Depuis le grand confinement, ils aspiraient au silence, à l’air pur, à la verdure. D’un âge plutôt mûr, ils s’enthousiasmaient à l’idée de devenir propriétaires et de cultiver leur potager pour se préparer à la transition.
Eu égard à leurs disponibilités financières, Bruxelles les refoula illico presto (à part les communes ultra-urbaines, délabrées et déconsidérées qui de toute façon ne leur convenaient pas). Le Brabant limitrophe en fit de même. Plus loin, la campagne économiquement accessible leur tendait les bras et semblait bienveillante.
Ils s’y installèrent. Dans une maison de charme avec un grand jardin, bien sûr, rustique, isolée, mais pas trop, à cinq mètres d’un arrêt de bus. Ils l’avaient achetée à la première visite, un jour de grand soleil, mus par une impulsion et une certitude : c’était là ! Ce ne pouvait qu’être là ! Cette conviction intérieure avait balayé l’idée même d’obstacle ou d’inconvénient. D’ailleurs, jusqu’au jour du déménagement, ils nagèrent dans un océan de projets bucoliques. Bien que traînant derrière eux une longue carrière d’intellectuels, tels des pionniers du Nouveau Monde, ils sèmeraient, planteraient, géreraient un verger, construiraient un poulailler, cueilleraient leurs fruits et leurs légumes, les cui-sineraient, les surgèleraient, accomplissant ainsi le rêve d’autarcie promu par les collapsologues. Ils seraient de la sorte parés à toute éventualité, pénurie, hausse du coût de la vie, rébellions urbaines.
Il fallait cependant qu’elle rejoigne Bruxelles le lendemain pour un rendez-vous médical prévu de longue date. Lui, exceptionnellement, avait une réunion en présentiel et devait partir très tôt le ma-tin. Ils n’avaient jamais envisagé l’achat d’une deuxième voiture, et encore moins maintenant que le télétravail s’était presque généralisé. Pas de problème, elle prendrait le bus. La lecture des horaires l’affligea et encore davantage la longueur du trajet : presque une heure pour atteindre une grande ville et de là prendre le train, puis le métro, puis un autre bus. Pffff… et encore heureux qu’on ait été en semaine et en période scolaire, constata-t-elle. L’aller-retour lui coûterait ainsi plus de six heures de son temps, ce que l’automobile accomplissait en une heure. Mais elle ne voulait pas dépendre de son mari, et, le rendez-vous ayant lieu à 13 h, le projet « bus » s’annonçait réalisable et même agréable avec un bon bouquin (elle s’efforçait autant que possible d’éviter le Smartphone et ses mauvaises ondes). Cette fois-là, tout se passa bien, et le soleil brillait. Elle éprouva même un certain plaisir dans ce qu’elle appela « une aventure », avec ses suspenses arrivera-t-elle à temps pour attraper la corres-pondance ? Trouvera-t-elle l’arrêt de bus pour le retour ?). Elle ressentit juste un peu de fatigue de son périple.
Le samedi suivant, ils se levèrent de bonne humeur, prêts à engloutir un petit déjeuner royal. La journée s’annonçait lumineuse, claire, facile. Dieu sait pourquoi, ils en éprouvèrent un certain sou-lagement, quoique le quignon de pain qui restait de la veille eût durci de manière impitoyable. Et zut… il fallait sortir, en acheter. Galère. Il n’y avait aucun magasin ni dans le hameau ni dans le village. Il faut dès lors se taper la petite ville voisine. Pas le courage. Un petit déjeuner sans pain, non mais, ce n’est pas acceptable. Mais ils y survivraient, n’est-ce pas ? À l’avenir, ils devront ap-prendre à être prévoyants, c’est tout, ne rien oublier de la liste des courses, une habitude à acquérir, ce n’est pas si compliqué. D’ailleurs, les gens de l’endroit s’y sont faits depuis belle lurette. Tout comme à l’absence de lieux de rencontre. Ni café, ni restaurant, si ce n’est fort huppés, ouverts deux soirs par semaine et à un prix exorbitant. Dire qu’ils avaient rêvé de convivialité, de solidarité villa-geoise ! Ils durent se résoudre à chasser de leur tête cette image d’Épinal. À part le « Bonjour » de circonstance, les habitants ne se parlaient pas, ne se côtoyaient pas. Par contre, n’ayant pas grand-chose à faire dans leur bled perdu, ils s’épiaient et si, de façon inconsidérée, un voisin s’égarait hors des lois et mesures gouvernementales, la police arrivait très vite sur place pour un rappel à l’ordre musclé. Mais de cela, les nouveaux venus ne s’en étaient pas encore aperçus. Ils venaient à peine de se rendre compte qu’ils vivaient dans un village dortoir.
Ils rêvaient de longues balades dans la nature. Ils n’étaient pas sportifs, mais ils aimaient marcher. À la campagne, ils allaient avoir pléthore de promenades à leur disposition ! Hélas, le hameau n’avait pas prévu cette possibilité et de fait, y circuler à pied y était risqué. La rue étroite et sans trottoirs serpentait, les voitures des gens du coin, fins connaisseurs de leur parcours, ne s’embarrassaient pas de limite de vitesse. À chaque virage, la rencontre pouvait être fatale entre le piéton et le bolide inconscient. Si on tenait à la vie, mieux valait emprunter le petit chemin de terre, accessible quelques jours par an, dans les périodes de sécheresse intense. Le reste du temps, malheureusement, on y restait embourbé, au moins jusqu’aux mollets, dans une matière épaisse et gluante. Ils rêvaient d’air pur, mais ces itinéraires entre champs pesticidés et terres malades engendraient en leur âme une pesanteur palpable. Ils respiraient l’odeur de mort et de destruction, et ils en ressentaient une profonde tristesse. Par miracle, quelques arbres avaient survécu à la rage agricole et formaient une espèce de mini bois, mais ce n’était pas cet îlot qui allait changer la donne. Les panneaux « Chasse gardée », « Propriété privée », « Interdit d’entrer », « Chiens en laisse », multipliés à l’envi, servaient d’aide-mémoire pour le promeneur distrait. Celui-ci ne pouvait pas être tout à fait serein sur ce territoire. Ni le pauvre gibier potentiel enfermé dans un espace riquiqui.
Ils rêvaient d’un espace de confort, d’un grand nid douillet, en somme. Le vaste bâtiment se prêtait à de multiples projets et en cela correspondait totalement à leurs vœux. Les premiers jours, ils sa-vourèrent la fraîcheur émise par les pierres des murs, une merveille ! Alors qu’à Bruxelles, ils res-taient affalés dans un fauteuil, immobiles et suant à grosses gouttes sous la canicule, attendant le retour béni des jours gris et froids. La région, bien que relativement proche de la capitale, affichait régulièrement cinq degrés de moins, ce qui n’est pas rien dans un pays où les gens ont souvent froid. Ils le remarquèrent douloureusement le jour où le soleil s’en est allé. Malgré une isolation correcte, la demeure suintait l’humidité et transperçait les os de ses fragiles habitants.
Elle soupira. Elle n’arrivait pas à se réchauffer. Une souris venait de traverser la cuisine à toute al-lure. Ce n’était pas la première fois, et assurément pas la dernière. Il avait décidé de laisser le petit animal vivre sa vie. Il se refusait à employer des pièges, instruments d’une cruauté disproportionnée, et le poison ne lui inspirait pas confiance. Elle aurait préféré qu’il prenne cela en charge, qu’il s’occupe de l’éradication de ce rongeur nuisible qui risquait de se multiplier, de causer des dégâts, des maladies… mais l’inertie la paralysait. Et le froid humide. Elle observa que son corps demeurait tendu nuit et jour, comme s’il ne pouvait plus se permettre de se laisser aller en confiance. Hier, dans le fond du jardin, n’avaient-ils pas découvert une rate avec ses six petits, tellement mignons ? Que faire ? Le spectacle les avait attendris. Finalement, la raison l’emporta sur les sentiments, et, ce matin, armé de son courage, il s’était résolu à noyer les jeunes, mais le nid avait disparu. Ces ani-maux étaient intelligents. Peut-être bientôt seraient-ils envahis.
Cette image la poursuivait jusque dans le sommeil. Souvent, en pleine nuit, elle se réveillait en sur-saut, en danger, aux prises avec des hordes de rats, elle criait mais aucun son ne sortait de sa bouche, et c’était horrible. Elle ouvre alors les yeux. Elle entend le souffle régulier de son mari à ses côtés. Elle s’y raccroche, respire ce bonheur, s’y cramponne, s’en laisse imprégner, se calme… enfin. Elle se rendort et rêve de la bifurcation. Deux chemins devant elle, lequel prendre ? Comment choisir si tu ne sais pas ce qu’il y a derrière le virage ? Y a-t-il un bon et un mauvais chemin ? Tu ne sais pas, mais tu dois savoir et tu dois trancher, il le faut, c’est une urgence, si tu ne te décides pas, c’est ta vie que tu risques de perdre. Mais elle est paralysée, elle se fige comme une statue de pierre et elle commence à mourir et elle se réveille. C’est le petit matin et elle descend prendre un café.
Il part en stage. Pas pour très longtemps, pour trois jours. Elle frissonne dans la maison vide, se heurte aux murs de pierre. La fatigue lui pèse, et le découragement, il faut qu’elle se ressaisisse et pour cela, elle doit sortir d’ici, retrouver la ville. Il ne fait pas trop moche aujourd’hui, elle prendra le bus de 10 h 05. Elle attend à l’arrêt de bus. Il tarde. Est-il passé à l’avance ? Aucun bus ne passe non plus dans l’autre sens. Elle renonce. Il est 11 h 30. Elle va se coucher. Elle n’a plus envie de rien et elle a peur.
L’odeur lui parvint, très atténuée au début, puis prégnante, tenace, mortifère. Cela vient de la che-minée ? Elle n’y connaît rien, ne veut rien savoir. Elle attend. Il est bloqué à Bordeaux. Grève sur-prise. Il est désolé. Une minute vaut un jour. Le temps est beaucoup trop long. Elle se retourne dans le lit, prend un bouquin, s’évade, elle n’en peut plus, elle s’endort et les rats la rattrapent.
Elle s’éveilla au petit matin, les muscles crispés, les mâchoires tendues. Elle avait sûrement fait un cauchemar. C’est sûr, cette nuit n’avait pas été de tout repos. Elle balaya ces sensations de sa cons-cience, pas question de se laisser contaminer par des états d’âme ! Aujourd’hui était un autre jour, un jour où tous les possibles étaient permis. Le soleil perçait les rideaux de soie. Le souffle régulier de son mari la remplit de tendresse. Il aimait dormir tard les samedis. Elle se leva sans bruit, enjamba le livre qu’elle avait entamé hier, une espèce de thriller intitulé « Campagne ». Ce n’était pas une bonne idée de s’adonner à ce genre de lecture juste avant de s’endormir ! Le soleil inondait déjà la cuisine, présage d’une journée chaude. Le café la réconforta. Elle alluma son ordinateur. Pas de nouveaux mails. Elle se rendit sur le site immobilier, revit l’annonce de la bâtisse qu’ils iraient visiter aujourd’hui, une grande demeure ancienne, sur plusieurs niveaux, avec beaucoup de potentiel, telle que l’avait décrite le voyant qu’elle avait consulté il y a un mois. Elle éprouvait toujours beaucoup de difficultés à choisir, n’importe quelle prise de décision la para-lysait, elle en faisait des cauchemars. Peut-être était-ce cela qui lui était arrivé, cette nuit. Parce qu’aujourd’hui, assurément, il lui faudrait prendre soit le chemin de l’achat, soit le chemin du re-noncement. Ou le chemin de laisser son mari décider. Ou le temps d’une réflexion inconfortable assise entre deux chaises… Pourtant, ils en avaient déjà tellement parlé. Ils avaient imaginé ensemble leur vie là-bas, ailleurs, en dehors de la ville. Ils en ressentaient l’ambiance, le parfum, les couleurs, et jusqu’aux plus infimes vibrations d’un pétillement nouveau. Alors quoi ? Il la surprit dans ses pensées et l’enlaça, d’humeur amoureuse.
– On s’habille et on y va ? demanda-t-il. – D’abord, le petit déjeuner. Et une douche, quand même !
Ils sortirent vers 11 h. Ils avaient le temps, le rendez-vous avait été fixé à 12 h et le trajet n’allait pas prendre plus de quarante minutes. Néanmoins, une barrière les arrêta au bout de la rue avec la pancarte « Déviation ». La voiture suivit docilement les indications. Après avoir roulé dix minutes comme un limaçon, embouteillage oblige, ce fut rebelote, une autre barrière. Cette fois-ci un agent réglait la circulation, un autre se tenait non loin de là. Elle alla le trouver. Il y avait une course cycliste aujourd’hui. Mais comment sortir de Bruxelles ? Il lui expliqua un chemin long et fort compliqué qu’elle nota sur un petit papier. Une course cycliste un samedi ? Son mari maugréa. D’habitude c’est le dimanche ! Qu’est-ce qu’ils viennent em… le monde avec des trucs à la c… ! Il était souvent vulgaire, quand il s’énervait. 11 h 40. Elle envoya un texto pour prévenir qu’ils au-raient un léger retard. Une demi-heure après, en même temps qu’une brochette de voitures aux con-ducteurs furieux, ils se retrouvèrent devant une nouvelle barrière. Elle téléphona à l’agent immobilier qui, très décontracté, lui annonça qu’il avait une possibilité de visite à 13 h, ce qu’ils acceptèrent. Elle essaya de trouver sur son Smartphone l’itinéraire de la course. Peut-être avait-elle une piste.
– Dernière chance, lui dit son mari.
Ils galérèrent dans les rues engorgées, tournèrent à gauche, puis à droite, puis tout droit, de nouveau à gauche, et de nouveau une barrière. Visiblement, ils étaient dans l’œil du cyclone, au cœur du périmètre de la course, dont personne ne pouvait s’échapper. Une course fantôme soit dit en passant, car aucun vélo ne paraissait à l’horizon. 13 h. Elle s’excusa auprès de l’agent immobilier, qui en avait vu d’autres. Subitement, l’envie de visiter la bâtisse leur était passée, comme leur serait passée une envie de fraises ou de chocolat.
Ils rentrèrent chez eux et allumèrent la télévision.
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