Tout semblait au point ; Laure vérifia pour la cinquième fois la pile d’assiettes. Tout était en parfait ordre. La soirée avait duré au-delà du prévisible et cette longue vaisselle touchait à sa fin. La télé diffusait le dernier bulletin de la soirée.
« On ne sait encore s’il reste un quelconque espoir de trouver… »
Intriguée, elle observa à nouveau la tour d’assiettes, l’une d’elles ressortait légèrement du rang. Il n’y avait rien de plus difficile que d’obtenir une pile convenablement érigée. Et pourtant, elle sentait la fatigue poser sa lourde main sur son épaule.
La présentatrice ajouta : « Le train gît en travers de la voie, les blessés ont été évacués et la CUMP a été déclenchée ».
Il était pour autant hors de question de gagner la chambre sans en avoir terminé avec cette corvée.
« Mais je laisse la parole à notre équipe sur place », poursuivait la commentatrice.
Elle défit la pile jusqu’à atteindre l’assiette récalcitrante, la remettre correctement en ligne prendrait quelque temps, mais elle y était résolue. La caméra balaya un paysage dévasté, wagons entremêlés, rails tordus, jusqu’à s’arrêter sur une tente blanche où s’agitaient quelques secouristes. Un long panoramique sur les tôles enchevêtrées, suivi d’un zoom qui ramena l’envoyé spécial aux marches d’un large bâtiment réquisitionné pour installer la Cellule d’Urgence Médico-Psychologique. Elle aurait aimé abandonner l’érection de cette tour fragile pour se poser devant la télé et regarder si elle distinguait Alain au milieu de cette foule égarée, hébétée. Plus tard… il fallait en finir. Alain connaissait parfaitement son job après tout, il avait été alerté au moment du dessert, ses services étaient réquisitionnés, grave collision sur un passage à niveau, voyageurs en état de choc. Elle semblait avoir repris une place adaptée, Laure poursuivit l’ascension. Il s’était muni de son blouson, de sa lourde ceinture à laquelle pendaient son portable, sa batterie de tests, ainsi qu’un simple calepin et sa pochette remplie de cartes professionnelles qu’il distribuerait à l’envi. La Clio blanche arborant le sigle PMUC sur le capot l’avait enveloppé et entraîné vers le lieu du sinistre. Marie était à bord et aiguisait les crayons dont il aurait inévitablement besoin. Alain regarda ses boots, impeccablement cirées, les languettes ajustées, tira légèrement sur le bas du blouson, et fit le vide intérieur. Laure harassée regarda une dernière fois son œuvre, enfin satisfaite. Elle s’assit lourdement sur une chaise et suivit le bulletin d’informations.
Elle vit la Clio s’arrêter dans le champ de la caméra, le journaliste se précipitait déjà vers elle. Alain n’eut pas le temps de s’extraire que déjà la question fusa.
- Pensez-vous pouvoir aider ces pauvres gens ?
Son mari, l’air austère et professionnel, ne répondit pas, il interviendrait plus tard si nécessaire. Suivi de Marie et de deux collègues qui les avaient rejoints, il pénétra dans le long bâtiment. Laure jeta un œil machinal aux assiettes, quelque chose clochait encore. Elle se tourna à nouveau vers l’écran, il fendait une foule oppressée, bruissante, des dizaines d’yeux fixes étaient posés sur lui. Montant sur une estrade, il leva la main dans un signe qui provoqua un apaisement soudain. Il les observa longuement. Se taire avant tout, respecter le silence, c’était un passage indispensable. Laure en profita pour retourner face à son problème, la quatrième avant le sommet, c’était elle qui posait problème.
Elle entendit Alain prononcer un petit discours :
- C’est difficile, je le sais. Vous êtes là bouleversés, on le serait à moins. Mais nous sommes là aussi, prononça-t-il, en élevant la voix. Nous savons ce dont vous avez besoin et vous allez parler. Alors pour l’instant, je n’en dirai pas plus je vous écoute.
Marie lui tendit un crayon, il dégrafa son carnet et attendit. Laure avait derechef posé la dernière assiette en haut de la pile, elle se sentait troublée mal à l’aise, elle décida de se donner un temps de réflexion et se posa à nouveau face à l’écran. Quelques personnes pleuraient encore, mais la majorité se tenait face à l’équipe d’aide psychologique, murée dans un silence pesant. Alain attendait patient, efficace à son habitude. Une voix finit par s’élever timidement.
- Je ne sais pas ce qu’est devenu mon frère, il était côté de moi et il y a eu ce bruit terrifiant.
Alain jugea utile d’écourter cette longue et inévitable psalmodie qui ne les mènerait nulle part.
- Nous nous occuperons des cas particuliers par la suite, déclara-t-il à l’assemblée.
Le silence se fit à nouveau, plus oppressant encore. Laure n’osait regarder la pile, sa tension était palpable, « Je n’y arriverai jamais », pensa-t-elle. Une chape de plomb avait recouvert l’assemblée des traumatisés, à l’extérieur l’inévitable tempête sévissait, la pluie crépitait sur les tôles du hangar.
Alain reprit la parole :
- Dites-vous que votre émotion peut être entendue, même si elle ne saurait être comparable à celle qui fait suite à une catastrophe aérienne. Vous n’imaginez pas les dégâts, il est rare que nous ayons des survivants à assister. Alors, allez-y, exprimez-vous. Vous ressentez une boule, une incertitude, ça s’appelle une angoisse. Et l’angoisse, c’est notre rayon.
Il fit une pause, ils étaient mous, ça allait être coton de les amener à parler. Laure s’était-elle couchée, il en doutait, il la savait là, à le regarder ; un sourire ému et aussitôt contrôlé effleura ses lèvres.
- Nous ne pouvons rien pour vous si vous n’avez rien à dire, reprit-il. Écoutez-moi, nous allons tenter de revivre ensemble l’accident. Qui veut commencer ?
Un petit homme portant chapeau prit alors la parole :
- J’étais à l’avant du train… - N’indiquez pas votre place, le coupa Alain, on n’en sortira pas… (du train, dit-il à mi-voix en se tournant vers Marie).
Elle eut du mal à masquer son envie de rire, elle adorait son chef d’équipe.
- Continuons. - Donc, j’ai senti que le train freinait et tanguait dangereusement… - Pas moi, dit une vieille dame, je dormais profondément… - Savez-vous où on a conduit les blessés ? intervint un troisième voyageur.
Alain se sentait exaspéré, à cran même, il eut une nouvelle pensée pour Laure, s’en sortait-elle avec la vaisselle ?
- Savez-vous où on a emmené les blessés ? reprit la première voix. - Les blessés vont bien ! répondit Alain, irrité par la tournure que prenait l’échange.
Mentalement, il se reprocha cette stupidité et reprit :
- Tout a été fait pour leur prise en charge.
Il glissa ses deux pouces dans le ceinturon qui descendait bas sur les hanches. L’efficacité de ce geste n’était plus à démontrer. Il allait les rassurer et accélérer la procédure, Laure pouvait avoir un problème. Celle-ci justement étouffait un long bâillement, elle n’osait jeter un regard sur la pile en attente. Pourtant, tel Orphée, elle ne put y résister, ce qu’elle craignait lui sauta au visage. La rectitude eût été parfaite s’il n’y avait eu la première assiette celle qui soutenait toutes les autres. La stupéfaction s’effaça pour laisser place au désespoir, de lourdes larmes cheminèrent le long des joues, le souffle vint à lui manquer.
Il en avait connu des situations dramatiques, mais là aucune structuration possible. Et Laure ? L’assemblée était de nouveau muette, paralysée, ça ne fonctionnait pas. Il se tourna vers ses deux assistants et leur glissa :
- On arrive à rien, il faut individualiser. Pour le reste, faites au mieux.
Puis se tournant vers les secoués ferroviaires, il ajouta :
- Nous allons vous recevoir un par un, pour ceux qui le souhaitent. Organisez-vous en trois files, nous vous remettrons des cartes portant nos fonctions et numéros de téléphone. Vous pourrez ainsi nous joindre aisément dès demain matin à partir de dix heures.
Il délaissa sa pile de petites cartes à Marie qui se chargerait de sa propre distribution.
- C’est un moment difficile, déclara-t-il aux détresses agglomérées, mais le plus dur est derrière vous. Nous sommes heureux d’avoir pu vous prêter notre concours.
Il sortit enfin les pouces de la large ceinture, adressa un sourire un peu crispé à l’assemblée médusée et s’en fut sans attendre la salve d’applaudissements, qui, il n’en doutait pas, ne manquerait pas de saluer son départ.
Se souciant peu du retour de ses subordonnés, il sauta dans la Clio et regagna son domicile. Le retour fut rapide ; au cœur de la CUMP il y a l’urgence. La lumière brillait encore dans le salon et la cuisine. Sa chérie l’attendait, il n’en avait pas un instant douté. Il la trouva assise éplorée. Des morceaux de porcelaine répandus autour d’elle lui firent craindre qu’elle ait été victime d’une agression. Alain mit les pouces dans son ceinturon. Des paroles hachées franchirent alors les lèvres de Laure.
- Tu étais là, là-bas, et moi j’étais là, et les assiettes…
Quelques lourds sanglots interrompirent le débit. Alain savait qu’il fallait attendre la suite.
- Et puis, c’était de travers, et tu n’étais pas là pour m’aider, et j’ai recommencé…
Un geste mécanique dirigea les doigts d’Alain vers son calepin, il y renonça.
- Et puis c’était la dernière, et tout était de travers, et il y a eu ce grand bruit… et tout était...
Elle se mura dans un silence prostré.
Alain se devait d’intervenir :
- Les blessés vont bien ma chérie, viens allons nous coucher.
Il la prit délicatement par la main, lui glissa un petit carton portant ses coordonnées. Il la recevrait le lendemain à partir de treize heures.
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