Les mots sont moins que des mains tendues. Elle, ce sera la phrase pour commencer. Moins que des mains tendues. Les mots. Bien moins, puisque je ne veux pas peser, que je la veux légère comme un plumage, aérienne, la lettre que je t'envoie. Pourtant, qu'elle puisse nous relier, l'air de rien. Je ne renie pas les contradictions.
Je mords le faîte de mon stylo pour soupeser les pensées que je te glisserai dans l'enveloppe. Une morsure est souvent nécessaire pour que l'idée naisse.
*L'heure a passé. Je relis le seuil de la lettre, depuis le coin de gauche :
« Je veux t'écrire encore. Si tu l'autorises. Je crois la chose assez inoffensive de part et d'autre. Douze ans sont passés, non ?
Il ne faut voir dans ces lignes et pointillés de phrases que des échos, les plus larges orbes faites par un caillou cassure de basalte, éclat de granit, brisure minérale mise à l'eau.
Rien de plus atténué par conséquent, mais gardant quelque chose d'une obstination concentrique. Un geste gratuit, sans message. Suivant la prétention d'une analogie ce serait l'art pour l'art, disons de toi à moi mémoire pour mémoire. Juste des salutations à un phare, adressées depuis la pleine mer ou la plaine océane (pardon les mots jouent) lorsqu'elle ou île revient, toute désordonnée d'écume, à la géométrie littorale des rochers et des anses. »
Typique. Je veux dire quelque chose (d'indécis, de voilé, d’incertain) et le détour m'entraîne, enfle, puis je me réjouis complaisamment du parcours… j'oublie ce vers quoi je faisais route.
Je sens déjà que ma lettre s'égare en mille chemins. Ça ne va pas.
*Mea culpa, j'écris par petits bouts. En décousu. Ni aphorisme ni méthode. Des miettes, sans la lucidité dure du diamant.
Tendanciellement je me délite en petits papillons de notes. Le papier toujours mieux, je me dis, que les lisses glissades insipides des écrans.
J'écris oblique. Disons par saccades et par tangentes tirées, comme si je ne voulais pas des mots du commun, des mots des autres, des mots en moule.
Je ne devrais plus nier que je suis snob. De ce snobisme spécial qui crache sur les assis et les sûrs-de-soi, et qui s'aimante aux laissés-pour-compte ; indéfectiblement de leur côté… des chiffons qui traînent sur un pan de trottoir, des gants abandonnés, des choses seules… tout ce qui me rappelle à moi. Voilà le type de tendresse que j'entretiens à mon égard. Bref j'ai l'orgueil suffisamment ombrageux.
T'écrire à toi. Pour rien. L'héberger, lui. Pour quasi rien. Lui qui ne m'aime pas, comme ça, même pas par générosité. Pour la simple venue à l'être de ce geste, par panache et bravade au destin. J'aime dire je fais ces choses justement parce que… personne. Parce que personne ne fait ça. Parce qu'ici maintenant je suis là et que je peux… aider. Évidemment d'une aide qui me coûte peu : très assurément je me sais d'un égoïsme crasse… Moi je ne fais que ce qui m'augmente, je ne donne que là où secrètement mon âme gagne en aristocratie. J'aime les moments où s'avèrent tout à fait indémêlables l'altruisme et l'orgueil pathologique d'étinceler pour soi puis un peu alentour.
Et voilà je me suis de nouveau simplement tendu un bout de miroir.
Je chiffonne la lettre. Reprenons une nouvelle surface candide, feuille candidate à l'ouverture lignée des possibles. Une à plier, que tu déploieras.
Comment éviter le pathos et que mes sentiments ne bavent ?
Comment et par quoi commencer ? demande entre mes lèvres l'excédent pointu du stylo. Par le maintenant… dans lequel au fond se love tout le passé en sédiments, les habitudes, les passions folles et les regrets, la foudre et les aplats. Ce sera comme de faire une nouvelle fois connaissance. Exaltant. Gare, pas trop d'enthousiasme, je me connais, j'ai l'exaltation mauvaise des ogres.
Ça ne va pas. Pauvre lettre en rhizome.
Toujours assise à ma banquette de café, je lorgne à l'orbe de ma tasse comme pour chercher un rien de compassion. Elle me tend simplement l'oreille. C'est déjà ça, une consolation, d'autant que la mode est à ce qu'elles n'aient plus d'anse.
Dans un regain de détermination, je m'apprête à lancer à l'eau la première embarcation-phrase, et prends courage en fermant la paupière.
Stupéfaction.
*D'un coup, le serveur fond sur moi (stupeur !), s'empare de la lettre (bigre !), la déchire en une paire de gestes, et l'emporte sur son plateau (tasse avec) avant que j'aie le temps de me défendre en m'agrippant in extremis à son anse. Tigre d'homme aux prestesses redoutables ! Quelle griffe ! J'en ai le cœur tout estomaqué, et le visage en balafre.
Certes trois fois certes, la lettre était mauvaise, embourbée, aux tentacules sans issue, ne sachant à quoi se ventouser. Mais de là à se permettre de… Néanmoins je n'ose me rebiffer.
*Laissant à mon hébétude le nécessaire loisir de se dissiper, j'observe l'assaillant, attends d'éventuels instants plus propices. Lorsqu'il me tourne enfin le dos, pris à la machine à régler, je me précipite furtivement vers la corbeille à détritus (mes fragments avaient été évacués dans le bac des recyclables, preuve qu'il restait de l'espoir). Je récupère une vingtaine de pétales froissés. Un œil vers lui. Il n'a rien remarqué. Il ploie le cou vers le client au départ, carte en main, bien dressé. Cling clang, le terminal clignote sans revers d'ambiguïté : l'encaissement avec y peut illico se caser dans la catégorie marchande des réussites, en fondu enchaîné avec celui d'x (vous l'aurez compris c'était rush hour au comptoir). Ravi (tac-tac) que tout s'aligne en bonne et due forme, notre homme revient astiquer les hautes machines à mousse, ces pimpantes divinités hydrauliques qui savent gaillardement chuchoter à tous les citoyens transis de stress le foncé dynamique de leurs liqueurs. Moi je me rassois sans rougir, postant mon sac à dos en écran pour couvrir mes activités de recel. Mille et un morceaux. Je recompose, courage en berne. Je désespère d'un ruban adhésif. Rien sous la main. Je persiste, yeux souffrants plissés par l'effort de se ressouvenir.
*Une heure s'abat. Je me lève. Exténuée, je rends les pétales à la corbeille. Trop tard pour rebâtir. Je m'en remets à l'évidence : son premier geste était le bon. Serveur, praticien des durées et des sentiers idoines à emprunter, maître en girations, formé aux contours des tables et aux angles très susceptibles de maints îlots à clients, pardonne : j'ai eu tort de douter de ton flair. Tu sais ce qui ne mène à rien. Caste modeste de voltigeurs inestimés, je me fierai désormais à votre jugement de lynx. Un sourcil haussé ou un regard en coin dorénavant suffira : j'abandonnerai la lettre-chantier sur le champ, vouant la décharge à sa reprise… moyennant cette étape un peu nauséabonde, elle pourra se muer en brin de fleur.
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