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Fantastique/Merveilleux
solidane : Mousse
 Publié le 24/02/09  -  11 commentaires  -  6236 caractères  -  59 lectures    Autres textes du même auteur

Il est des atmosphères qui échappent à l'atmosphère...


Mousse


Ils ont commandé une pression. À peine arrivés, déjà accoudés au comptoir, une vieille habitude, ils observent les verres que la serveuse emplit. Elle a actionné le levier et la bière coule lentement, le liquide ambré monte régulièrement, précédé d’une mousse onctueuse qui déjà provoque un début de salivation. Ses yeux sont portés au loin, le regard traverse la large baie vitrée, surplombe les premiers toits. Le flot parvient au rebord du verre, elle ne s’en aperçoit pas, la mousse menace dangereusement de passer les limites qui lui sont imparties. Nul geste pour relever la manette. Elle parcourt un chemin, qui pour avoir souvent été partagé, lui appartient en propre à présent. Et la mousse glisse lentement sur la paroi extérieure.


Un des clients fut tenté d’intervenir, mais il est resté muet comme son compagnon. L’écume mouille les doigts de la serveuse et goutte sur le comptoir. Son regard n’a pas cillé. Il chevauche à présent les nuages, indifférent aux premiers signes d’un orage menaçant. Les deux amis ont ri un peu bêtement ; la blancheur spongieuse inonde à présent le bar. Un doux sourire illumine la face de la femme ; les deux clients sont résolus à ne pas intervenir, une telle aubaine est à saisir. Un long fleuve blond déborde du comptoir ; les deux bouches salivent abondamment, leurs écoulements si semblables à l’objet de leur convoitise finiront par rejoindre cette mousse qui roule maintenant sur le sol. Un nuage voile un instant les yeux de la femme, il ne vient pas du dehors, il lui appartient totalement, rien à voir avec les monstres qui un peu plus s’accumulent au ciel noircissant. Ils lapent goulûment mais silencieusement, ne surtout pas la ramener à la réalité. L’écume leur couvre les joues, le plaisir est jubilatoire. D’autres clients se sont rapprochés, d’abord intrigués, puis très intéressés. Les premiers éclairs zèbrent l’espace alors qu’aucun roulement de tonnerre n’a perturbé cette atmosphère absorbée et hypocritement respectueuse du silence de la femme.


La lumière a pris jusqu’à l’intérieur de la salle un ton sombre et gris, légèrement sale et coloré de jaune, seul le bleu profond des yeux de la serveuse semble échapper au phénomène. La densité démographique de l’espace moquetté s’est considérablement accrue, on compte les buveurs par dizaines, nombreux sont ceux qui n’ayant pu accéder à la source sont à quatre pattes comme autant de pourceaux réjouis. Ils s’ébattent et trempent ardemment la langue dans ce flot ininterrompu. À l'extérieur, des trombes d’eau s’abattent sur le trottoir, les yeux n’en ont cure, le regard s’évade toujours plus loin.


Nul peintre pour restituer cette scène, la lumière en est pourtant si particulière, et le flot monte, et monte encore. Le regard a largement dépassé les limites d’une atmosphère en colère, les étoiles sont à portée de main, elle sourit toujours. L’orgie silencieuse est à son comble, le plaisir ne s’embarrasse d’aucun mot, seul le souffle de la tempête cherche à se frayer un chemin, à trouver un écho. En vain.


Il a posé la main sur la poignée de la porte vitrée, ses cheveux longs, sales, filasse et gris jaunâtre sont trempés, l’orage ne l’a pas épargné.


Jeff est bien connu en ces lieux, habitué dont nul ne sait où il crèche et qui se pointe régulièrement deux à trois fois par jour pour écluser inévitablement un demi, jamais plus. On ne se moque pas de lui ouvertement, un peu de crainte probablement mais aussi beaucoup de commisération suffisamment condescendante.

Une moiteur indigeste lui submerge des croquenots trop usés pour qu’Emmaüs s’y soit jamais intéressé. Ses chaussettes baignent, et ses yeux se posent enfin sur une scène qui l’interroge en premier lieu sur l’état d’alcoolisme qu’il a enfin atteint. Des dizaines d’individus trempent dans un jus blond et amer, la langue tirée, ils plongent et replongent dans un mouvement sans fin.

Un haut-le-cœur le surprend, il n’a jamais supporté l’ivrognerie. Et ce cloaque immonde interroge ses boyaux. Il est venu pour écluser un demi, regarder autour de lui sans s’intéresser : simplement voir et savoir. Trop d’obstacles accumulés, Jeff avance lentement, repousse ou contourne les corps vautrés et absorbés plutôt que de les enjamber. Nul ne s’intéresse à lui, comme d’habitude. Un léger clapot généré par le mouvement incessant des langues provoque des vaguelettes qui lui emplissent un peu plus les pompes… et après ? Son pas lent l’entraîne vers le comptoir. Il pousse du coude deux soiffards pour se ménager une place face à Isabelle. Aucune résistance ne lui est opposée, ils sont trop à leur affaire.


Pourtant, quand enfin il pose son coude sur le bar, sans rien commander - ce n’est plus la peine, on sait -, les sourires narquois fleurissent sur les visages des francs habitués, ignorants de leur propre condition. Probablement Jeff le remarque-t-il, il s’en bat l’œil. Et pourtant celui de la serveuse l’interpelle, il s’est passé quelque chose, autre chose. Le regard d’Isabelle trace un trait bleu qui les dépasse et se perd dans le lointain au-delà de l’orage qui s’évertue à signaler sa présence, sa menace. En vain !


Derrière lui les porcs un instant écartés ont refermé la passe qu’il s’était ménagée. Le silence s’impose toujours autant pendant qu’au-dehors le ciel se déchire insulté par tant d’indifférence.


La mousse poussée contre les vitres dessine de curieux motifs, décoration de Noël prématurée à laquelle nul ne porte attention. Un coin de ciel bleu s’est dégagé un peu à l’ouest et le regard d’Isabelle contourne à présent savamment la galaxie. Le troupeau baigne allègrement.


Jeff observe la serveuse, patient. Il lève la main, la pose sur celle qui s’accroche au levier et doucement c’est ensemble qu’ils le remettent en position initiale. Le flot s’affaisse lamentablement. Une perle de mousse étreint encore le robinet et les yeux d’Isabelle se révulsent légèrement, puis ils clignent, se posent sur Jeff, ignorants des clients alentour qui mettront encore beaucoup de temps à faire refluer la marée blonde jusqu’en son nid. Un premier bruit perturbe alors ce silence sacralisé : « Un demi, s'il vous plaît ».


C’est bien la première fois que Jeff passe sa commande depuis bientôt dix ans.


 
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   liryc   
24/2/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Belle écriture. L'introduction me fait pensée en image à des scènes de Toulouse Lautrec, tous les sens y sont appelés et mis en éveil, c'est très visuel (pas d' évocation aux odeurs, dommage).

Jeff paraît être bizarrement un étranger total après dix ans. Personne ne lui parle, ne le salut, personne ne le reconnait. Il vouvoit la serveuse.

Bref une introduction qui soulève tout l'intérêt, qui aurait pu être maintenu par un élément conflictuel, si minime soit-il dans le récit.

A ce titre je te recommande la lecture du recueil de nouvelle : "Le bar des habitudes", de Frans Bartelt. Un délice riche de leçon dans le développement subtil d'un élément contradictoire qui fait tout l'intérêt de chaque nouvelle (Goncourt de la nouvelle 2007 je crois)

   Menvussa   
24/2/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Ça me plaît, va savoir pour quoi. Une ambiance surréaliste, on se retrouverait presque dans un conte de Grimm ou Perrault ou de je ne sais qui, avec des badauds se transformant en pourceaux. Pourtant le récit a très mal commencé... Blonde ou Brune, oui, mais pas ambrée... je n'aime pas trop la bière ambrée. (lol)

   Nongag   
25/2/2009
 a aimé ce texte 
Passionnément
Quelle atmosphère! Surréaliste, poétique, cette description soignée d'un évènement hors de la réalité me fait flotter du début à la fin de la lecture. On peut n'y voir rien d'autre qu'un exercice de style. Je ne suis pas de cet avis. C'est l'état de grâce, l'appel du lointain, le rêve qui vous happe quand on s'y attend le moins, l'Amour (?) glissant sur la mousse du cœur, on peut y voir bien des choses encore...

Fait à noter, ce n'est pas vrai qu'il ne se passe rien! Dans ce trou ou des alcooliques n'ont d'autre amour que de vider leur verre, un homme différent fera finalement la rencontre d'une fille de bar. Cette rencontre est magnifiquement sublimée:

"Jeff observe la serveuse, patient. Il lève la main, la pose sur celle qui s’accroche au levier et doucement c’est ensemble qu’ils le remettent en position initiale. Le flot s’affaisse lamentablement. Une perle de mousse étreint encore le robinet et les yeux d’Isabelle se révulsent légèrement, puis ils clignent, se posent sur Jeff, ignorants des clients alentour qui mettront encore beaucoup de temps à faire refluer la marée blonde jusqu’en son nid. Un premier bruit perturbe alors ce silence sacralisé : « Un demi, s'il vous plaît.»

C’est bien la première fois que Jeff passe sa commande depuis bientôt dix ans."

L'écriture est belle, l'atmosphère, quasi onirique, envoûtante.

Bravo pour un texte magnifique, et je pèse mes mots!

   Anonyme   
25/2/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Je suis d'accord c'est un bon texte, bien écrit dans l'ensemble.
Bon, "la densité démographique de l'espace moquetté", suis moyennement client par exemple...
Mais assurément une bien belle ambiance, de l'onirisme à l'ethylisme, un rictus de mousse...

   Malka   
25/2/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Une écriture soignée, fluide. Des images bien décrites pour une athmosphère si particulière. J'ai eu l'impression d'y être, de voir et observer cette scène. J'ai terminé ma lecture comme si je sortais d'un rêve.

   jensairien   
26/2/2009
L'idée est très bonne mais je trouve pas si bien traduite que ça.
Beaucoup de choses m'ont accroché dans l'écriture.
Par exemple :

"ses chaussettes BAIGNENT"
"il regarde sans S'INTERESSER, juste pour voir et SAVOIR (alors il s'intéresse ?)
"les corps ABSORBéS"
"les visages des FRANCS habitués"
"le troupeau BAIGNE"
"le flot S'AFFAISSE"

me semble que le vocabulaire employé n'est pas tout à fait choisi.

   Selenim   
27/2/2009
Un texte ciselé aux fragrances plutôt poétiques.

Mais comme une pression, je trouve qu'il y a trop de mousse, mon regard est obscurcit et je ne vois vraiment pas la finalité du récit.

La forme est parfumée mais le fond manque cruellement d'épaisseur.

Une blonde plus qu'un brune au final. Une teinte qui donne envie de se jeter à papilles perdues mais qui laisse un goût d'amertume une fois en bouche.

Ou, je n'ai tout simplement pas compris.

   dude   
27/2/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Mention spéciale pour l'ambiance! On flotte dans un état semi-éveillé, entre réalité et onirisme. C'est plutôt plaisant et bien écrit. Manque seulement une chute plus percutante pour rehausser l'ensemble et le faire décoller vers d'autres sphères.
Uno mas? ;)

   widjet   
27/2/2009
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Une nouvelle particulièrement audacieuse.
L’auteur prend le risque dés les premières de perdre ses lecteurs en route. Une scène presque picturale, figée dans le temps et l’espace où tout est méticuleusement décrit. C’est gonflé. C’est vrai qu’on est entre deux eaux, entre deux réalités, en suspension en somme. J’ai finit la lecture un peu décontenancé, sans pour autant totalement regretté ce voyage.

Le style ne m’a pas vraiment séduit. Une autre forme m’aurait davantage hypnotisé.

Mais, je répète, c’est un pari osé et rien que pour cela, je salue l’initiative.

Widjet

   Jedediah   
8/3/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
C'est joliment écrit et très bien raconté.

L'atmosphère surréaliste m'a littéralement submergé, par la force de ses détails mais aussi par l'originalité de la scène (des ivrognes pathétiques baignant dans leur nectar favori, à côté de la serveuse, les yeux perdus dans le lointain... j'aime :-) ).

L'arrivée de Jeff, inattendue et sublime, est très plaisante et on cerne très bien le personnage, un solitaire endurci, jusqu'au moment où il passe sa commande.

C'est un joli texte, très efficace.

Merci pour cette publication.

   Flupke   
11/3/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Original. Ca me fait penser à un vidéo-clip. Bien écrit et les descriptions sont intéressantes.


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