Ce texte est une participation au concours n° 35 : Arrêt sur image (informations sur ce concours).
Aux seuils je suis sans assise, sans suite. D'ici j'essuie les pleurs d'un empan de mémoire. Je me poursuis.
**C'est un jardin boisé tout brouillardeux de légendes. Un jardin jeté comme en chandail, aux négligences du sort. Un jardin chu sur les chemins, comme abandonné.
De lui à moi, l'embouchure d'une porte.
Moi je marchais dans un matin de contingences, deux yeux encore ensablés. Je ne demandais rien. Mais voilà qu'une porte… me tend, moitié ouverte, ses points de suspension. J'entre : tout abandon est une invite. Et puis… je suis une mystique assidue des seuils.
Moi, cette porte, me dis-je, y a pas à tortiller, est un phrasé métonymique à elle seule. Chiffrée comme une poupée gigogne, contenant le pays entier tout mouillé en son sein. Trente-cinq, Ille-et-Vilaine, toponyme doux comme une lyre, où j'entendais jadis d'insondables promesses de métamorphoses, depuis une laideur maligne ou un visage ingrat de petite bestiole trop gâtée. Moi moi moi. Ici. Trente-cinq, d'autant que dès ce jour-ci c'est mon âge.
Cette porte, me dis-je, verrou levé vers la rédemption d'un quartier de terre enrubanné d'eau forte ? Vers ce qui possiblement referait île depuis des siècles de mois désemboîtés… Bretagne. Dieu, toutes ces contingences qui brillent.
Le passé me cogne sous les tempes.
Je referme mes yeux pris dans le sable. Je la regarde de plus belle, continue de m'hypnotiser aux plis anxieux de ses planches. Bretonne. Somme en Bretagne. Porte.
Sur elle l'inscription d'appartenance au département – foyer des mille fées trempées d'embruns. Porte sur les séjours arthuriens et les monceaux de magies d'avant. Magies d'enfance, magies d'avant-peine, d'avant l'adolescence, c'est dire d'avant les déchirures.
J'ai passé mes étés gambadant aux côtes de sels et de mousses, dans le pays merveilleux des dentelles et des patines de sarrasin, des bourrasques vous soulevant avec vos rêves et vos préoccupations infantiles, faisant bleuir vos joues capricieuses. Dentelles ourlant l'imaginaire. Dentelles des coquilles fragilisées par le ressac, ensablées, se désolant d'être jamais découvertes. Dentelles en ces biscuits étranges qu'affectionnaient mes tablées familiales. Dentelles des souvenirs grignotés de lagunes. Résine blanche ou réseau oublieux.
Et puis c'est, la dentelle (je laisse les mots dire, yeux brillants devant les planches avec leur chiffre), une lacune mémorielle tendrement redessinée pour maintenir la quintessence. Les manques aériens, des picotis très vivifiants du vide, des transpirations de sens, des grains d'intemporel. Dentelle : un trottinement de néant qui aère, voué aux petites dents sauvages de l'absence. Ou encore (pardon mais c'est le vent très impérieux des idées revenantes)… la fringale intermittente du néon numineux du néant.
**J'avance, je disais. J'avance. Et puis c'est fait, le seuil est franchi, avalé son tracé. Sa ligne qu'on ne voit pas tremblote encore à mon mollet enhardi par cette entame d'audace. Je marche. Je m'enfonce au bois sans balise. Les minutes tintent gentiment, prises en grelot à mes chevilles, de concert avec les babets (mon papa les baptisait babets, les pommes de pin, pour des leçons assez inoffensives de projectiles à s'envoyer dans les jambes). Nulle trace de propriété. Je scrute vainement un assemblage signifiant de pierres, avec diadème en ardoise. Rien. Que d'arbres… Que des arbres.
**En voilà un peu à part un qui trône, en vert-de-gris de lichen. Tout immobile on dirait pourtant qu'il tremble. Je touche au doigt son écorce. Quelque chose d'inaudible me parcourt au ventre comme venu des rousseurs incurvées d'un violoncelle. Je ne demande pas qu'on m'explique. Mon regard cligne un peu, courtisé d'un rai de lumière réverbéré de gouttes. De la mousse apprend les chromatismes au chevet de menus brins de soleil. L'instant exact fait comme une clairière. Les cordes des rais brillants se frottent à l'âme. Scintille même un peu de douleur.
Je m'assieds mêlant mon dos au dos de l'arbre. Deux feuilles s'abaissant me font des paupières. Et le souvenir nervuré me fait face. Façon de dire, puisque c'est comme un ruisseau sur lequel je me retournerais, douée d'attention seulement par les ans stratifiés, à la faveur d'une accointance inopinée avec le tronc maritime d'un arbre, dans une propriété laissée pour compte. Je palpite à peine des paupières comme pour m'assurer de la solidité du rêve. Il a le tronc noueux pour assise, et le passé me longe incidemment le dos. Des ondoiements passent, hésitent entre la ligne et la pointe et puis se cristallisent, avec un goût de sel qui s'estompe entre les cils. Je vois le souvenir à peine patiné de sommeil, comme un visage ouvrant les yeux puis glissant en surface blanche, souvenir étalé comme un lac, une moire de frissons prenant en charge successivement les formes en relief du passé. Les arêtes des instants plus aigus que d'autres, plus brillants, comme crêtes marines d'inconstants massifs. Cela module en moi. C'est de l'épisodique et du fragment.
**Cela commence au rebord d'un mur lassé de tenir bon, de tenir droit, où vient de se jucher un immense terre-neuve, la chienne des voisins. Margatte, son nom, comme une sorte de méduse roulant entre les algues, et j'en idolâtrais la sonorité bien préférable au référent. Dans sa fourrure, tout l'imaginaire des chiens sauveteurs entre les glaces démantibulées des entours du Groenland. Ses grands-parents, ses aïeux charpentés comme des ours, sur des navires aux planches grelottantes d'humidité. Et ceci, cette histoire impitoyable, de compagnonnage et d'engelures, ce récit avoisinant les phoques et les narvals, l'implacable noyade dans le ventre des Atlantiques, dans la brutalité aveugle des nuits nodulaires, la survivance au goût de rhum, les tortures de fonds de cale, dans l'enfer écroulé des flots poisseux, cette fable plus odysséenne que mes échos livresques des périls scellés en lettres grecques, cette épopée de marins et de leurs seuls garants d'humanité, les bêtes, tout ceci est à jamais ramassé – obscurité sachante – dans ses bons yeux universels.
Des heures passées à caresser son front débonnaire, sous un temps gris d'enfance, et, parfois, allez savoir pourquoi elle grondait, peut-être un excès de caresses, ce dont jamais je ne me rassasiais. Je suis restée telle quelle, mue d'un même fleuve. Une folle câline éternelle… mon moyen à moi de survivre dans un univers de sel.
Le souvenir est si fort, image et plus qu'image, exubérante légende canine, marée haute perceptive, que je pourrais en saisir à pleins bras la masse affectueusement ébène.
Cancale de part et d'autre de ce mur, c'est un peu ma scène édénique. Gamine.
**Sous les branches de mon arbre à part, me voici donc agile comme la sève et concentrique comme les géométries ourlant son bois ; je m'aperçois par incidence que j'ai la mémoire toute mêlée de Supervielle. Je souris aux encorbellements de souvenirs, l'étrange architecture des réminiscences. « Mémoire ô sœur obscure et que je vois de face Autant que le permet une image qui passe. » Que de choses imaginées dans les cheveux des mers, que de merveilles à relire.
Mais d'autres cordes au ventre tremblent, la suite de vers s'en va voguer ailleurs. L'eau se rapproche.
Et c'est un bain de mer tout chargé de goémons, tout bijouté de cristaux clairs, qui s'engouffre au rêve et fait saillie ; pas de pitié qui tienne, passés les seuils. Je bois la tasse comme vingt fois probablement vingt ans auparavant. Je souris à l'engloutissement inoffensif des vagues. J'écarte d'une brasse la crainte gélatineuse des méduses (et pourquoi avaient-elles été créées si cruelles ? moi d'enfance je me disais) et reviens vers le bord. L'eau enveloppe. Mes pieds retrouvent la splendeur biseautée des cailloux de couleur. Trop profond encore pour que je m'y penche, mais je leur courrai après sur la grève. C'est incroyable, cette saveur de mer en bouche, crocs avérés de l'écume, brisants acérés qui me cavalcadent en tête, c'est fou cette moiteur aux lèvres revenue, présent d'une bouture ourlée d'un passé proche.
Le jabot enlyré d'un oiseau tremble. Je me rappelle soudain que je suis en forêt, assise aux lichens, sous la basse continue des feuilles s'amusant à contrefaire, comme émeraudes, les bruits frangés de Brocéliande.
**Je me lève. Nouvel arbre, mémoire aux orbes concentriques. Jambes entre mes bras, menton joint aux genoux, je me replie en coupe pour mieux recevoir les sèves cette fois d'un autre souvenir.
La mousse clair-obscur continue sa pâture de bris de soleil. D'autres segments lumineux, entre la lyre, l'arc et l'archet, me grattent délicieusement l'âme.
Chacun des arbres s’en rappelle, individuant un monde de mémoire. Les idées sortent de leur musée tout transparent d'inexistence. Hors les murs… Et reviennent muser au pied des arbres.
**Frottement d'archet comme heurtant une porte à vitres, vacillant. Encore un, pour retraverser mes treize ans, cet autre seuil. Je recours au-devant de ma déchirure, du brouillon fuligineux des sous-bois d'adolescence. J'y suis, à Cancale, allongée dessous les framboisiers donnant sur le potager de « la mère B. ». Son nom sonnait comme la blette, l'arthrite et la flatterie. Mon grand-père disait qu'elle était mauvaise et fausse, hypocrite et penchée jalousement sur ses laitues. Je prends le sentier qui descend à la plage. J'avais à peine le droit, parfois que je prenais, de me promener seule. Je rêvais d'une vivante compagnie canine. C'était pour moi positivement le prénom du bonheur. Un chien à moi. J'y suis, je gambade entre les pierres des champs. Je gagne, après un dévers, la plage du Saussaye. J'y suis, jouet du vent, m'ennuyant sur un morceau de plage, blottissant quelques orteils sous le sable. Saussaye. Sa musique a précédé de plusieurs ans son orthographe. Sauce, essai, soubresaut des vagues, seau, lacets de sentier pour y descendre, blessure inentamée, guérie par avance avec un baume. J'avais un paysage de nominations sonores dans ma tête, toute une toponymie bruissante. Je ne me frottais pas suffisamment avec les choses. Pas d'événement. Peu d'adversité, de malheurs, d'éclats et d'angles. Une enfant dans de la ouate. Les noms remplaçaient pour moi le réel. Je les retrouve aujourd'hui inscrits en autant de brindilles, façon de tiroirs d'une sophistication supérieure.
Mer de Bretagne. Mer Manche partie de moi. Mer tout ébouriffée d'océan. Bretagne d'enfance, mon eau-forte. L'excès d'un sel adjoint aux mordures du vent. Éléments agissant sur mon cœur juvénile se prêtant à leurs travaux de gravure.
**Quelle orgie plongeante aux strates du passé ! Sybaritisme aigu de la réminiscence. Tout mon corps en grelotte, fourbu de désir et d'impatience comme une feuille, nervuré des retrouvailles avec les cabanes haut perchées d'un album d'images tout intérieur.
Je rentre à la maison, dix kilomètres, et dors d'une traite. En sympathie profonde avec le somme proverbial des souches.
**Au seuil mais assise je me poursuis de sommeil en sommeil, repartant au songe.
Aux seuils et sans assise (repentie des sièges) sans suite j'essuie pourtant les pleurs d'un enfant au miroir.
**Le lendemain, assiégée de joie, trublionne et droguée de passé désenseveli, je m'élance sur le chemin d'hier, rejoins la propriété au numéro gigogne.
J'en passe la frontière entrouverte.
Je me rassieds à l'arbre idoine, celui à la mine esseulée, frémissante de retrouver en leur intact déroulement mes souvenirs.
Rien. Patience.
Rien. Des kilomètres d'attente.
Nullité blanche d'images mutiques obstinément. Pas de cordes mises en branle. Pas d'embruns, de musique.
J'avais cru détenir un livre ouvert, qui dévoilerait ses pages au signal descendant des pétales, des feuilles refermant mes paupières. Comme s'il suffisait (automatisme !) d'un volet qui se ferme pour qu'une autre trappe s'ouvre, portail obéissant des souvenirs. Mes paupières se sont infatuées, aux friselis des brises, en arches d'épiphanies revenantes. Mais rien de tel.
J'ai eu tort de croire ces souvenirs fixés un à un tout bien obéissants et pour jamais à un arbre. Même un arbre superbe. Je pourrais tout aussi bien revenir demain, traquer l'arbre-mage à l'aveuglette… Souvenirs labiles, ils n'y seront pas davantage. Ils auront migré de ramille en ramille.
La vie des souvenirs n'est pas la sédentarité. Enclos. Déclos. Retrouvés en un arbre, hébergement saisonnier. Eux n'ont pas pris la folle habitude de s'agripper aux choses. Le vent comme d'un revers de gant les efface.
Et c'est heureux. Puisque d'autres dentelles au lendemain se reforment.
Au fond, les souvenirs qui me désobéissent sont de loin les plus attachants.
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