Certaines histoires vous projettent dans l’inquiétude autant que dans la curiosité. Cela tient au fait que seule leur intrigue vous déconcerte et non leur dénouement. La plus étrange mésaventure qu’il me fut conté éveille toujours en moi une sensation d’inachevé, trop éloignée ou trop proche des certitudes du monde moderne.
Je buvais un coup, tranquille, et voilà que ce mec débarque, Raph le dingue. Je ne savais pas au juste quel était son véritable nom, paraissait qu’il trempait dans plusieurs histoires louches qui l’auraient conduit en taule ou chez les dingos à plusieurs reprises. C’était le genre de gars que l’on évitait volontiers, que l’on raillait avec plaisir. Dans mon cas, sa compagnie ne me rebutait pas. Malgré sa cinquantaine passée, sa mine rongée et sa dégaine de charlot, sa verve excitait toujours ma curiosité. Il s’était aménagé un passé bien à lui, pas très net mais rempli d’imagination. Une joyeuse mythomanie presque infantile. Il vous contait ses souvenirs et le jeu consistait à en démêler le vrai du faux. C’était un éternel fauché alors, en échange de quelques verres, il me contait toujours une de ses anecdotes bien croustillantes. Les autres poivrots tiraient un peu la tronche, ils n’appréciaient pas trop la présence de Raph sur leur territoire. Lui s’en foutait, moi aussi. J’assumais. Le gaillard s’installa donc par instinct auprès de mon humble personne. Au bout de deux minutes, ses mains se cramponnaient à son premier demi. On enchaîna direct sur quelques banalités. Des sujets banals comme le temps, mon boulot, ma gonzesse. À l’époque, j’étais maqué avec une chouette fille, le seul problème concernait ses envies de maternité, elles me contraignaient à scotcher le comptoir presque nuit et jour. Du bon dilemme ! Il n’en fallut pas plus au Raph pour démarrer au quart de tour. Ses yeux s’allumèrent et je compris que le vieux roublard bouillait à l’idée de me conter une petite histoire autobiographique bien frappée.
« Tu sais le truc avec les femmes c’est que les hommes y croient que le vrai défi réside dans la séduction. Non, le vrai défi avec les nanas, c’est de leur résister. Attends, je vais te brosser une petite histoire qui m’est arrivée il y a de cela une vingtaine d’années. Un truc bien barré mais que ma mère soit damnée si j’invente le moindre détail !
À l’époque, je barbotais dans la jeunesse. L’âge d’or que je te dis. Dans le monde de la nuit, tout le monde jouait à la démesure. On se trémoussait sur les pistes de danse pendant des heures avec un sentiment d’éternité vissé dans le crâne. La provoc comme credo, les vices comme outils et les problèmes comme solutions. Je trimbalais ma pomme de zone en zone à la recherche de quelques magouilles rentables. Je voulais le gros lot, le genre de truc qui t’offre une vie au soleil avec la vahiné et tout.
Un soir, je flâne donc en quête d’un nouveau port d’attache. Un nouveau bar quoi ! Une vieille embrouille a viré au carnage, me chassant de mon ancien fief. Grosso modo, un de mes « associés » de l’époque a jugé ma manière de procéder trop cavalière. Je lui ai donc répondu très naturellement à l’avoine, histoire de l’obliger à bouffer des flocons durant plusieurs semaines. Et ouais, sans dents, difficile de mâchonner un bon steak. Je me doute bien que le reste de la clique se prépare ferme à mon retour, la barre à mine dans la main. Donc, je me suis décidé à entamer un voyage vers d’autres cieux. J’atterris alors dans un rade frôlant la moyenne. Pour la flore, rien à redire, lumière bleue tamisée, tabourets hauts en inox, étagères bien remplies, tout à fait dans l’air du temps. Mais, concernant la faune, c’est une autre histoire. Entre étudiants puceaux et petites pépées pas bien mûres. Pas un tatoué, pas un balafré, de vieux moche éreinté, de type digne d’un compagnonnage malhonnête. Ici, on vient draguer au son des synthétiseurs, moi, je recherche le repaire de la Cour des miracles. Enfin bon, je m’installe quand même au comptoir, histoire de réhydrater ma vieille carcasse avant de repartir. On me sert un whisky, pas mauvais mais un peu trop corrosif pour ma bourse, deux de plus et me voilà bon pour le retour à l’hôtel et à la frustration. Je le sirote tranquille quand j’aperçois une poulette de l’autre côté du zinc. Une âme solitaire. Chevelure noire, profil égyptien, regard sombre et cinglant, sans iris. Ce visage flambait d’une beauté envoûtante. Je me penche en arrière pour reluquer le reste, en toute discrétion, tu penses. Talons, jambes interminables et minijupe noire, une classe à la hauteur du magnétisme. Mais comment une telle poupée peut demeurer seule dans un bistrot ? Intrigué, je me renseigne auprès du barman. Le type me guette de traviole. En bon commercial, il me conseille de détourner le regard. Cette femme, elle trimbale le mauvais œil qu’il me dit. La bonne blague, il se la veut pour lui tout seul le corniaud. Je siffle mon verre fissa et lui commande deux petites sœurs pour moi et ma future conquête. Ni une ni deux, je l’aborde par le tribord et dépose mon postérieur sur le fameux tabouret libre. La belle me balance un regard sarcastique auquel je réponds en brandissant mon scotch on the rocks. Bingo ! Elle esquisse un rictus tout à fait charmant. Et tout naturellement, je la questionne sur les raisons de sa présence dans ce bouge. Elle me toise de haut en bas, de droite à gauche, d’avant en arrière et m’annonce être à la recherche « d’un vrai mec ». Qu’à cela ne tienne je lui balance du tac au tac être à la recherche « d’une vraie femme ». Son attention se fixe définitivement sur ma vieille trogne. J’engloutis mon verre d’un trait, histoire de lui signaler que je ne suis pas un rigolo. La donzelle ricane et commence à vider le sien. On s’observe mutuellement dans le miroir situé en face du comptoir. Histoire de briser la glace, je lui signale quand même qu’en tant qu’homme, sûr de sa providence, je préfère vider mes poches que de les remplir, si bien qu’il m’est impossible de raquer un nouveau verre. À cet instant précis, je la sens curieuse, prête à en savoir plus. Alors je jubile ; jamais vécu un plan aussi facile. La nana me fait savoir qu’elle peut remédier à ce problème et m’invite à la suivre. Vive le Seigneur, je crois bien que mon coquard de début de soirée y est pour beaucoup. Les gueules cassées gagnent en attractivité, c’est connu. La gonzesse m’entraîne dans une de ces petites épiceries de quartier. Le genre ouverte vingt-cinq heures sur vingt-quatre. Faut bien se laisser sombrer dans une ville pour dégotter ce type de petits commerces clandestins. Ça en raconte long sur ma partenaire, pas du style à stopper une bonne soirée pour un arrêté municipal de mes deux. Elle se glisse, féline, par une porte dérobée. Et moi, je lui emboîte le pas. On débarque dans une petite épicerie tenue par un inoffensif Asiatique. Je me délecte de ses formes pendant qu’elle balance ses hanches au milieu des deux trois rayons. Bon Dieu, quelle démarche, quel déhanché splendide, quelle danse voluptueuse, quelle classe quoi. Elle me rejoint au comptoir avec une bouteille de cognac lovée dans sa poitrine. Elle dépose l’objet et réclame une boîte de cigares bon marché. L’innocent commerçant s’exécute ; mais au moment de passer à la caisse, la belle lui avoue sa dèche. Le visage du marchand se transforme aussitôt en quelque chose de misérablement hostile. Sans se laisser désarçonner, elle lui propose de passer un coup de bigophone. Le mec s’exécute en nous gardant bien à l’œil, pas con le gars, prudent. Au bout de quelques secondes, l’épicier prononce un « allô » plutôt ferme, puis, je te jure, il s’éteint. Ouais, sa tronche se détend, ses yeux nous gardent en joue mais son regard nous traverse, se perd loin derrière nous. Il raccroche le combiné et, sur un ton monocorde, nous autorise à nous tirer avec le magot. Jamais vu un truc aussi tordu, sans rire, mais ce n’est encore rien. On se coltine le reste du trajet en silence, ça me laisse le temps de prendre la température du terrain et de ma compagne. V’là qu’on rallie la crèche de la miss. Un appart plutôt classe niché au beau milieu des quartiers chicos de l’est. Bien foutu le bercail, déco moderne pour l’époque, un brin glauque, un brin snobinard. Du sombre, du design et des tableaux à pictogrammes sur fond rouge. Une déco classe un rien biscornue, bien à l’image de mon hôte. D’ailleurs la dame, elle s’assoit sur un canap en cuir noir, extrait deux verres de la table basse, débouche le cognac et sert deux bonnes rasades. Gentleman, je me pose à ses côtés, ni trop proche, ni trop loin. Faut savoir doser subtilement son approche. La désillusion et les femmes vivent souvent sur le même palier. Rapport à mon attitude, elle se colle direct à mon humble personne et nous trinquons en silence. »
À ce stade, Raph s’arrêta net en mimant la tête du mec plongé dans ses pensées. Le vieux baroudeur connaissait la chanson. Son verre était vide, il patientait donc en se donnant des airs afin de mieux stimuler ma générosité. Bien coincé que j’étais, friand de ses petites histoires saugrenues. Il se démerdait toujours pour encaisser une bonne quantité de litrons lors de nos rencontres. De bonne guerre, je lui commandai donc un autre demi. Il attendit de l’agripper ferme entre ses doigts avant de poursuivre.
« Plus j’y pense, plus cette soirée me paraît louche. La môme me lance sans discontinuer sur des sujets me tenant à cœur. Du genre, magouille, taule et compagnie, tout y passe quoi. Et elle m’arrose copieusement d’alcool et de cigares, encore et encore. Résultat, je gagne en confiance, je me lâche, fanfaronne, gonfle mes chevilles. Je rajoute du vent dans les voiles et plus la gnôle coule à flots plus je grossis le trait, jusqu’à divaguer franchement. Au final, je me dis qu’avec une gonzesse de ce calibre, vaut mieux tout donner ; c’est quitte ou double, pas de demi-mesure. Elle te laissera pas de deuxième chance mec. Et toute cette comédie semble bien la brancher car, d’un coup d’un seul, elle s’abat sur moi et m’offre le baiser le plus langoureux de ma vie. Ensuite mon gars, la grande culbute, tout s’enchaîne à la perfection. On se rassasie l’un de l’autre. On se cherche, on se trouve, on se touche, on se frôle, on se caresse, on se griffe, on se vit. Notre appétit se déchaîne. Jamais connu un coup pareil, nos corps s’enfoncent l’un dans l’autre. Nos anatomies semblent moulées l’une pour l’autre. On s’emboîte dans la grande frénésie et le bon Dieu nous espionne sûrement d’un œil avide. Je surnage à la limite de l’évanouissement, ce cou, ce corps, cette femme, la femme, la vraie. Et v’la le moment de la grande chute dans l’extase. Je commence à défaillir, me crisper autour d’un courant électrique qui descend jusque dans mes orteils quand je remarque une lueur bizarre dans ses yeux. Elle s’étale sur moi et glisse la main sous le matelas pour en retirer un énorme couteau de boucher. Je te jure, à la vue de cette lame et de ce sourire chafouin, mon sang a tourné trois fois dans mon corps en dix secondes. La princesse m’attrape le bras, le saigne et y dépose des lèvres goulues. Elle aspirent mon énergie vitale par tous les côtés. Le membre chauffe dangereusement et une force inconnue m’envahit. La jouissance explose et, en l’espace d’un instant, hors du temps, je traverse toutes les dimensions de l’univers, un monde nouveau se dessine devant moi et j’en suis l’incarnation du plaisir. Et puis… plus rien… rien… le noir complet. »
Raph repartit dans une méditation feinte. Sa fougue lui donnait soif aussi son verre tintait creux, à nouveau. Le petit malin. Ni une, ni deux, je lui commandai une troisième bière. Une fois de plus il me tenait par la curiosité le salaud.
« Je me suis réveillé, stupéfié, dans mon pieu, enfin dans le lit miteux de ma chambre de bonne. Je suis groggy et épuisé. Bon sang, que je me dis, c’est quoi ce bordel ? Mon avant-bras ne saigne plus mais la cicatrice y palpite bel et bien. Machinalement, j’allume ma petite radio à piles. Deux jours que j’ai dormi ! J’y comprends que dalle. T’imagines le malaise. J’arrive à peine à bouger ma vieille carcasse et me traîne jusqu’à un miroir pour y mirer ma gueule de déterré. Comme une évidence, une certitude percute mes neurones. Je dois retrouver cette nana, histoire de tirer cette affaire au clair. J’enfile fissa mes frusques avec l’intention de rejoindre le bar de l’autre soir. En chemin, j’ai beau me frictionner les méninges impossible d’en tirer une quelconque explication logique. Arrivé au bistrot, je m’envoie un expresso bien serré et en profite pour intercepter le barman du jour et me rends soudain compte que je ne peux même pas donner le nom de ma maîtresse. Le mec me reluque méfiant et déclare ne jamais avoir vu ce genre de gonzesse. Incroyable, je m’énerve sévère contre le gars, impossible de lui tirer les verres du nez. En plus le serveur de nuit est en congé. Ok, je prends les devants et tente de reconstituer le trajet de l’avant-veille. Cette battue urbaine n’en finit pas, je déambule plusieurs heures dans l’est de la ville. Je retrouve l’épicier, nada. Il se souvient juste de moi et me réclame cinquante balles. Je me gêne pas pour envoyer bouler cet escroc. Finalement, je retrouve l’immeuble. C’est le bon, j’en suis sûr ! Ma mémoire ne m’a jamais trompé, jamais ! Aux grands maux les grands moyens, je m’acharne comme un dératé sur toutes les sonnettes, espérant bien chopper la bonne. Mais rien, le bide. Toute cette histoire me paraît complètement dingue. Un rêve, aussi puissant soit-il, ne vous lacère pas le corps. Désemparé, je me pointe encore et encore, jour après jour. Je tourne, je surveille, je note, j’enregistre, je lâche pas l’affaire, elle va bien réapparaître un jour ou l’autre. Eh ben non ! Pourtant je persévère encore et encore, jusqu’à m’embrouiller avec les locataires avec appel des flics et tout. C’est allé jusqu’à la plainte pour harcèlement et tout le tintouin. Je t’avoue que cette période m’a laissé des images floues. Je me souviens juste de cette obsession omniprésente, ce corps, ce visage qui ne me quittent jamais ! J’ai perdu les pédales, j’ai besoin de la revoir, de la sentir, de la toucher. Je crève de son absence. Un seul souvenir net s’est ancré dans ma mémoire. Un jour qu’on m’éjecte pour la trentième fois du perron de l’immeuble, j’aperçois un chat noir qui me fixe avec de grands yeux noirs aux reflets moqueurs. Ce petit félin me nargue et je me rappelle une phrase que ma grand-mère m’a souvent sortie : méfie-toi des chats noirs, leur corps cache toujours l’âme d’une sorcière. »
Raph le dingue stoppa à nouveau son récit. Mais, cette fois-ci, il ne s’agissait pas de soif. Je décelai dans son expression une grande confusion, une intense douleur. Ses yeux vides me transperçaient. Sans prendre la peine de commander un nouveau verre, je l’extirpai de sa torpeur pour apprendre la conclusion de ce succulent mystère.
« La fin, tu veux connaître la fin de cette histoire ! Tout simplement deux ans d’internement en hôpital psy. Cette femme, elle m’a grignoté l’intérieur pendant deux longues années. Je l’ai pas imaginé, je te jure. Ma cicatrice le prouve encore. J’en ai bouffé de la frustration, tu peux me croire ! Une nuit qui m’a coûté deux années de ma vie. Voilà le prix de l’amour, un prix dément. … Ouais. … Que veux-tu, elle m’avait envoûté. »
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