Après-midi triste, cafard ou autre blattoptère, trois phrases lues vite et mal, livre refermé. Guère mieux pour ce qui est du petit écran, rien d’intéressant, rien ne pourrait m’intéresser. Ça arrive ; pas si fréquent. Au moins ai-je eu le désir de boire un thé, thé citron ; point de petit sachet de supermarché, non un vrai thé à ma façon. J’ai donc sorti ma théière achetée il y a sept ou huit ans au Maroc. Argentée, alliage suspect, petit air de là-bas ; chaque fois rincée, jamais lavée, surtout pas. J’y ai versé l’eau tout juste bouillante, j’ai lâché quelques feuilles de thé. Pendant qu’il infusait, mes yeux se sont posés sur une fleur de la tapisserie. Motif indifférent et, tandis qu’absorbé par mes tristes pensées ma tasse attendait, mon index caressait machinalement le col de la théière.
Il m’a dit :
- Salut.
Mon regard a gommé la fleur pour redescendre lentement vers la table du salon. Il était vêtu d’un large tee-shirt qui contenait avec peine son ample carrure. Sur la tête, il arborait une casquette à l’américaine made in Marroco, de travers et consciencieusement vissée au front. Un look de « djeune ». Seul son torse émergeait de la théière. Je l’ai regardé un temps, lui ai trouvé l’air maussade, guère enthousiaste.
- Salut, ai-je répondu, à peine surpris par son apparition. Je pensais que les génies, car vous ne pouvez être autre chose, ne squattaient que les vieilles lampes à huile. Et que, de surcroît, ils n’apparaissaient que quand on frottait avec énergie le récipient. - Faut croire que non. Et que faisait ton doigt sur le bec de la théière, la caressant mécaniquement ? Ne m’appelais-tu pas, n’attendais-tu rien de moi, à moins qu’il ne se fût agi d’un soupçon de fétichisme ? Quel est ton souhait, maître ?
Je fus tenté de me verser une tasse de thé, mais qu’adviendrait-il alors de l’énergumène. Je résistai :
- Mon souhait, qu’est-ce que j’en sais ? Tu veux sans doute parler d’un vœu que je pourrais faire et que tu exaucerais ? À vrai dire je n’ai pas envie de grand-chose. As-tu déjà réalisé beaucoup de vœux jusqu’à présent ? Quelle est ta spécialité ? - Pour tout t’avouer, non. Je sors de formation. Mes débuts quoi, mais si tu n’as rien à demander, ça va être coton. - J’entends bien, mais que veux-tu que je m’invente, ou alors je te dis n’importe quoi, un truc surréaliste comme une histoire de génie. De toute manière, tu n’as pas l’air si désireux de faire ton boulot. Ne m’en veux pas trop mais tu n’es guère enjoué pour un génie.
Le baraqué a baissé la tête, il était manifeste qu’il n’avait pas le cœur à l’ouvrage.
- Un problème, lui ai-je demandé ? Des petits soucis ? Sa maman lui manque, peur de réaliser son premier vœu ? - Te moque pas, m’a-t-il rétorqué. J’ai peu d’expérience, en fait aucune, pourtant je suis prêt à faire mon turbin. Mais rien ne m’oblige à sauter au plafond, à t’inonder de chauds sourires. Maintenant, si tu ne désires vraiment rien. - Ne te fâche pas et loin de moi l’envie de te blesser. Prenons notre temps, dis-en moi plus sur ce qui te préoccupe. - Quel intérêt ? Tu ne peux rien pour moi, on ne va quand même pas inverser les rôles. - Va savoir, allez lâche un peu. On dirait une histoire d’amour qui a mal tourné.
Un éclat furtif a traversé le regard du volumineux, aussitôt remplacé par cet air contrit et mal à l’aise.
- Il y a de ça, sauf que ça n’a pas mal tourné, bien au contraire. Au centre de formation, j’ai rencontré Mina, c’était à Casablanca. On lui avait attribué une cafetière. Là-bas, on ne choisit pas. Les exercices quotidiens étaient ardus et épuisants. La liste de vos désirs à satisfaire est interminable, et exceller en tout relève de la gageure. Après ces heures d’efforts, nous étions remisés au sous-sol. Il y avait de tout, lampes à huile bien entendu, mais aussi théières, cafetières, soupières et bien d’autres objets que tu aurais peine à imaginer. Mina et moi - au fait je m’appelle Max - nous retrouvions souvent côte à côte. Pour peu que nos enveloppes se touchassent, nous profitions de cette intimité pour sortir et nous retrouver. C’était simple, et c’était tellement plus que cela. - Je vois… Elle te manque ? - C’est peu dire, mais tu ne vois rien. Que pourrais-tu comprendre à ce qui nous unissait ? Pour ce que j’en sais, quand vous êtes attirés l’un par l’autre, tendres humains, vous vous frottez longtemps corps contre corps, vous contorsionnez, reprenez votre souffle, réitérez ces opérations pour aboutir à un bref moment d’extase. C’est du moins ce que j’ai compris au travers de cours de psychologie humaine assez pointus dispensés à l’institut. Avec Mina, c’est tout autre chose. Il suffit d’un simple contact, d’un souffle infime, pour que nous nous extirpions du bocal, et nous retrouvions. Et là, immédiatement nos essences se mélangent. La fusion est totale, l’avantage de l’immatérialité. Comment t’expliquer ? Je ne sais plus où elle commence et où je finis. Nos éthers s’enlacent et se fondent, nos pensées s’embrassent au point que nous ne savons plus ce qui appartient à l’une ou à l’autre. Ça te dépasse, je n’imagine pas que cela puisse être autrement. Bref, tu l’as compris, je ne peux me passer d’elle et je ne la reverrai jamais. Rassure-toi, ça ne m’empêchera pas d’être consciencieux et performant.
Cette fois, je ne pus résister à mon envie de thé. Je remplis la tasse, observant le liquide ambré traverser le buste du gros pathétique sans en rien l’altérer. Lui-même ne semblait pas incommodé. Ce fut moi qui repris la parole.
- Qu’en sais-tu ? Je veux dire, qu’est-ce qui te laisse à penser que tu ne la retrouveras pas ? - Réfléchis un peu. Formé à Casablanca, j’ai été expédié à Marrakech pour y être vendu. C’est là que tu m’as déniché. Qu’a-t-on fait de Mina, je l’ignore. Elle peut aussi bien être à Khartoum qu’à Buenos Aires. Encore qu’à mon départ du centre, il lui restait quelques décennies de formation à effectuer, mais pour nous le temps prend un tout autre sens. Et toi, humain compatissant, faudra-t-il que je te frotte l’arête du nez pour que tu exauces mon désir le plus puissant ? Désolé, n’en prends pas ombrage, mais tu n’as rien de génial, au sens propre, j’entends.
Je ne me sentais pas blessé par sa remarque. Et je n’éprouvais aucune envie d’être un génie ; d’ailleurs, je ne désirais rien. Pourtant, j’étais touché par sa détresse et conscient de mon impuissance à aider celui qui, en bon professionnel, avait tellement hâte de me rendre service. Bon sang, jour de cafard, je n’avais pas besoin de cela.
- Je suis sincèrement désolé pour toi, et comme tu le dis si bien : que pourrais-je y faire ? Écoute, je ne peux formuler de désir personnel en ce moment, ou alors si…, que tu me laisses et me promettes de revenir quand je te le demanderai. À propos, à combien de vœux ai-je droit ? - Sors de tes contes de fées occidentaux, me dit-il avec un pâle sourire, il n’y a pas de limite. Tu ordonnes, je fais.
Nous en restâmes là. Sur mon injonction, il se décomposa et regagna rapidement son logis. Je me servis une nouvelle tasse de thé, mes pensées accaparées par sa triste histoire. Pauvre bougre et j’étais un maître bien incapable de le traiter dignement. De Mina, je ne savais rien, à qui ou quoi ressemblait-elle ? Quel sourire pouvait donc faire rayonner ce mastodonte affligé ? Pouvais-je seulement imaginer cette fusion dont il m’avait parlé ? Voilà qui suscitait bien des pensées qui enfin me menaient loin de mon état prostré. Un rayon de soleil me fit un clin d’œil à l’angle de la fenêtre. Et qui sait ?
Je ne rappelai pas Max pendant les semaines qui suivirent, le temps viendrait peut-être plus tard ; cela me mena jusqu’à l’approche des vacances de Toussaint. Une idée saugrenue me hantait depuis quelques jours et je ne pouvais faire autre chose que de la mettre à exécution. Dès le premier jour de congé, je pris un avion pour Marrakech. Mon séjour ne durerait guère plus de quatre jours, mais c’était bien suffisant pour mettre mon plan à exécution. À peine descendu sur le tarmac, après quelques formalités douanières superficielles, je me précipitai vers l’arrêt des taxis pour me faire conduire à un hôtel de banlieue où j’avais réservé une chambre. Bref répit, car je ne tardais pas à me faire emmener jusqu’à la place Jamaâ El Fna. De celle-ci, j’accéderais sans mal à n’importe quelle entrée du souk. Ensuite, je devais retrouver l’échoppe et le vendeur de ma théière. Là résidait le plus compliqué. Il me faudrait bien deux jours pour tomber sur celui-ci tant le dédale des ruelles semblait inextricable. Je me concentrais sur le centre de cet incroyable marché car je ne tenais pas à affronter la périphérie et ses enfants occupés à polir à l’acide les métaux des articles destinés aux touristes. J’étais résolu à me perdre, à revenir sur mes pas, à me tromper à l’occasion. Je portais dans un sac en bandoulière ma théière et rien n’eût été plus simple que de faire appel à Max, mais je ne le voulais pas. Ma quête aboutirait, je n’y renoncerais en aucun cas et quoi qu’il pût m’en coûter en temps.
Après un après-midi infructueux, je regagnai mon hôtel sans plus m’attarder au milieu des touristes, déterminé à reprendre mes recherches dès le lendemain matin. Au réveil, tôt sur mon terrain de chasse, j’alignai des heures de marche incessante, j’acceptai avec sourire les sorties intempestives de quelques commerçants qui m’agrippaient par le bras pour me faire découvrir l’éventail de leurs richesses. La démarche s’avéra payante puisque c’est ainsi que, vers midi, je tombai sur mon vendeur de théière. Comment fis-je pour le reconnaître ? Je l’ignore, mais l’aspect de la boutique ne laissait aucune incertitude. Le plus dur restait à faire.
Je pris le temps de flâner entre les rayons, soulevai divers objets, attendant que le commerçant vînt à ma rencontre pour me vanter l’excellence de sa marchandise. Et il s’approcha en effet, me proposant son aide. Il était temps pour moi de me lancer.
- Je suis intéressé par beaucoup d’articles mais auparavant je voudrais vous demander un service.
Son regard se fit soupçonneux. Il devint même ombrageux quand il me vit sortir la théière du fond de mon sac.
- Ici, on n’achète rien et on ne reprend pas les objets qu’on a vendus.
Il me lâcha cette sortie d’une traite et sur un ton qui ne souffrait plus aucune discussion. Je me hâtai de le rassurer.
- Oh non, il ne s’agit pas de cela. Certes, j’ai bien acheté cet ustensile, ici et il y a plusieurs années déjà. Je ne veux pas que vous me le rachetiez, je souhaite seulement que vous le preniez sans me donner d’argent en retour, je n’en suis pas mécontent, loin de là. De plus, en échange de ce service, je vous achèterai plusieurs autres articles, comme cette petite boîte en bois à compartiments secrets, par exemple.
Son sourire tardait à revenir, il me fallait être plus précis.
- Écoutez, je ne vous demande qu’une chose. Reprenez la théière, renvoyez-la à l’endroit où elle fut produite, sans chercher à comprendre pourquoi. Trouvez un prétexte quelconque pour qu’ils la reprennent. Sur ce point, je veux votre parole, et en échange je prendrai ce coffret auquel j’ajouterai une ou deux paires de babouches ainsi que ce foulard… non il m’en faudra deux.
Je ne dis rien de Max, il était inutile d’ajouter la folie à mon apparente stupidité aux yeux de mon interlocuteur.
Il me regardait, toujours perplexe ; puis son sourire refit surface. Et il me dit :
- Toi, tu es dur en affaire, tu es un vrai bédouin. Mais c’est d’accord, je te donne ma parole que la théière retournera à son usine de fabrication.
Afin de sceller définitivement notre accord, je fis les emplettes promises et sortis du souk sans trop savoir à qui je pourrais les offrir. Le surlendemain, je repris l’avion après m’être offert une balade dans les montagnes toutes proches.
Dès le lundi le travail m’attendait et il y avait matière à occuper de nombreuses heures. La tenue de mon appartement laissait à désirer, mais j’attendrais le mercredi suivant pour remédier à ce petit problème. Quelques pensées allaient à Max et Mina. Avaient-ils la moindre chance de se retrouver ? Je l’ignorais mais j’avais fait tout ce qui était en mon pouvoir.
Le mercredi matin, j’attaquai le ménage. Pas longtemps d’ailleurs, car mon aspirateur rendit l’âme dès les premières minutes. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Je n’en fus pas trop contrarié, il avait atteint un âge vénérable. Procéder à son remplacement ne me prit guère plus de trente minutes ; la grande surface était à deux kilomètres et je n’allais pas passer trois heures à choisir le modèle le plus adapté, le plus performant, le plus seyant. De retour, je branchai le nouvel engin, appuyai sur l’interrupteur, et j’eus la surprise de l’entendre suffoquer en dégageant une chaleur anormale et une désagréable odeur de brûlé. Loin de s’arrêter, ni d’avaler le moindre mouton pour autant, il exhala une curieuse forme jaunâtre qui se révéla être un personnage maigrichon, dont seul le torse émergeait du tuyau. Ainsi, tout recommençait !
- Salut mec, me dit-il. - Salut ! Un aspirateur, c’est assez inattendu ! - Tu t’imagines qu’on en est resté aux vieilles lampes. On trouve de tout maintenant, même plus besoin de frotter, tu appuies là et c’est tout bon. - Je suppose que tu es un génie et que tu t’apprêtes à exaucer le moindre de mes vœux. - Il y a de ça. Perspicace bonhomme ! - Je devrais être surpris mais tu es mon deuxième génie en moins de deux mois, je commence à être habitué. Dans le même temps, je me trouve incroyablement chanceux, ça ne doit pas arriver si souvent. - Parce que tu penses qu’il s’agit de hasard. Un peu naïf, mon maître, désolé d’avoir à te le dire. La fortune n’a rien à voir là-dedans. - Oh pardon, peut-être s’agit-il de prédestination ? - Encore tout faux, c’est beaucoup plus simple que cela. Je suis ici en mission, envoyé par Max. Au fait, moi, c’est Tex. - Max ! Mais que devient-il ? A-t-il rejoint Mina ? - Tout doux, tout doux ; oui, ils se sont retrouvés et pour eux, ça baigne. Max s’est bien débrouillé, il s’est arrangé pour me faire apparaître et pour formuler un vœu que je ne pouvais faire autrement qu’exécuter. Rusé le bonhomme, mais après tout, on peut s’aider entre collègues. Aussi, quel que soit le circuit commercial qui m’était réservé, je ne pouvais faire autrement que de me retrouver entre tes mains. - Et ce vœu alors ? dis-je, assez impatient. - Ça vient, ça vient bonhomme. C’est assez simple, Max tenait à ce que tu saches qu’il avait enfin retrouvé Mina et qu’il savait tout ce qu’il te devait. Il t’en est profondément reconnaissant et regrette de n’avoir pu ne serait-ce que te donner une fois satisfaction. Bon maintenant, qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
J’éprouvais un réel plaisir à savoir que tout se terminait bien pour eux. Une porte se refermait doucement. Je me mis à songer à la question de Tex.
- Écoute, un peu de ménage serait le bienvenu ; c’est assurément ce que je souhaite le plus en cet instant. - Pas très original pour un aspirateur. Mais qu’importe, tu souhaiteras mieux plus tard bonhomme.
Il ne fallut pas plus d’un quart d’heure pour que mon domicile rutilât comme jamais ça n’avait été le cas. Ma demande avait été modeste mais elle me suffisait. Je rangeai Tex, non sans l’avoir remercié et m’allongeai sur le canapé. Mes pensées volèrent une dernière fois vers Mina et Max, puis elles prirent d’autres chemins qui me menèrent à mes propres désirs.
Pas mécontent, non pas mécontent. Bonhomme !
|