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Aventure/Epopée
solane : Le violon de la chimère
 Publié le 16/03/20  -  7 commentaires  -  12032 caractères  -  61 lectures    Autres textes du même auteur

Rêve de jeunesse.


Le violon de la chimère


« Un cynar! » lança le patron à l'adresse du garçon du bar au moment où Cédric Bernod, le nouveau substitut du procureur, franchissait la porte de la brasserie. Il se porta au-devant de ce client déjà régulier et lui envoya un « bonsoir monsieur le procureur » assez fort pour que tout le monde sache que la maison recevait les notabilités de la ville.

Cédric Bernod se prêtait volontiers à ce jeu bien rodé. Il accepta l'apéritif à base d'artichaut qu'il n'avait pas commandé mais qu'il avait une fois trouvé bon. Il n'ignorait pourtant pas que l'ordre lancé à son arrivée s'adressait autant au garçon qu'à la vieille caissière qui inscrivait minutieusement les consommations sur son compte mensuel.

Peu lui importait de se faire gentiment flouer ainsi. Il aimait cet endroit où toute la ville se retrouvait. Récemment sorti de l'école de la magistrature, il avait choisi de revenir dans cette petite préfecture du sud-est où il avait passé sept années comme lycéen. La perspective de revoir ses anciens camarades après dix ans d'éloignement l'avait séduit, l'entrée dans la vie active au terme des années d'études le réjouissait, et l'obséquiosité commerciale du patron de la brasserie l'amusait, même s'il n'en était pas dupe.

Lorsqu'il dînait seul à sa table de restaurant Cédric Bernod laissait divaguer sa pensée. Il préparait les arguments à opposer à la défense lors de la prochaine audience, réfléchissait aux réparties qu'il aurait pu lui lancer à l'audience précédente s'il avait eu assez d'à-propos, recherchait comment qualifier tel ou tel fait avant d'engager des poursuites, tournait et retournait dans son esprit toutes les données d'un problème en sachant que la solution jaillirait plus tard au moment où il ne l'attendrait pas. Si elle n'était pas absorbée par son travail, sa pensée caressait des souvenirs de jeunesse, surtout s'il voyait passer des personnalités locales qu'il avait connues en culottes courtes.

Ce soir là, sa rêverie fut interrompue par une musique inattendue. Un homme âgé, vêtu d'un frac usé, tenant un violon et un archet, avait pénétré dans la salle et entamé une valse que Cédric Bernod ne connaissait pas mais qu'il se prit à apprécier. Levant les yeux vers le musicien et admirant la souplesse et l'agilité dans le maniement de l'archet, il pensa que ce virtuose devait être un ancien professionnel, mais son regard se porta davantage sur le violon qui, plus encore que la rencontre d'un ancien camarade, faisait resurgir son passé.


§§§


Dans les dernières années de son séjour au lycée, quand il allait vers ses seize ans, Cédric Bernod se lia d'amitié avec un garçon plus jeune réputé pour son remarquable talent de pianiste. Cédric l'admirait et lui demandait souvent de jouer pour lui quand ils en avaient la possibilité. Même s'il avait tout du primaire en matière musicale il ne manquait pas les auditions publiques de son ami, l'applaudissait chaleureusement et hasardait des commentaires maladroits. L'amitié entrait sans doute pour une bonne part dans cette admiration, mais Cédric ne manquait pas de sensibilité artistique. Il se mit à souffrir de ses lacunes et décida d'apprendre la musique alors qu'il n'avait jamais touché le moindre instrument et que ses connaissances étaient limitées à quelques rudiments de solfège. C'est ainsi que Cédric Bernod, encouragé par son ami qui lui promettait son aide, prit la lubie d'apprendre seul à jouer du violon à l'aide d'une méthode puisqu'il lui aurait été impossible, faute de moyens, de s'offrir des leçons.

Ils parlaient entre eux de ce projet sur la cour de récréation quand monsieur Lepage, un surveillant débonnaire, se joignit à eux. La conversation portait sur la possibilité d'acquérir un violon, sur le prix de l'instrument et la difficulté d'un apprentissage sans le secours d'un professeur. L'idée était là, séduisante, agréable à caresser, mais difficile à mettre au jour.

Quelques semaines plus tard, monsieur Lepage appela Cédric pour lui proposer l'achat d'un violon mis en vente par un malheureux artiste désargenté dont il s'occupait au titre de ses œuvres de charité. Il exposa à Cédric l'état de besoin de son protégé, mais Cédric ne lui prêtait qu'une oreille distraite, il était fasciné par l'instrument couché dans sa boîte noire ouverte devant lui. Les traces de colophane témoignaient d'un usage récent. À travers les ouïes on pouvait lire que l'instrument était né à Mirecourt cent ans plus tôt. Cédric prit l'objet dans ses mains et admira ses formes élégantes, un véritable coup de cœur s'opérait. Monsieur Lepage annonça le prix : cinq cents francs. D'un seul coup le rêve s'effondra. Cédric n'avait jamais eu en mains le dixième d'une telle somme, et n'avait aucun espoir de la rassembler. Il quitta monsieur Lepage en lui souhaitant de trouver un autre acquéreur.

Quelques jours plus tard monsieur Lepage revint à la charge en lui proposant l'instrument au prix de deux cents francs. Cédric pensa que le vendeur devait être sérieusement aux abois pour consentir un pareil rabais, mais pour ce jeune lycéen qui n'avait jamais gagné un sou la somme demandée était encore exorbitante. Son envie de posséder cet instrument était pourtant si forte qu'il se résolut à s'humilier en sollicitant son parrain pour obtenir un prêt. Le généreux parrain ayant accepté, il fut convenu que la somme prêtée serait remboursée un an plus tard, mais que l'emprunteur serait délié de sa dette en cas de réussite au bac. Cette convention permit à Cédric d'acheter le violon tant désiré, mais le jeune adolescent dut s'affronter à une cruelle réalité.

Pendant des heures et des dimanches entiers il s'acharnait à tirer des sons de son violon en suivant attentivement les instructions de sa méthode, mais malgré son application les progrès ne vinrent pas. L'archet refusait de caresser une corde sans toucher sa voisine, des bruits parasites s'invitaient dans les montées des gammes. On reconnaissait bien les morceaux, mais les sons grinçants les rendaient insupportables. Au lycée où il s'exerçait dans sa chambrée, comme à la maison pendant les fins de semaine, son entourage au supplice le pria de renoncer à ses efforts. Au bout de quelques mois, découragé il désespéra de devenir un jour un interprète même modeste.

Il demanda à monsieur Lepage si le vendeur voulait bien racheter son violon, mais le surveillant lui répondit que le vendeur était en prison ; le malheureux n'ayant pas de feu chez lui avait volontairement provoqué cette incarcération. Par discrétion Cédric n'osa pas questionner davantage.

Le violon fut rendu à sa boîte et remisé au sommet d'une armoire. L'année suivante la réussite au bac permit d'éteindre la dette envers le parrain. Le rêve chimérique avait pris fin.

Plus tard Cédric Bernod, attaché à cet objet comme à tous ses souvenirs d'enfance, l'emporta avec lui quand il quitta le logis familial.


§§§


La valse s'achevait sur un point d'orgue, le vieil homme était au bout de son archet. Il salua dans l'indifférence générale et commença à quêter de table en table. Lorsqu'il se présenta à celle de Cédric Bernod, ce dernier, attendri par le souvenir de sa chimère, lui remit une généreuse obole tout en lui demandant un nouvel air. L'homme lui répondit avec un accent étranger qu'il jouait surtout de la musique hongroise. L'accord se fit sur une danse de Brahms que le musicien interpréta avec la même virtuosité sous le regard de son admirateur. À la fin ce dernier l'invita à sa table et commanda deux cognacs.

Pour engager la conversation, Cédric Bernod parla de la Hongrie dont il ne connaissait pourtant à peu près rien. Il se souvenait seulement de quelques photographies d'un grand magazine qu'il avait feuilleté étant enfant. On y voyait des chars d'assaut, des rues jonchées de pierres, des civils prenant la fuite, d'autres portant des armes ou des drapeaux. Ayant évoqué cet événement il s'aperçut qu'il venait de commettre une maladresse. La voix étranglée par l'émotion, son interlocuteur, qui se révéla être hongrois, lui raconta comment, alors qu'il était musicien à l'opéra de Budapest, il avait pris part à l'insurrection de 1956, comment sa femme avait été arrêtée puis déportée, comment il s'était caché à la campagne durant plusieurs années, et comment il était arrivé en France, dans cette petite ville, dissimulé dans le coffre à outils d'un camion.

Le vieil homme poursuivait son récit tandis que Cédric Bernod, d'ordinaire distrait, lui prêtait une oreille attentive.

Parvenu dans cette même ville il avait mené une vie de misère, connu la mendicité et les abris de fortune, joué de la musique dans les rues avec son instrument ramené de Hongrie, passé des journées d'hiver à l'église pour être au chaud. Il avait obtenu le statut de réfugié qui lui valait d'être assigné à résidence dans le département. La misère avait continué à le poursuivre malgré le secours d'associations caritatives.

À ce stade du récit une intuition jaillit dans l'esprit de Cédric Bernod. Fouillant dans sa mémoire il se rappela que dix ans plus tôt, lors de l'achat du violon qu'il convoitait, monsieur Lepage lui avait indiqué que le vendeur était hongrois. Il prit le parti de laisser le vieillard poursuivre son récit pour arriver à une certitude. Le musicien, heureux de s'épancher sur ses années de galère, lui expliqua comment pour échapper aux rigueurs de l'hiver il s'était rendu à pied dans le chef-lieu du département voisin distant de cent kilomètres et s'était présenté au commissariat de police afin d'être incarcéré.

Tout s'éclairait. L'intuition était juste. Les pièces du puzzle étaient assemblées. Cédric Bernod avait en face de lui le vendeur de son violon. Il était soulagé d'apprendre que le motif de l'incarcération n'était qu'une infraction à une assignation à résidence. Il restait admiratif devant cette marche de cent kilomètres en plein hiver avec le ventre creux. Sachant par sa profession que pour être incarcérés les vagabonds recourent à des actes délictueux comme l'agression d'un policier, il comprit que l'homme qui lui faisait face avait l'âme haute. De but en blanc il lui demanda s'il n'avait pas vendu dix ans plus tôt un violon par l'intermédiaire d'un maître d'internat.


– Si monsieur, un très bon violon, lui répondit l'autre en ajoutant que ce violon lui avait été généreusement donné par la veuve d'un musicien qui n'en avait pas l'usage.


Heureux de se trouver dans cette situation pour le moins insolite Cédric Bernod lui exposa qu'il avait été l'acquéreur de l'instrument, qu'il le détenait toujours et qu'il était prêt à le lui rendre.


– Pour le même prix ? hasarda le vieillard.


L'idée de revendre l'objet n'aurait jamais effleuré l'esprit du jeune magistrat, mais la question lui offrait l'occasion d'une réplique théâtrale. Posant sa main sur celle du brave homme qui l'avait conquis il lui annonça en le fixant dans les yeux que le violon serait à lui dans quelques minutes s'il voulait bien l'attendre pendant ce temps. S'étant levé de table, il demanda au patron de servir un autre cognac au musicien en précisant qu'il revenait sous peu.

Son domicile était tout proche de la brasserie. En un instant il s'empara de la boîte et l'ouvrit machinalement comme pour voir si l'instrument ne s'était pas échappé. Il était bien là, un peu offensé par le temps. La chanterelle était rompue, le chevalet couché sur la table, l'âme roulait dans la caisse, mais tout était là.

Quelques minutes plus tard, sous le regard surpris des clients le violon passa dans les mains du vieux musicien qui se confondit en remerciements avant de prendre congé.

Avec un léger pincement au cœur, Cédric Bernod regarda partir le violoniste qu'il avait rêvé d'être, emportant sous son bras l'instrument de sa chimère d'adolescent.

L'heure était avancée, il sortit à son tour.


– À demain monsieur le procureur, lança le patron.


La vieille caissière avait porté à son compte les trois cognacs.


 
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   cherbiacuespe   
25/2/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Une nouvelle que j'aurais plutôt classée dans "sentimental". C'est d'ailleurs une belle histoire.

J'avoue avoir eu du mal à me lancer et ne l'ai fait qu'en me rendant compte que personne encore ne s'y était atteler. J'aurais commis une belle erreur!

Elle est bien très bien écrite, deux ou trois erreurs d'inattentions, pas plus, dans un langage simple qui colle parfaitement à l'ambiance qui transpire de ce beau récit. La fin est bien menée, on est habité par les sentiments du procureur et par sa mélancolie (n'est pas musicien qui veut). En résumé, une belle réussite!

Cherbi Acuespè
En EL

   ANIMAL   
16/3/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Une belle histoire que celle de ce violon, car c'est lui le véritable héros. Passé en des mains qui ne peuvent le faire chanter, il finit par retourner à son précédent propriétaire qui se chargera de le remettre à neuf. Je suis tout de même un peu étonnée de l'état de l'objet car ce jeune homme en a eu tant envie que je le vois mal le laisser s'abîmer. Il aurait aussi pu pousser la générosité jusqu'au bout en le faisant restaurer avant de l'offrir à ce pauvre hère.

Ce que j'apprécie beaucoup dans cette histoire est qu'il n'y a aucune rancune chez notre futur procureur. Il n'arrive pas à jouer, il n'accuse pas le violon mais comprend et admet qu'il n'est pas doué. Il remise l'objet sans le briser de colère ou le vendre et le rend de bonne grâce a qui a plus de talent musical que lui.

Pour ce qui est des vagabonds qui se faisaient mettre en prison pour passer les mauvais jours, ce fut très vrai à une époque car des gendarmes au bon coeur jouaient le jeu.

Cette lecture très agréable présente des personnages intéressants et l'idée est bien trouvée. J'ai passé un bon moment.

   plumette   
16/3/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Solane,

j'ai pris plaisir à lire cette histoire dans laquelle j'ai appris avec amusement ce qu'était le Cynar et où j'ai retrouvé ce terme un peu désuet de chimère qui dit en lui-même que l'ambition du jeune Cédric était hors de sa portée.

Un terme qui montre une certaine sévérité rétrospective pour cet adolescent pourtant sans amertume, au contraire, puisqu'il est heureux, manifestement, de restituer l'objet à son ancien propriétaire.

Très belle histoire de désir qui conduit Cédric a vouloir apprendre la musique, à s'amouracher d'un violon, à dépasser sa fierté pour réclamer une aide financière et à accepter ses limites lorsque confronté à l'instrument, il n'en tire que des grincements.

Toujours une belle écriture assez classique, mais qui nous plonge dans un univers que vous rendez vivant et très agréable à partager!

A vous relire j'espère

Plumette

   Donaldo75   
17/3/2020
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour solane,

J’ai bien aimé cette histoire ; elle est racontée dans un style propre, classique, et ne cherche pas midi à quatorze heures ou ne coupe pas les cheveux en mille-vingt-quatre, pour employer des expressions consacrées que je trouve particulièrement imagées. Je trouve que dans un climat anxiogène tel que celui d’aujourd’hui, elle véhicule des idées positives, une forme aigüe d’humanité qui, même si on ne la rencontre pas tous les jours selon BFM TV et consorts, fait du bien à lire.

Merci pour le moment de tranquillité. Je retourne dans mon caisson hyperbare.

Donaldo

   thierry   
17/3/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Merci pour ce partage. Voilà une histoire bien maîtrisée, dont la fluidité traverse bien une construction simple. Bravo d'arriver à faire simple, c'est si compliqué.

Le séquencement est pertinent, j'ai été accroché dès les premières lignes.

J'aime beaucoup cette idée du retour amené par la musique, cette capacité à sublimer un échec par une plus grande réussite.

S'il faut critiquer (et il faut critiquer), je dirais que parfois on est à la limite de la rédaction scolaire - mais peut-être est-ce du aux références à l'enfance un peu faciles ? - et attention à quelques expressions genre "rêve chimérique". Mais rien n'entrave vraiment la lecture.

Par les temps qui courent, c'est vraiment cool de prendre le temps de découvrir ce genre de pépites !

   Anonyme   
18/3/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour Solane,

J'avoue avoir hésité avant de lire votre nouvelle et je ne regrette pas de m'y être engagée.
C'est une belle histoire sur fond d'humanité, où le hasard, une rencontre font bien les choses.
L'histoire est bien racontée, la lecture agréable et touchante.

Retrouver l'ancien propriétaire d'un violon acheté par ce jeune futur procureur qui, déçu de ne savoir en jouer, l'avait rangé dans un coin, et qui, 10 ans plus tard, ému,le redonne à son vendeur, c'est une belle preuve d'humanité.
Je crois au hasard et aux coincidences, suite à une expérience personnelle récente, et d'autres plus anciennes.

J'ai beaucoup aimé.

   Corto   
18/3/2020
 a aimé ce texte 
Bien
Cette nouvelle bien écrite met en scène des situations parfois très ordinaires: ainsi le substitut qui vient au même restaurant chaque jour, devenu notable dans la ville de son enfance et mis en valeur comme tel par le restaurateur.

La période qui paraît la plus intéressante avec un certain suspense est celle de l'adolescent qui s'émerveille devant la musique jouée par son ami. On sent un devenir se façonner et l'intervention du "surveillant débonnaire" qui met tout en oeuvre pour permettre au jeune de se procurer un violon est plutôt 'vibrant'.

La troisième partie où l'ancien jeune retrouve l'ancien vendeur du violon semble par contre rédigée dans un style trop convenu. On cherche en vain une surprise, un rebondissement et le lecteur peut facilement deviner à l'avance le dénouement.

Sans nier l'intérêt de cette nouvelle, elle me laisse une certaine déception devant le peu d'aventure qui lui aurait donné le piquant espéré.

Merci à l'auteur.


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