. À moitié éveillé, il grommelait des paroles indiscernables. Liri versa le restant d’alcool sur la plaie, la banda soigneusement et transporta le corps inerte de son père jusqu’au lit, tout en prenant soin de ne pas réveiller ses sœurs. Assise devant la table, elle pleura silencieusement et ce fut le seul réconfort qu’elle trouvât cette nuit-là.
Lorsque Haki Çela se rendit au four à pain le lendemain, certains voisins intrigués l’interrogèrent sur la nature de sa blessure. Il mentit d’un air gêné, prétendant s’être entaillé avec le couteau de cuisine en tranchant le pain. Un vieil homme lança d’un air moqueur : « Toi ? Un ancien colonel ? » Haki Çela rougit et, tentant maladroitement de dissimuler le bandage sous la manche trop courte de sa veste, ne prononça plus un mot jusqu’à la réception de sa ration. Une fois encore, Liri se rendit chez Mirela. Elle était déjà allée lui rendre visite le samedi précédent et la jeune mère fut surprise de la revoir. Liri n’avait d’ailleurs pas pu préparer autant de vivres qu’à l’accoutumée et c’est un peu embarrassée qu’elle tendit à Mirela une unique bouteille d’huile de tournesol. Dans sa détresse, Liri avait imaginé pouvoir lui confier ce qu’elle n’osait pas avouer à son père ou à ses sœurs. Mais désormais, devant le visage pâle et fatigué de celle-ci, elle s’avérait incapable de parler. Mirela avait enduré des souffrances auxquelles la sienne n’était guère comparable et elle ressentit une honte violente devant son propre égoïsme. La jeune mère brisa pourtant le silence.
– Ô Motër12, quelque chose ne va pas ? – Ça va, souffla Liri. – Tu ne veux pas me raconter ce qu’il t’arrive ? – Je t’avais parlé de Stefan n’est-ce pas ? – Ton fiancé ? dit immédiatement Mirela.
Liri fut presque surprise qu’elle se souvînt. Elle demeura silencieuse pendant de longues secondes puis lâcha :
– Ça fait plusieurs semaines que je n’ai plus de nouvelles.
Mirela la fixa, interdite. Un éclair de crainte traversa son regard.
– Ils l’ont pris… ceux du Sigurimi. – C’est pas vrai… mais qu’avait-il fait ?
Liri lui raconta ce qu’elle savait, l’histoire de Panajot Gegu, la plaisanterie, tout. Son amie l’écouta avec patience mais ne fut pas en mesure de lui suggérer une démarche à adopter. Elles savaient toutes deux qu’une fois la machine infernale de la police d’État mise en branle, il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire que d’attendre. Attendre et ne pas cesser d’espérer.
Deux autres semaines passèrent. Le vendredi soir, Liri termina le dernier de ses examens et quitta le bâtiment de la faculté de chimie d’un pas lourd. Dans l’état qui était le sien, elle avait dû fournir un effort surhumain pour ne pas abandonner des études qui lui paraissaient d’un seul coup terriblement vaines. Elle ne s’était accrochée que parce que les leçons et leur routine avaient quelque chose de rassurant et qu’elles lui permettaient, pour quelques heures tout au moins, de ne penser à rien d’autre. Liri descendit de l’autobus et se mit à marcher la centaine de pas qui devaient la mener chez elle. La chape noire de la nuit avait intégralement recouvert le quartier, des cercles blanchâtres n’illuminaient les ruelles qu’au niveau des rares lampadaires plantés çà et là. Alors que la porte de la maison était en vue, Liri entendit des pas précipités derrière elle et se hâta également, presque sans s’en rendre compte. Subitement, une main saisit son poignet. Elle pivota vivement et dégagea son bras avec violence. L’homme portait un pardessus de velours bleu et son visage était encore dissimulé par l’obscurité et la visière d’un béret. Il l’ôta et un mince sourire se dessina sur son visage. « Liri. » C’était Stefan Vrusho. Liri resta hébétée quelques secondes mais bien que la situation lui parût irréelle, elle sut au son unique de cette voix douce mais grave qu’il s’agissait avec certitude de son fiancé. Elle l’enlaça au niveau du buste et mit son front sur sa poitrine pour en sentir à la fois la chaleur et les battements réguliers. Stefan lui frottait les épaules en murmurant des paroles rassurantes comme les mères le font aux enfants qui ont peur du noir.
– Cela a pris quelques semaines mais ils m’ont relâché… Ils peuvent bien penser de moi ce qu’ils veulent, je sais que je n’ai rien fait de mal et c’est le plus important. Tout est fini maintenant… – Ils ne t’ont pas torturé n’est-ce pas ? dit soudainement Liri en élevant la voix. Laisse-moi voir ton visage de plus près.
Stefan saisit la main de Liri qui s’approchait de sa joue et la baisa, tout en souriant légèrement. Ils marchèrent côte à côte et le jeune homme lui expliqua qu’il devrait désormais et jusqu’à nouvel ordre se rendre dans le village méridional de Konispol et accepter un poste d’agronome à la campagne. C’est ainsi que le parti l’avait décidé. « Ça ne fait rien, dans ce cas nous nous marierons et je partirai avec toi. » Stefan sourit de nouveau. Défiant l’obscurité et nimbées d’une lumière nouvelle, deux silhouettes enlacées avançaient, au milieu de murmures et de doux éclats de rire.
__________________________________________________________________________________________ 1 : Les simits sont de petits pains ronds traditionnels dans la cuisine albanaise. 2 : Camarade. 3 : Recette consistant à faire mariner des légumes dans un mélange d’huile d’olive, de vinaigre et de condiments. 4 : Équipes de football de la ville de Tirana. 5 : Loukoum généralement fourré de morceaux de noix. 6 : L’archange Gabriel. 7 : Merci camarade Liri. 8 : Mademoiselle. 9 : Enver Hoxha, dirigeant de l’Albanie communiste de 1945 à sa mort en 1985. 10 : Service de renseignement et police politique de la République populaire socialiste d’Albanie. 11 : Eau-de-vie de vin aromatisée, généralement à l’anis. 12 : Ma sœur.
|