Puisque l’enfant qui a grandi dans mon ventre est né homme, je l’ai appelé Teddy Mozaka. Père et fils partagent rarement le même nom de nos jours, mais l’homme que j’aimais n’est plus là pour donner son avis, et Teddy n’était pas son vrai prénom après tout. Je dis l’homme que j’aimais car cet homme a disparu depuis huit mois maintenant ; mais il est le père de l’enfant, et celui-ci portera fièrement son nom, et deviendra le même homme que son père était. Cet homme fut le plus sincère et bon être humain qu’il ne m’ait jamais été donné de rencontrer, et il en est de même pour tous ceux qui en eurent la chance. Par un heureux hasard – même si lui n’aurait jamais qualifié ça de « hasard » – j’ai eu l’occasion de voir en lui encore bien plus que ce qu’ont vu la grande majorité d’entre eux. Pourtant, ceux qui exercent sa profession sont tout à fait le genre de personne que quiconque redoute de rencontrer. Qui qu’il soit et quoi qu’il fasse, car personne n’aime rencontrer les types qui emmènent les voitures à la fourrière. Au mieux on les lorgne du coin de l’œil dans leurs méfaits, et puis c’est tout. On ne prête à ces gens qu’une moyenne ou basse opinion, si jamais toutefois on a une quelconque opinion d’eux. Il existe cependant un fait étrange autour de ce métier, et j’emploierai les mots mêmes de Teddy pour l’expliquer. Ce fait est que peu importe le temps durant lequel la voiture ait été mal garée – une heure, deux, une journée, une semaine – le « kidnappeur » (comprendre Teddy ou ses collègues) et le « parent » (comprendre le propriétaire de la voiture) se rencontrent une fois sur cinq. Et ce malgré le relativement bref instant que dure le kidnapping – cinq minutes – face à l’infinité des « possibilités temporelles » offertes au parent pour retourner à son bien. Selon Teddy, il existait une sorte de « sixième sens » (il avait même une fois évoqué un certain « instinct maternel ») qui poussait le propriétaire à retourner à son bien, car, définitivement, « il était temps ». Un autre point, qu'il est plus facile d’agréer, mais qui était d’une égale importance aux yeux de Teddy, était que le kidnapping (d’une voiture) était une expérience de grande détresse pour le parent. Cette détresse était selon lui universelle, car il l’avait rencontrée chez les hommes d’affaires autant que chez les grand-mères ou les professeurs de yoga. Aussi, cette détresse se manifeste par toute une gamme d’émotions, de l’état dépressif à la plus haute colère, et Teddy ne comptait plus, en tant que kidnappeur, les tentatives de coups et blessures à son encontre. Mais aussi bien à ceux qui s’effondraient en pleurs qu’à ceux qui tentaient de le cogner, Teddy ne réservait que la plus grande et la plus simple des compassions. D’une part, selon lui, le « sixième sens » n’existait que chez les propriétaires qui aimaient réellement et profondément leur bien. D’autre part, on ne saurait juger un amour si fort et vrai, qu’il soit porté vers quelqu’un ou vers quelque chose. Enfin, à la détresse universelle d’un être humain voyant le kidnapping d’une chose aimée, on ne saurait montrer autre chose que de la compassion. Ainsi, lorsque tous les kidnappeurs du monde ne portaient aux parents en détresse rien que cynisme et stoïcisme, Teddy se penchait et aidait son prochain. Teddy avait un don. Il avait un don pour joindre ses paroles aux actes ; et je dois dire que chaque parcelle de son corps tendait à contribuer à ce don. J’ai assez bien connu ce corps pour le décrire : la peau de ce corps était marron comme du chocolat au lait, et très poilue. Les mains étaient larges comme des pelles à neige, les cuisses épaisses comme des troncs d’arbres. Le ventre était rond et la tête était ronde aussi, comme une pleine lune. Lorsque Teddy souriait – et Dieu sait qu’il aimait sourire – les commissures de ses lèvres rejoignaient automatiquement ses oreilles, décollées bien sûr, dessinant un sourire confondant. Si le physique n’est qu’une apparence, alors cette apparence était chez Teddy le parfait reflet de son caractère. Teddy aurait donné envie de vivre à n’importe qui, rien qu’en un sourire. Jimmy, son collègue, fut le premier à l’appeler Teddy, pour Teddy Bear, l’ours en peluche. Le surnom lui allait si bien qu’il l’emprunta tout à fait, et bientôt toutes ses connaissances auraient juré que Teddy était son vrai prénom. Teddy aimait son métier et était le plus consciencieux des employés ; lorsque son patron, aussi rude était-il, lui ordonnait d’aller chercher une voiture, jamais pendant longtemps il n’a failli à sa tâche – malgré les pleurs, les apitoiements ou les insultes. Qu’importe pour Teddy, car c’était le moment où lui rayonnait le plus. D’abord, il lançait son sourire, et le parent était saisi, bouleversé, coupable, pris en flagrant délit de chagrin. Puis la voix de Teddy vibrait, résonnait dans les oreilles du parent ; et après une minute écoulée le parent ne geignait plus, ne criait plus, ne pleurait plus. Encore une minute et il rendait son sourire à Teddy, sans savoir pourquoi. Lorsque finalement Teddy lui proposait de monter à l’avant de la belle dépanneuse, rien qu’avec lui, et d’emmener la voiture ensemble, alors il trouvait que la journée était belle, après tout. Jimmy m’a un jour dit que le taux de rencontre de Teddy était plus haut encore que celui de ses collègues – de l’ordre d’une fois sur quatre, presque – comme si Teddy cherchait aussi à rencontrer le parent. *Teddy avait une amoureuse : une jeune fille qu’il aimait secrètement. Cette jeune fille travaillait comme serveuse dans un restaurant éthiopien, sur Commercial Drive. C’était son restaurant préféré car il pouvait la voir. Je suis trop mal placée pour présenter moi-même cette jeune fille, mais un jour j’ai demandé à Teddy de la décrire pour moi, aussi j’utiliserai ses mots. « Elle a des jambes longues comme tout, avec des fesses rondes qui dansent au-dessus. Et des petits seins qui transpercent ses T-shirt de couleur. Elle a une peau noire, noire comme la nuit ; et des yeux couleur charbon, et des lèvres gris foncé. Elle est si fine que j’ai peur de la casser si je la bouscule. Et ses cheveux, ils sont tressés, avec des petits bouts de toutes les couleurs à chaque fin de tresse. » Elle lui apportait son plat, ils se souriaient un peu, et lui fondait devant son assiette. Pourtant, et pendant longtemps, c’est à la tante de cette jeune fille que Teddy a eu le plaisir, si j’ose dire, de parler. Là encore, j’emploierai les mots exacts de Teddy pour la décrire. « Elle a des gros yeux. » C’était tout. Teddy n’aurait jamais émis un moindre jugement, qui plus est négatif ; il n’allait pas plus loin que des stricts faits sur aucune personne. C’est cette tante qui tenait le restaurant. Elle venait se raconter à lui, plutôt se lamenter à lui ; à propos de tout : le temps qu’il faisait, sa vie, son restaurant, sa nièce. Teddy écoutait patiemment ; il s’était dit que si la tante avait besoin d’une oreille, il serait celle-là, mais nul doute qu’il aurait préféré être l’oreille de la jeune fille. Du moins, c’est de cette manière, et à travers les mots méchants de la tante, que Teddy connut le prénom de la jeune fille : Fayza. Il était amoureux de Fayza. Jimmy, son collègue, était également son seul vrai ami. Jimmy était tout le contraire de Teddy, pour l’apparence du moins. Sa peau était très pâle, presque translucide, et ses veines et ses os transparaissaient à travers. Des tatouages gris et verts recouvraient ses bras jusqu’à son cou et sa gorge. Il était chauve, rasé ; son visage était profondément abîmé. Deux yeux gris s’enfonçaient dans son crâne, et un piercing traversait son nez d’une narine à l’autre. Jimmy avait grandi à Downtown Eastside, avec les pauvres d’ici. Longtemps et très jeune il s’était drogué, mais je l’ai toujours connu sevré. Au-delà de ses apparences, Jimmy n’aurait jamais blessé quiconque pour quelque raison, et il était aussi tendre que Teddy à l’intérieur. Jimmy avait une copine de longue date : Anna. Elle était aussi pâle que lui, aussi maigre, aussi brune s’il n’avait pas été chauve. Elle avait un piercing identique au nez. Ils formaient tous les deux le plus mignon – malgré tout – couple que j’ai eu l’occasion de rencontrer. Teddy confiait à Jimmy une confiance aveugle, et c’est à Jimmy le premier qu’il avoua son amour. Alors Jimmy fit une visite au restaurant. Lorsque la jeune fille s’approcha de lui pour prendre la commande, il sut que c’était elle ; alors il lui posa une première question avec nonchalance, puis une autre. Une chose curieuse, la jeune fille se livra sans résistance – peut-être devinait-elle que ses mots étaient destinés à une bonne personne. Jimmy apprit que la jeune fille était née en Éthiopie ; que ses parents ne pouvaient s’occuper d’elle et l’avaient envoyée chez son oncle et sa tante. Elle allait avoir vingt ans, elle voulait faire des études mais elle devait aider au restaurant car le vieil oncle était très malade ; qu’elle le préférait de loin à sa tante, mais qu’elle ne pouvait la laisser tomber. Mais cette même tante, en cuisine, s’inquiétait de ne pas voir revenir Fayza avec la commande. Alors elle découvrit Fayza répondre à Jimmy. Et sa tête d’héroïnomane ne lui a pas plu à la tante, pour le moins. Elle se mit à hurler qu’elle ne voulait pas de dealer dans son restaurant, ni de violeur qui tente d’enlever sa nièce, ni de je ne sais quoi, et elle chassa Jimmy avec un parapluie ; et lorsque celui-ci fut parti, elle cria à Fayza qu’on ne discute pas avec des gens comme ça. *Malgré les nombreuses visites de Teddy au restaurant, ni l’un ni l’autre n’entamèrent une conversation. Et la tante ne manquait pas, à chaque visite, de raconter comment sa propre nièce ne se respectait pas et parlait à des inconnus voyous sans raison dans son propre restaurant. Mais un jour ils eurent leur chance. Ce jour était un jour froid et pluvieux de décembre. À la fourrière, le patron appela Jimmy pour lui confier une commission, une certaine voiture rouge à aller chercher. Mais l’affaire n’arrangeait pas Jimmy, qui avait appris le matin même qu’Anna était enceinte, et voulait rentrer plus tôt. Alors Teddy se proposa d’aller chercher cette voiture, ce jour froid de décembre. Son habituel zèle le mena rapidement à cette voiture, à quelques pas du restaurant. C’était une petite voiture, rouge pomme, flambant neuve apparemment – mais garée si mal que les deux roues avant débordaient sur la moitié de la chaussée, et les roues arrières empiétaient sur le trottoir. Teddy réalisa l’habituelle manœuvre et fut vite sur le point de partir, avant un dernier coup d’œil dans le rétroviseur. Là, dans ce même rétroviseur, il vit courir une jeune fille toute en longueur et toute en couleur, et avec une peau noire, très noire. Quand elle eut fini de grandir dans le rétroviseur, elle se retrouva devant la portière de Teddy. La jeune fille, tout essoufflée, les yeux mouillés, la gorge serrée, s’écriait que c’était un cadeau de son oncle pour ses vingt ans, qu’elle était désolée, qu’elle pensait être bien garée, que peut-être son créneau n’était pas parfait mais que c’était le début. La jeune fille en oublia de lever les yeux sur le visage du conducteur ; celui-ci, doucement, baissa sa vitre. À cet instant, Teddy douta. Et si le charme se rompait juste maintenant ? Si Fayza ne le reconnaissait pas, ou le trouvait méchant, ou n’importe quoi ? Il hasarda un sourire, son sourire. La jeune fille, reprenant son souffle, leva enfin les yeux et tomba nez à nez avec le plus beau et franc visage qu’elle n’ait jamais rencontré. Son cœur cessa de battre un instant, puis, troublée, timide, elle articula, la gorge encore serrée :
– Monsieur Teddy ?
Ces deux mots frappèrent Teddy aussi fort qu’ils étaient faiblement dits, car Teddy n’aurait jamais pu même imaginer que la jeune fille puisse avoir retenu son prénom. Teddy fut pendant un court moment aussi surpris et désarmé que la jeune fille. Il y eut un long silence durant lequel les deux se dévisagèrent. Puis Teddy reprit conscience et finit par dire deux autres mots :
– Tu montes ?
Ce fut la première et dernière fois, pour ce que je sais, que Teddy laissa la voiture en place. Il appela le patron pour dire qu’elle avait disparu une fois arrivé. Et bientôt ils étaient tous les deux dans la dépanneuse, perdus dans Downtown, circulant entre les grandes tours qui brillaient dans la jeune nuit. La pluie se transforma en neige et les flocons tombaient doucement sur le pare-brise. Il faisait bon dans la dépanneuse, et le sourire de Teddy était apaisant pour la jeune fille. Fayza oublia la voiture, la tante, le restaurant. Teddy déposa la jeune fille tard ce soir-là, devant le restaurant, et ils sortirent et découvrirent que Teddy était plus petit que la jeune fille – il avait toujours été assis au restaurant. Ils rirent et ils s’embrassèrent. Ce jour commença l’histoire d’amour entre Teddy et la jeune fille. Ils utilisaient la petite voiture rouge plutôt que la dépanneuse, et partaient tous les deux, roulant autour de la ville, la jeune fille n’avouant jamais rien à sa tante à propos d’où elle allait et avec qui. L’histoire continua ainsi plusieurs mois, et la jeune fille grandit si vite durant ces plusieurs mois, qui furent ses plus heureux, qu’elle n’était plus une jeune fille, mais une jeune femme. La jeune fille était moi, et je suis cette jeune femme, Fayza. *Teddy avait cette simplicité de cœur qui rendait tout facile. Aujourd’hui, il y a quelques souvenirs de lui qui me reviennent. À Commercial Drive, là où les trains aériens se croisent, il y a toujours ces personnes qui distribuent les journaux. Du temps où Teddy et moi passions par là pendant nos escapades, il y avait cet homme, un peu nigaud et plutôt âgé, avec des cheveux blancs désordonnés et des lunettes épaisses. Il criait : « Twenty-four hours ! » en mettant toujours de l’entrain dans ses appels, et il écartait ses grands bras avec des journaux orange dans ses mains. À côté de lui était une fille, triste et fragile, dans un manteau vert trop grand. Elle laissait apparaître un appareil dentaire lorsqu’elle geignait : « Metro ! Metro ! » avec une voix de crécelle. Eh bien, à chaque fois que nous passions, Teddy prenait à tous les deux un journal, et en échange il offrait son plus beau sourire, son sourire du matin, et je suis sûre que la fille et le vieil homme n’auraient raté pour rien au monde ce sourire quotidien. Teddy ne supportait pas la vue d’une personne triste – ou plutôt il ne pouvait la laisser triste – et de tous ceux dont il égayait la journée, nombreux étaient des sans-abri. Un soir, nous étions passés près d’une femme assise par terre, avec une couverture sale sur elle. Il y avait une petite boîte en métal à ses pieds, quelques pièces qui brillaient à peine dedans, et à côté un écriteau sur du carton ; tout prenait l’eau car il pleuvait et faisait froid. Teddy s’était arrêté, puis sans rien dire s’était dirigé au premier café, et il avait commandé des cafés et des gâteaux. Nous nous sommes assis avec la jeune fille, avons mis ses affaires à l’abri et mangé tous les trois en silence. Un peu plus tard il avait fini de pleuvoir, nous avons embrassé la femme et nous sommes partis. Teddy vivait dans une petite baraque à Strathcona qu’il partageait avec un étudiant. Cette baraque était coincée dans une contre-allée. La cuisine était la pièce centrale, remplie de vieux ustensiles, où traînait une jeune chatte noire qui vivait là aussi. L’étudiant était artiste, et ses dessins de visages au fusain tapissaient la plupart des murs. La chambre de Teddy était spacieuse et presque vide, il y avait simplement un grand lit en plein centre, un petit bureau sous la seule fenêtre, et un vélo rouillé penché contre un mur. Comment Teddy était arrivé à Vancouver, j’ai mis longtemps à savoir, mais un jour il m’a raconté. Teddy est né en Côte d’Ivoire, d’un père « noir et soldat » et d’une mère « blanche et gentille ». Quand il eut onze ans, il y eut la guerre, et sa mère et lui emménagèrent à Paris. Il n’a jamais eu d’autre intérêt que celui de conduire des engins. Lorsqu’il fut assez grand, il eut une opportunité au Canada, et fut camionneur dans l’est de ce pays : Ottawa, Toronto, Québec City, Montréal. Un jour il eut un convoi pour Vancouver ; il est arrivé à six heures du matin, vidé. Là, il a vu le bleu de l’océan et celui du ciel, le blanc des montagnes et celui du sable et là, dans l’eau, le dos d’une baleine.
– J’ai appelé mon patron et lui ai dit que je ne reviendrais pas, avait-il terminé.
Ainsi, ces instants passés avec Teddy étaient pour moi les plus beaux mois de mon existence. Teddy était heureux, et répandait son bonheur comme on fait un cadeau. Malgré ses conseils, pendant tous ces mois je n’avouais pas notre amour à ma tante. J’avais pourtant raconté mon histoire à mon oncle, mais ma tante me faisait peur. *Pourtant, il y eut un jour où je ne pouvais plus rien cacher. Alors je lui ai dit à ma tante, tout depuis le début. Sa réaction fut celle que j’avais crainte et attendue : d’abord elle a crié en éthiopien, et j’ai à peine compris, comme quoi je n’avais rien à faire avec un homme avec tant d’années de plus que moi, et qu’on ne savait rien de lui. Pour dire vrai, je la suspectais d’être jalouse. Après un long silence, car aucune réponse de ma part n'eût été utile, elle reprit :
– Et puis quoi encore, t’es enceinte ?
J’ai répondu que oui. Ce matin même, le test avait confirmé mes doutes. J’avais d’abord dit à mon oncle, et sa seule réponse avait été de demander comment je voulais nommer l’enfant. Bien sûr je savais que ce n’était plus tenable et que je devais parler à ma tante, ce que j’avais fait, avant même de dire la bonne nouvelle à Teddy. À l’entente de ma réponse, ma tante avait fermé le restaurant, priant tous les clients de bien vouloir déguerpir sans attendre s’il vous plaît. Elle en était ensuite à se plaindre à mon oncle, et lui demander qu’est-ce qu’on allait faire de moi. J’ai profité de l’instant pour m’enfuir et aller voir Teddy. Mais lorsque j’arrivai à la fourrière, il y avait une ambulance et des voitures de police. J’ai couru, et demandé à un policier blafard ce qu’il était arrivé.
– Le patron, poignardé, puis le type a essayé de s’enfuir avec une dépanneuse. Il a fini dans la flotte.
Jimmy m’a aperçue et s’est approché de moi, et il m’a prise dans ses bras et m’a dit que c’était Teddy. Quelques jours plus tard, il a été confirmé que les empreintes sur le poignard étaient celles de Teddy, et qu’il était le seul sur le lieu à ce moment-là. Les policiers pensaient à une bagarre. Après deux semaines, ils ont abandonné la recherche du corps. Anna et Jimmy se sont bien occupés de moi, et ont été très gentils. La tante a parlé d’avortement mais j’ai refusé. Finalement le jour de l’accouchement est arrivé, et même si je ne peux dire être habituée à ce genre d’événement, je le qualifierai de normal. Seulement, il y avait cette infirmière qui était très bizarre. Elle avait des vêtements trop étroits pour elle, qui laissaient apparaître le bas de ses mollets et ses avant-bras, étonnamment poilus. Elle était ronde et à la fois carrée, et j’aurais juré qu’elle avait un sein plus haut que l’autre. Elle portait un masque et un bonnet médical, comme les autres infirmières, mais les avait enfilés comme si elle voulait recouvrir tout son visage. Le médecin avait été très surpris de la voir, et je dois dire que l’infirmière elle-même semblait très surprise d’être là. Le médecin l’avait appelée « sir » la première fois, et elle avait rectifié « miss » avec une grosse voix, presque vexée. Le médecin était devenu écarlate, s’était excusé plusieurs fois, puis ne fit aucune autre remarque, malgré les gestes maladroits et tout sauf professionnels de l’infirmière. Le plus étrange, cependant, fut que cette infirmière, si elle avait fui tous les regards pendant l’accouchement, n’avait cessé de me fixer, avec des yeux ronds et marron. Après l’accouchement, lorsque j’étais seule avec le bébé, elle s’était approchée, et j’avais voulu lui parler mais au lieu de ça elle avait laissé un petit papier plié sur ma table de chevet et s’était enfuie. Cette infirmière, c’était Teddy. Il existe parfois un sixième sens, il avait une fois dit un « instinct maternel », qui fait dire au parent « qu’il est temps » lorsque l’amour est suffisamment fort. *Teddy l’enfant a dix jours maintenant, et je suis avec lui dans ma chambre. J’ouvre le papier de l’infirmière pour le relire ; c’est un petit mot manuscrit, avec une écriture qui ressemble à la mienne. Dedans, Teddy dit que le meurtrier est la femme du patron ; qu’il a tout vu, qu’il avait tenté de la poursuivre, et qu’il avait d’abord cru que les voitures de policiers étaient avec lui. Puis il dit qu’il s’est aperçu que les voitures le chassaient lui, que la femme avait pris de l’avance, et qu’il avait touché le poignard lorsqu’il avait tenté de sauver son patron. Puis il ne se souvient de rien qu’un grand saut. Il dit aussi qu’il s’en est sorti, et qu’il va bien, mais qu’il devait fuir et se cacher, et que donc il voyagerait loin, mais qu’il aimait l’enfant, et qu’il m’aimait moi. Teddy Mozaka, l’enfant, tète mon sein. Dans la chambre juste au-dessus de la mienne, j’entends mon oncle et ma tante qui parlent.
– Et d’ailleurs, pourquoi Teddy ? grince ma tante. – Comme Teddy Bear, l’ours en peluche, répond mon oncle.
Un instant passe. J’entends ma tante qui fait les cent pas lourdement.
– C’est le nom du père supposé, reprend mon oncle. – Je sais, mon Dieu je sais ! coupe la tante. Je sais tout de ce fichu supposé père ! Mais pourquoi, pourquoi elle a inventé cette histoire ? – Elle a inventé un père merveilleux, tu sais.
Pour toute réponse, ma tante souffle bruyamment.
– Qui préfères-tu, pour elle et pour l’enfant ? finit mon oncle. L’employé moyen, qui a tenté de voler son patron, l’a tué, s’est noyé en essayant de fuir la police, et n’a que le mérite d’avoir existé ? Ou Teddy, qui a tous les autres mérites.
Un instant passe.
– Teddy, c’est elle.
|