Le grand auditorium de la capitale bouillonnait depuis plus de deux heures d’une effervescence sans cesse renouvelée. Chacun attendait que l’homme apparût. Sur les bancs, on se répandait en conjectures, certains affirmaient l’avoir déjà vu, que c’était un garçon, un vieillard ou même une femme, d’autres déclaraient encore avec aplomb qu’il ne viendrait tout simplement pas. Finalement et comme c’est souvent le cas en de pareilles situations, le bourdonnement sourd et continu composé de tous les chuchotements et torrents de paroles déversées se dissipa en un souffle et laissa la place au silence le plus total. On annonça « veuillez accueillir comme il se doit le professeur Décinoge ». Le rideau fut tiré et là, placé exactement au milieu de l’immense tableau noir, apparut l’attraction de notre soirée. Chacun prit le temps de contempler l’homme qui aurait pu avoir un âge quelconque situé entre quarante et cinquante ans, portait une barbe longue tachée çà et là de blanc et un gilet de velours noir sur une chemise jaunâtre. Son pardessus, noir lui aussi, était posé sur une chaise discrètement encastrée sous l’unique pupitre qui lui faisait face. Il salua, d’une manière certes polie mais si preste qu’elle laissait à penser que les mondanités ne fussent pas son point fort et qu’il souhaitât aborder directement le vif de son sujet. Ayant intégré quant à moi la faculté de médecine l’an dernier après trois années à exercer en tant que médecin de campagne, je trépignais encore d’excitation en mesurant la chance qui avait été la mienne. La conférence que s’apprêtait à nous délivrer le savant Décinoge, car il ne faisait pas de doute qu’il fût savant, avait tenu la capitale en éveil depuis plus d’une semaine. La demande de places ayant allégrement dépassé la capacité de l’auditorium, une poignée de celles-ci avait finalement été attribuée lors d’un tirage au sort auquel chacun fut libre de participer. Ma chance m’avait donc permis d’assister à ce que beaucoup qualifiaient déjà de découverte scientifique de la décennie, tout en ignorant encore totalement de quoi il en retournait.
Le professeur entama son exposé par un long prélude dans lequel et de manière assez surprenante, il évoqua une quantité de sujets divers et sans lien apparent. Il parla des différentes races et ethnies et s’appuyant selon lui sur les dernières découvertes en date, de la supériorité de certaines par rapport à d’autres. Puis il mentionna le contexte de notre pays, trop longtemps oppressé par des voisins encombrants et qui devrait, conclusion qu’il s’efforça là encore de présenter comme une évidence, tôt ou tard conquérir sa propre gloire et imposer sa volonté. Enfin, il digressa sur les notions de jugement, de morale et même de bien et de mal et sur sa responsabilité en tant que scientifique d’établir une méthodologie infaillible qui puisse aider ses concitoyens à distinguer le bon grain de l’ivraie. L’audience de la salle pleine semblait boire ses paroles, s’ébrouer à ses bons mots et je sentais autour de moi telle ou telle tête acquiescer dans un vif hochement. Décinoge attaqua finalement l’essence véritable de son discours et présenta sa révolutionnaire trouvaille. Au fur et à mesure que les paroles jaillissaient de sa gorge, proférées dans ce râle chaud qu’était sa voix, mon esprit se retrouva tour à tour culbuté entre la surprise, l’horreur et une sensation d’hébétement. J’ignore si les autres spectateurs remarquèrent mon tourment, à vrai dire j’ignore jusqu’à l’expression qui se dessinait à cet instant sur mon visage. Interdit, je lançais des regards pleins d’effroi autour de moi mais chacun, passée peut-être une légère surprise initiale, semblait tout à fait serein. Certains continuaient même parfois d’acquiescer à telle ou telle remarque du savant. Celui-ci semblait d’ailleurs gagner en charisme chaque instant, sa pupille était ardente, les veines de son cou devenues saillantes et son large buste se dressait et se bombait désormais fièrement. J’essayai de reprendre rapidement mes esprits mais la conférence touchait désormais presque à sa fin. Ayant retourné le problème en tous sens et malgré l’incrédulité et l’interdiction qui étaient les miennes, je dus me rendre à l’évidence et mettre un nom sur ce que je venais d’entendre. Décinoge proposait donc, et l’effroi me saisissait encore tout entier en répétant ces paroles dans mon esprit, une méthode en douze étapes pour distinguer les mauvais hommes des bons. Pour séparer, au terme d’une batterie de tests dont je n’avais même pas eu le loisir de soupeser la valeur scientifique, les êtres humains en deux catégories et, puisqu’il considérait sa démarche comme infaillible car supportée par la science et comme éminemment morale, se voyant lui-même telle une sorte d’inquisiteur intransigeant au service de sa patrie, il suggérait une élimination pure et simple des sujets défaillants. En somme, tous ceux qui échoueraient à obtenir des résultats positifs lors de l’examen qu’il avait mis en place seraient exterminés. Le ton avec lequel il avait déclamé cette dernière sentence était si parfaitement neutre qu’il la rendait dénuée de tout haine et de toute horreur et par là-même maintes fois plus terrifiante encore.
Je sortis de l’auditorium presque chancelant. Pendant tout le chemin du retour, j’avais fermement appuyé mon chapeau d’une main sur le sommet de ma tête comme si les bourrasques d’un vent imaginaire eussent dû l’emporter au loin. Arrivé au dortoir de l’université, je m’affalai sur mon matelas et passai le reste de la journée groggy, les yeux fermés et une sensation de nausée au fond de l’estomac. Les dernières paroles de Décinoge, qui pour garantir le bien-fondé de sa nouvelle méthode proposait de l’essayer en premier lieu sur sa propre personne, résonnaient dans mon esprit et venaient ricocher sur chaque paroi de ma boîte crânienne. La démonstration, avait-il dit, aurait lieu dans le même auditorium deux semaines plus tard. Un instant, mon sang ne fit qu’un tour. Il fallait absolument que chacun sache, que tous soient mis au courant de l’infâme barbarie qui se préparait là. Alors, le bon sens l’emporterait forcément et les élucubrations diaboliques de cet imposteur seraient mises à bas. Cependant, j’avais quelque part dans un coin de la tête une sensation désagréable. Pourquoi, parmi les centaines de personnes qui avaient assisté aujourd’hui à la conférence, au rang desquelles des médecins mais aussi de simples citoyens, n’y avait-il pas eu la moindre réaction hostile ? Pas même un reproche, un non de désapprobation, un cri, que sais-je ? N’avaient-ils vraiment pas compris de quelle abomination il s’agissait ? Impossible, c’était impossible. Mais alors s’ils avaient compris, si même un seul parmi eux avait eu conscience de l’horreur en question, comment se pouvait-il que… ? Il fallait que j’en aie le cœur net.
Arrivé, comme je l’ai déjà mentionné, il y a peu de temps dans la capitale, la somme de mes accointances se résumait à quelques autres étudiants masculins avec lesquels nous échangions les notes gribouillées à la va-vite lors des interminables cours magistraux. Ils n’étaient bien évidemment pas des amis mais servaient occasionnellement à combler le vide social qui s’était installé dans mon quotidien et ils étaient accessoirement les seules personnes avec lesquelles je pouvais m’entretenir de cette vérité nouvelle et menaçante qui me tourmentait. Deux d’entre eux, connus l’un par son nom de famille, Louison, et l’autre par le surnom que lui avait valu son physique imposant, Ajax, avaient accepté de passer la soirée en ma compagnie et nous avions convenu de prendre un verre dans un des établissements du quartier étudiant. Contrastant avec ma fébrilité, que j’essayais de dissimuler tant bien que mal, les deux garçons avaient l’air parfaitement détendus. J’avais prétexté une importante requête que j’avais à leur faire et demandé en effet à l’un d’eux de me remplacer lors d’une prochaine séance de chirurgie, inventant une tante imaginaire à laquelle je devrais absolument rendre visite ce jour-là. La liqueur aidant, je finis par me détendre moi aussi puis j’osai enfin.
– Dites, avez-vous entendu parler de ce nouveau professeur en ville ? – Décinoge ? interrompit Louison. Oui, on n’entend parler que de lui ces derniers temps. – Mais savez-vous tous les deux ce qu’il raconte de si passionnant ? fis-je semblant de demander. – C’est un charlatan non ? rétorqua Ajax. Il prétend avoir mis au point une méthode pour je ne sais quoi. Il l’a même baptisée de son nom, la « méthode Décinoge », cela vous donne une idée de la fatuité du bonhomme.
Louison sourit. Les deux continuèrent de plaisanter, traitant Décinoge d’escroc et d’une collection d’autres épithètes. De toute évidence, ils n’avaient aucune idée de la gravité de la situation. Louison sembla alors tout à coup se souvenir d’une chose importante et tira de la poche de sa veste un exemplaire d’un des quotidiens locaux que l’on vendait au centre-ville. Il l’avait, selon ses dires, acheté pour consulter les résultats sportifs de la veille mais semblait se rappeler que le nom de Décinoge y fut mentionné. Je demandai la permission d’emprunter le journal, pris congé des deux hommes puis rentrai rapidement dans ma chambre. L’article couvrait une simple colonne sur l’une des dernières pages et n’était même pas agrémenté d’un portrait du principal concerné. Le quotidien se contentait de présenter le professeur comme un éminent savant, l’un des meilleurs de notre pays et qualifiait sa trouvaille de révolution comme il n’en advient qu’une par siècle. En guise de conclusion, il prédisait également que cette découverte allait changer à jamais la destinée de notre nation. Mon sang bouillonnait, étais-je donc le seul à réaliser ? Dans quelques jours tout au plus, ce fou que l’on s’amusait pour j’ignore quelle raison à qualifier de génie, allait aux yeux de tous faire la démonstration de son lugubre ouvrage. Un manuel de mort à appliquer en douze étapes ou encore l’abécédaire de l’homme qui désire plus que tout annihiler son prochain.
Il me fallait décidément en comprendre davantage mais j’étais tout autant pressé par le temps que je butais sur un manque criant de sources d’information fiables. Le monde entier semblait vaquer à ses frivoles occupations tandis qu’une calamité d’un genre nouveau couvait dans l’ombre. L’opportunité dont j’avais besoin me fut offerte peu de temps après. Le doyen de notre faculté de médecine, un homme rêche d’une soixantaine d’années, qui ne se souciait guère que de la forme et de la longueur de sa moustache dont il prenait grand soin, avait été convié à une grande réception mondaine. S’y retrouveraient des représentants des principaux corps de métiers, des artistes et acteurs de théâtre, les meneurs des factions politiques les plus en vue du pays et bien sûr une myriade de journalistes. Notre doyen avait par ailleurs été autorisé à emmener avec lui quelques autres invités et il se trouvait que l’un d’entre eux fut un professeur avec lequel j’entretenais des relations plutôt cordiales. Il me fit part de son aversion pour les mondanités comme celle-ci et je sautai sur l’occasion pour lui proposer de prendre sa place. Il accepta également de ne pas en dire mot au doyen jusqu’à la dernière minute afin de le mettre devant le fait accompli et d’ainsi accroître mes chances de m’introduire dans cette grand-messe.
Trois jours nous séparaient désormais du moment fatidique auquel Décinoge exécuterait l’acte fondateur de son ignoble entreprise. Pour ne pas éveiller les soupçons parmi les autres étudiants, j’avais loué une chambre dans un hôtel bon marché du centre-ville et également emprunté un vieux complet noir à quelques sous dont le velours semblait tomber en morceaux et dont les coutures explosaient de toute part. Je regardais dans la glace mon visage imberbe et me demandai un instant si je devrais moi aussi un jour passer par l’examen de ce professeur de malheur et ce qu’il en résulterait. J’arrivai devant l’entrée de l’hôtel de ville bien avant le doyen et son cortège et me précipitai à leur suite dès qu’ils apparurent. L’expression de consternation du doyen avait une forte valeur comique et m’aurait d’ordinaire arraché un sourire mais les circonstances actuelles ne s’y prêtaient pas. Une fois entré, passé l’émerveillement devant les immenses luminaires et les verres de vin pétillant que l’on buvait sans frais, j’entrepris de me faufiler au milieu de la foule, prêtant l’oreille à droite et à gauche en espérant saisir des bribes de conversation. Ne connaissant cependant personne, j’adoptai assez vite une position d’attente près d’une des grandes tables que l’on ravitaillait toutes les dix minutes en boissons et vers laquelle convergeaient inévitablement les flux d’invités.
Alors que la plupart d’entre eux s’étaient pour l’occasion accoutrés de leurs plus belles tenues de soirée, je remarquai parfois des hommes vêtus dans un style d’inspiration militaire. Des habits tels que pourraient en porter les membres d’une milice, d’une couleur grise uniforme et rehaussés par des bottes d’un noir luisant. Ils avaient par ailleurs en commun de reprendre, même immédiatement après le plus vif éclat de rire, une expression immanquablement sévère. L’un des invités, manifestement ivre, m’indiqua l’un de ces hommes comme le chef de la police locale. Méfiant, j’entrepris de me rapprocher du cercle des convives au milieu duquel il se trouvait pour finalement me retrouver presque adossé à un grand gaillard en uniforme tout en faisant mine de participer à la conversation dans un autre cercle adjacent. L’immense glace, éclairée par les feux des luminaires, offrait le reflet de la plupart des personnes placées derrière moi. Les miliciens étaient au nombre de quatre. Deux d’entre eux tenaient le bras de jolies jeunes femmes à la coiffure impeccable et poudrées avec soin. Le fameux chef de la police s’entretenait d’un air sérieux avec un autre homme qui, bien qu’il fût habillé d’une manière fort différente, partageait ce regard désagréable et cette mine burinée d’une froideur glaçante. Cet homme, comme je l’appris quelques instants plus tard, était le principal meneur de la faction nationaliste. Au moment où, lassé de ne pouvoir discerner suffisamment de discours, je m’apprêtais à quitter mon poste, je saisis distinctement une parole, « Décinoge ». Mon sang se glaça lorsque je vis qu’elle avait été prononcée par le chef de la police. Il enchaîna :
– Eh bien qu’en pensez-vous hein ? N’est-il pas grand temps de changer le cours de l’Histoire ? – Bien sûr ! renchérit un autre. Nous avons enfin à disposition un instrument infaillible, plus rien ne sera désormais comme avant. – L’heure des braves a sonné ! ajouta un troisième.
Les jeunes femmes, semblant excitées par ces bravades qu’elles prenaient peut-être pour des démonstrations de virilité, ajoutèrent plusieurs remarques frivoles. L’une d’entre elles jura même que le professeur Décinoge était plutôt bel homme et encore bien conservé pour son âge. Je passai le reste de la soirée à boire autant de vin que possible mais il ne fut pas à même de me guérir de la lucidité nouvelle que je venais d’obtenir. Je m’étais heurté au réel et avais inséré mon doigt dans un engrenage infernal. Tous les rouages s’entraînaient désormais mutuellement et la situation devenait de plus en plus claire. Décinoge, que j’avais pris pour un simple extravagant, possédé par des idées sordides certes mais sûrement incapable de les réaliser, n’était-il donc finalement qu’un pantin ? Ne servait-il que de tête de proue à une machination politique de grande envergure qui visait à déchaîner des torrents de violence ? Ou bien les deux parties s’étaient-elles retrouvées, mues par le même idéal et conscientes du gain qu’elles pouvaient obtenir l’une de l’autre ? Le détail n’avait pas une grande importance. Mon désarroi, lui, devenait insoutenable. Tant que Décinoge m’était apparu comme un homme agissant seul, j’avais caressé l’espoir si ce n’est de pouvoir mettre à mal ses funestes projets, d'au moins révéler aux yeux de tous la teneur des idées qu’il défendait. Mais puisque celles-ci bénéficiaient du plein soutien de tout un pan de la société qui comptait dans ses rangs certaines des forces vives de la nation et ne craignait pas de s’afficher dans les plus grands événements publics, mes espoirs se retrouvaient réduits à néant.
Défait et à court d’idées, je me résolus cependant à assister à la macabre démonstration du professeur coûte que coûte. Puisque cette horreur semblait devoir être appelée à devenir tôt ou tard une partie de mon quotidien, j’avais décidé de ne pas m’en détourner mais plutôt de l’affronter dès son émergence. L’événement n’avait cette fois pas fait l’objet d’une réservation préalable et c’est tôt dans la matinée que je me rendis dans ce même auditorium où tout avait commencé deux semaines plus tôt. À ma grande surprise, des kyrielles de passants commençaient déjà à converger vers l’entrée et à prendre place à l’intérieur du bâtiment. Je me précipitai et dénichai un siège adéquat puis passai les heures suivantes à faire le vide dans mon esprit pour ne pas me perdre une fois de plus dans les idées moribondes qui avaient été mon unique compagnie pendant ces derniers jours. Secrètement, j’espérais qu'une âme plus hardie que la mienne eût trouvé le courage d’accomplir quelque coup d’éclat et d’abattre d’un tir de revolver cet imposteur qui se donnait insolemment le nom de savant. À quatorze heures, l’hémicycle plein à craquer retint son souffle comme un seul homme lorsque fut annoncée l’arrivée de Décinoge. Celui-ci salua comme à son habitude et laissa s’installer la poignée d’assistants qui devraient lui prêter main forte lors de sa démonstration. D’apparence débonnaire, il annonça également sur un ton badin que ses assistants, qui appliqueraient la fameuse méthode pour la première fois, auraient probablement davantage besoin de son aide qu’il n’aurait de la leur.
L’atmosphère ne se détendit pas pour autant. Les douze étapes avaient été placardées sur tableau central et suivant l’annonce officielle, la machine infernale se mit en branle. Les premières d’entre elles consistaient en la mesure de paramètres physiques divers tels que la circonférence du crâne, la position de certaines vertèbres, le nombre et la place des dents. Puis l’un des assistants préleva le sang de Décinoge en plusieurs endroits du corps, ses réflexes furent également testés ainsi que ses réactions à des stimuli divers, intenses faisceaux de lumière, température anormalement basse ou élevée. Le professeur supportait non seulement chacun des tests de manière parfaitement stoïque mais il se permettait même de plaisanter ou de corriger ses jeunes acolytes lorsque ceux-ci s’étaient trompés dans telle ou telle manœuvre. La répétition des gestes et le ballet incessant des nombreux assesseurs me plongèrent dans une certaine léthargie si bien que j’eus toutes les peines du monde à maintenir ma concentration intacte durant l’intégralité de ce singulier spectacle. Un instant, j’aperçus un des membres de la police locale portant le même uniforme que les miliciens que j’avais rencontrés lors de la précédente réception. Il était assis au premier rang et scrutait chacun des mouvements avec un intérêt manifeste.
Une heure entière s’était écoulée et pendant que l’on procédait à l’examen des résultats, Décinoge s’excusa devant l’assistance de la lenteur de la procédure, promettant également que celle-ci serait perfectionnée pour lui assurer une efficacité maximale dans le futur. Assis dans un fauteuil placé au milieu de l’estrade, il croisa les jambes avec lenteur. Tout dans son attitude traduisait une confiance certaine dans sa propre valeur et celle de son entreprise. Une autre demi-heure passa avant que l’un des assistants ne s’approchât enfin de Décinoge. Il tenait à la main un rouleau de papier, se pencha sur le fauteuil et chuchota longuement dans l’oreille du professeur. Puis il tendit à deux reprises l’index vers le papier qu’il avait apporté, comme pour appuyer son propos. La bouche de Décinoge se changea en un sourire mais pour une raison que je ne saurais expliquer, ce sourire m’apparut comme contraint, loin d’être triomphant, telle l’expression d’une vague amertume. J’étais, ainsi que tous, suspendu au verdict et je n’eus pas le loisir de distinguer qu’un autre assistant s’était faufilé jusqu’au siège du milicien et lui avait également murmuré quelque chose. Décinoge congédia son disciple puis se levant, il étendit les deux bras devant lui dans un geste d’apaisement et s’apprêta à parler. À cet instant, un claquement sourd retentit et tandis que le milicien, debout sur l’estrade, abaissait lentement son bras, le professeur Décinoge s’écroula, foudroyé d’une balle en pleine poitrine. Sur le grand tableau noir fut placardée une minuscule affiche sur laquelle était écrit un seul mot, « échec ».
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