Depuis dimanche, mon crustacé de cœur se débat dans un filet dont les mailles sont des vides plutôt que des souvenirs. La chose corail, spongieuse à sa guise, se porte visiblement mal. Elle en refuserait presque de saluer chaque minute par pulsation, mais puisque c'est l'usage…
Valétudinaire.
La santé flanche, ce mot veut dire.
Santé toute petite d'une conscience quasi dépossédée d'empathie.
Cœur valet, bref assez peu souverain.
Organe moiré démuni devant la mort noircissant comme un as de pique.
Je ne fus vaillante qu'une poignée d'hiers, fragile origami dans la tourmente.
La mort est passée sur un être cher, et je ne m'effondre pas.
Je me roule dans l'oubli dégueulasse.
Guenilles des souvenirs, sous peu épars, voués eux-mêmes au vent des dépouilles.
Écrire à chaud, à vif, en guise de remède ?
*
Paroisse d'Écully. Dix heures.
Elle avait quatre-vingt-quatorze ans, ma grand-mère.
*
Je me suis assise seule à l'un des bancs d'église. Juste derrière les cousines R.
Ni au banc de gauche avec mes parents flanqués de la famille T. (branche fâchée avec les R.)
Ni parmi les R. en première ligne.
Seule. Rangée nulle part.
En récalcitrante, même si cet aparté spatial n'offusque personne, chacun se repliant-recueillant sur la feuille du cérémonial, ou sur son chagrin, chaque rôle rendu mieux saillant par la réunion de tout le clan.
Seule. Monade qui en profite pour scruter sa tristesse.
Faisant demoiselle à part, demoiselle coiffée, ainsi baptise-t-on les éminences des monts des Hautes-Alpes.
Complaisance peut-être, habitude à être moi-sola, électron libre.
« Monos », comme elle, j'ai pensé immédiatement. Comme ma mamie gisant, déjà moins-elle, dans son cercueil.
*
Je n'ai pas parlé, pas de psaume ou d'évocation de biographie remuant nos présences au passé proche.
Pas dit les prières… puisque je n'en suis pas, des bénitiers.
Chanté, si. Parce qu'une cérémonie de marmottements, ça ne fait pas honneur.
Pas besoin d'être croyante ni hypocrite pour chanter.
Sangloté aussi, à plusieurs reprises.
Ce qui d'ailleurs m'a réconfortée sur mon compte. Enfin un peu d'humanité dans le myocarde ! Du moins, un peu d'humidité sensible.
Sangloté, ouf. Avec la rosée fameuse venant plisser les paupières, pour les convier au chromatique effroi des myosotis.
Mimétiquement, lorsque M. est entrée, toutes larmes. Je suis sensible au chagrin des autres présents, surtout, et aux marques d'affection, aux marques d'affection maturées dans le manque.
Puis lorsque j'ai vu la file des collègues de sa résidence, compagnons âgés de sa fin de vie, avec une S. en Alzheimer, yeux azur, déjà dessaisie des fils de sa mémoire, mais venue, toque en fourrure jais, élégante, oublieuse et bien mise.
« Vous vous rappelez ? Je suis sa petite-fille. Vous jouiez ensemble souvent à la belote. »
Hochement de S., dénégation gentille. Mémoire malade, n'est-ce pas. Mais yeux translucidement bleus, émouvants du fond de sa déperdition des naguères.
Et je m'en retourne à ma place.
Bribes de sanglots plus audibles, nets et concis comme une écorchure, lorsque cousine C. a prononcé, la citant, ces mots de mamie : « À plus tard dans la vie ! » Reviviscence.
Puis lorsque papa a décerné le dernier adieu, évoquant, avec assistance, des constellations assemblées, le jeune couple qu'avaient dû former ma grand-mère chevelure blonde et le papy du passé, décédé de Parkinson, tout aussi jeune bien avant d'être chauve. Leur rencontre dans un bal de Vienne, la petite illustre Vienne en Isère, dans un tissu bleu roi de nuit valant épiphanie, puisqu'initiant famille. Famille, c'est quelque chose.
Ces vies conjuguées en jadis, dont on ne saura rien jamais plus. Depuis la petite Vienne.
Mon papa. Son frère.
M., leur sœur, âgée et benjamine, sous tutelle.
Leur maman n'est plus. C'est le frisson de l'enfant qui parvient à me tordre le cœur, par communauté dans l'abandon et sapience des nœuds qu'on dénoue.
Le chagrin du deuil est un orphelinat.
Mais à part ces quelques saillies de sel, ces quelques rubans venus aux joues, je demeure cloîtrée dans mon moi du matin, qui a froid, qui s'observe, qui pense à sa semaine, et surtout qui admire le visage si joliment ciselé de l'ami indien de ma cousine.
Allez, admettons : ce fut, ce peu de larmes, le contentement de n'être pas complètement insensible. Et il y eut assurément, pour tout salir, une brute vanité dans la satisfaction bête que ça se voie.
Dont acte : je suis aimantée par les seuls vivants, par moi au premier chef, moi me ramifiant. Moi moi moi meuglant muettement mes lubies mes micromicrotraumatismes et toutes mes dilections qui papillonnent. Muette je précise car plus aristocrate.
Voici, je reste observatrice surtout de ma propriété-tristesse, je me complais à sentir comment mon chagrin se déclenche, l'idiosyncrasie à l'œuvre.
Aimantée par les seuls vivants. Et l'apparence, par l'irréfrangible terrible apparence. Exemple ma boucle d'oreille apachisante, plume bleue que j'ai failli perdre, et au départ au dernier moment je la retrouve au pied du banc des résidents. Je la recueille. Ouf. Mienne. Petit morceau minuscule de ma modique identité maniaque.
*
Au cimetière, c'est le même froid discret repeigné de soleil.
La peine, tellement lourde, de M. qui embrasse le cercueil et la photo.
P. qui lui remet l'alliance de mamie.
M. ma tante sous tutelle.
Elle l'essaie, tremblante, elle lui va au majeur.
Elle aura besoin qu'on aille la voir, dans son foyer. Sur cette même colline où est morte ma grand-mère.
J'irai, moi, dans la mesure où j'aime à me montrer en miroir à moi-même, moi moi moi, et à me composer pour l'œil, comme en rime, quelques brins d'actes d'un héroïsme d'ostentation facile.
Aider c'est pouvoir être, et se tenir en léger surplomb de soi. J'aide par orgueil, principiellement.
M. et ses yeux comme deux incendies d'aigue-marine. Mis dans votre direction, sans flancher. S'adressant, prunelles. Simplement immenses.
Quelque chose qui me ressemble, dans l'orbe illimité de cette demande. Ayez égard à moi !
Difficile, en fin de compte, la mise en récit.
Se taire semble faire un peu moins mal.
Mise, pas si bien mise avec soi… Mise en récif, les arêtes des minutes venant retravailler mon souvenir de leur piolet d'exactitude. L'exactitude qui tranche et qui taillade.
Et qu'est-ce que j'y peux si cela se détache en bris d'incantation ? En brut, en elliptique, en nominal. En éclats, en figures aiguës de gisants. Est-ce qu'on se reproche ses façons d'avoir mal ?
Devoir de déposer autant de croquis de mots qu'il y eut d'instants ongulés faiseurs de sillons. De retracer depuis ce mauvais terreau mal arrosé de ma mémoire.
Donc faire en sorte, avant tout, de pouvoir se reporter aux impressions sources.
*
Chez P., uncle P., dans son salon du huitième étage, tous on se regroupe. Tous même les morceaux fâchés de la famille. Dont je ne suis pas : monade c'est différent, simple séparatisme d'une petite gamine snob.
Il y a de la quiche et de la pizza, immenses et déjà quadrillées pour être prises.
La pauvre Soph', qui est ma sœur, s'est ouvert le nez hier soir.
Pâle.
Je m'en sens d'un coup si proche.
Me vient l'envie de lui écrire des lettres gentilles à elle aussi. Avec timbres et jambages qui dansent, bref tout ce qui se faisait avant de bien en affaires de poste.
Elle est très mince, avec ce discret incompréhensible embonpoint dessous son menton. Effet d'ombre ?
Cette proximité et presque envie de retrouvailles, venue peut-être au truchement des mots d'An., hier, parlant de ses frères, et que parfois il faut effort, enfin pas pour m'exhorter à le faire mais… Ses yeux bleus, à An. De l'idem en analogie. Le bleu de la fratrie côté papa. Plus pâles, un peu.
Ou plutôt la raison vraie, de la voir qui souffre, point-de-suturée, fraîchement sortie d'urgence, mais vaillante et sans aucun grelottement dans ses collants d'une finesse affolante en plein janvier. Ce socle de menton lui carrant un peu le visage, qui la fait moins jolie que dans mon souvenir.
Est-ce que je n'aime qu'à détection d'une faiblesse, d'une faille en miroir de moi-même ?
J'avale les portions de quiche crémeuse. Au bout de trois je me raisonne.
Maman raconte à N. sa période difficile. Je m'approche pour écouter, faisant comme pour remplir mon verre.
N. a l'air très gentille, souriante comme par le passé.
Je me souviens de l'appartement. Pas de la vue sur Saône, pourtant saisissante, superbe.
Arrivée de la tarte fine. Tout est cheap, il a peu d'argent, uncle P.
Je m'éclipse en même temps que les T. Besoin de marcher, de solitude, d'écrire.
Désaffiliée sans pareille, volontairement insolente.
Je les lâche.
J'appareille.
Je veux être seule, dans la houle bien franche de l'air, faire claquer le vent de janvier dans l'ivoire ou l'épiderme des voiles mal déployées de ma conscience.
Le sens de la famille ? Absente de moi, cette idée d'une désuétude baroque. Garce. Tu es un cœur en cale sèche.
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