Ils étaient perchés là-haut depuis quelques années déjà. Un petit appartement – vingt mètres carrés, tout au plus – coincé sous les toits de Montmartre, au-dessus d’un immeuble où l’ascenseur ne fonctionnait plus depuis longtemps. Un parquet qui craquait, du bois sombre et des fenêtres pas très entretenus. Dedans, des plantes de toutes sortes, des plantes exotiques, qu’on ne trouvait que dans certaines contrées d’Asie. Et des oiseaux, toutes sortes d’oiseaux, des petits, des magnifiques, des colorés, en peinture, en dessin, en photographie. C’était un petit chez eux sept étages au-dessus des trottoirs parisiens. Perchés là-haut depuis quelques années déjà, dans ce petit chez eux, les Passereaux. Marthe avait des cheveux qui lui couraient sur le front, des taches de rousseur maintenant presque disparues, de jolies pattes-d’oie au coin des yeux. Jules avait le front plissé, le dos un peu voûté, mais des gestes encore vifs. L’un comme l’autre, des cheveux blancs aux reflets d’argent, des lunettes ovales, des sourires usés. Quand cette histoire commença, les petits vieux avaient déjà dîné : quelques sushis, du fromage blanc au poivre, des bonbons au miel. Un repas habituel chez les Passereaux. Marthe était plongée dans son livre, De la pérennisation de certaines Rosacées en climat continental européen, et Jules contemplait silencieusement une plume d’un gypaète barbu – un admirable vautour. Ils étaient couchés, les deux très près l’un de l’autre. Dans tout ce calme, Léon fit une irruption remarquée. L’animal culbuta la fenêtre, la tête la première, très fort. Il avait neigé ce jour-là, si fort que de l’intérieur les petits vieux ne virent qu’une forme couleur nuit s’agiter sur un fond blanc nacré. Jules et Marthe enfilèrent leurs lunettes, et s’aperçurent après un temps qu’il ne s’agissait là que d’un chat. Un gros chat, certes, avec des canines anormalement longues, les oreilles en arrière, et qui grattait, grattait et miaulait derrière la fenêtre – mais rien qu’un chat. Curieux, Jules ouvrit la fenêtre. Le chat s’engouffra dans l’appartement, secoua sa fourrure comme un chien l’aurait fait, dispersant des flocons sur le parquet. Marthe mit à chauffer un peu de lait, et elle y ajoutait une petite gousse de vanille. Jules saisit un linge et sécha le chat qui se laissa faire. Après un rapide tour de la propriété, le chat s’attaqua à son bol de lait, et sembla tout satisfait du parfum vanille. Marthe lui ajouta quelques tranches de saumon fumé dans une assiette de porcelaine, avec une petite noisette de beurre salé. Léon avala tout. Personne n’avait ainsi dérangé les Passereaux depuis bien longtemps. Mais ce nouvel arrivant ne leur déplut pas, loin de là. Ils l’appelèrent Léon. Et Léon, dès cette nuit, eut sa place sur le lit des Passereaux.
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Le lendemain, Jérémy fit claquer ses doigts potelés à la porte des Passereaux vers huit heures. Marthe lui ouvrit. En titubant, les bras chargés de sacs en papier carton, le gamin entra péniblement, tentant de ne pas renverser les plantes de Marthe. « Jérémy ! appela Jules. Viens voir qui est venu hier soir ! » Jérémy posa les sacs et s’avança. Il vit le gros chat noir, roulé en boule, se reposant sur un oreiller comme après un long périple. Avec précaution, il lui gratta le cou, et l’animal se mit à ronronner. Du haut de ses onze ans, Jérémy était le livreur du couple. Sept étages, c’était bien trop pour les jambes flageolantes des petits vieux. Les jambes de Jérémy, elles, étaient toutes neuves, robustes, très longues, trop longues même pour son âge. Seule sa bouille ronde recouverte de cheveux châtains en désordre rappelait son jeune âge. Ce jour-là, cette bouille était même devenue écarlate à cause du froid du dehors. Jérémy habitait l’étage en dessous. Ses parents travaillaient beaucoup. Du reste, ils ne voyaient pas d’un mauvais œil les visites de leur fils à ses voisins, les « vieux du dessus » comme ils les appelaient. Et Jérémy aimait bien les voir, surtout qu’en échange de ses services il gagnait une petite pièce et des chocolats. On rangea les courses : du caramel à la fleur de sel, des filets de sole, des cèpes, du thé vert, du café de Saint-Domingue, du miel d’épicéa, du jasmin, de la vanille, du curry, des noix de Saint-Jacques, des papillotes, de la crème fraîche. C’est dire si Léon s’habitua vite au régime des Passereaux. Il mangeait comme ses nouveaux maîtres, friand de fruits de mer et de poissons. Marthe préparait avec soin des sushis et des makis. Léon avait toutes les caresses qu’il désirait. Il dormait sur les genoux de Jules quand celui-ci lisait, il tournait dans les jambes de Marthe s’occupant de ses plantes. Parfois, il regardait attentif les deux petits vieux s’embrasser.
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Marthe et Jules s’étaient rencontrés sur les bancs d’une université parisienne. Plus précisément en cours de biologie, lors d’une comparaison sommaire de la cellule acineuse pancréatique et de la cellule du parenchyme palissadique. Ils étaient passionnés par la biologie, et se passionnèrent rapidement l’un pour l’autre. Après de longues années d’étude, ils furent diplômés. Ils s’aimaient, mais la soif du monde était trop grande. Alors ils partirent, chacun de leur côté. Jules, devenu ornithologue, voyagea en Amérique du Nord, des banquises du grand Nord canadien aux sommets des montagnes mexicaines de la Sierra Madre. Il photographia les manchots, les grands cormorans, les albatros… Son reportage sur le condor de Californie demeura célèbre parmi les spécialistes. Quant à Marthe, jeune botaniste, elle parcourut l’Asie. Elle y connut l’art des sushis dans un petit restaurant japonais, pratiqua des arts martiaux inconnus au Viêt-Nam, et apprit patiemment la culture des bonsaïs avec un savant chinois. Ses publications sur la biologie des plantes furent applaudies tout autour du monde. Si bien que pendant une dizaine d’années, ils se perdirent de vue complètement. Mais entre eux était l’amour nécessaire, celui de Sartre et du Castor, celui qui survit au temps et à la distance. Ils se retrouvèrent enfin, longtemps après, leur jeunesse derrière eux, et décidèrent qu’ils ne se sépareraient plus. Entre temps, Marthe avait touché par héritage cet appartement, ils s’y installèrent. À Paris, ils n’avaient pas de famille, pas plus d’amis ; mais qu’importe, ils étaient tous les deux. Ils vécurent heureux, s’aimèrent comme avant, sortirent de moins en moins. Ils eurent un regret : celui de ne jamais avoir eu d’enfants. Sans doute ils s’y étaient pris trop tard ; peut-être ils n’auraient jamais pu. Mais jamais le ventre de Marthe ne gonfla. Cet enfant jamais né les fit s’éloigner du monde un peu plus. Jérémy était le fils des voisins, et bien qu’ils l’appréciaient, jamais Jules et Marthe ne l’auraient considéré comme le leur. Mais Léon, lui qui était tombé du ciel une soirée de neige d’hiver, combla un vide depuis longtemps oublié.
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Deux mois après sa venue, un matin de février, Léon n’était plus à l’appartement. D’abord, les petits vieux pensèrent qu’il traînait dans le couloir, comme cela arrivait parfois lorsque Jérémy oubliait de fermer la porte. Mais rapidement, ils s’inquiétèrent. Ils essayèrent bien de l’appeler depuis la fenêtre, mais leurs appels se dissipaient dans l’air parisien sans toucher aucune oreille. Jules s’aventura même, désespéré, trois pas dans le couloir. Ils ne trouvèrent pas Léon ce jour-là. Le lendemain de la disparition, leurs espoirs commençaient à faiblir. Après quelques jours, ils s’amenuisèrent complètement. Léon avait trop bien rempli la vie du couple. Il avait pris la place de l’enfant oublié depuis tant d’années. Les Passereaux ne pouvaient revenir en arrière, un point c’est tout. La nuit, les deux petits vieux ne dormaient quasiment plus. Pris dans un demi-sommeil, ils se réveillaient en sursaut, accrochés l’un à l’autre, trempés de sueur. Ils s’imaginaient avoir entendu les miaulements de Léon. Était-ce depuis la fenêtre ? Dans le couloir ? Marthe se levait et appelait d’une voix faible : « Léon c’est toi ? Léon tu es là ? » Mais les ténèbres de la nuit ne répondaient pas. Jules restait dans le lit, prostré, les yeux grands ouverts. Marthe se glissait de nouveau sous la couette, ils se serraient un petit peu plus, tremblants. Jérémy tenta bien de rassurer ses petits vieux. Faute de photographies, il avait dessiné Léon. Il présenta son dessin aux Passereaux : Léon ressemblait à un ours brun avec des oreilles pointues. Il leur dit qu’il avait affiché son dessin avec une petite annonce dans l’immeuble et dans le quartier, mais rien ne réconforta les deux petits vieux. Il les vit dépérir et sombrer peu à peu dans la tristesse. Et puis, Jules tomba malade. Une mauvaise grippe, probablement entrée dans l’appartement lors d’une visite de Jérémy. Le virus avait très vite affaibli le vieil homme. Pour le soigner, Marthe lui préparait des tisanes en y ajoutant des cuillerées de miel. Mais elle ne put que constater que l’état de son amour se dégradait. Son corps brûlait de fièvre. En quelques jours, Marthe vit les joues de Jules se creuser et son visage s’émacier.
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Alors, un matin, elle décida de partir. C’était deux semaines après la disparition de Léon, trois jours après les premiers symptômes de Jules. Elle retrouva un manteau couvert de poussière et l’enfila, ainsi que des gros gants de laine. Elle se saisit aussi d’un bâton de châtaignier qui lui servirait de canne. Seule, elle irait affronter la ville et ses dangers. Dehors, il faisait encore un temps terrible ; un vent glacé balayait les trottoirs et faisait trembler les fenêtres. Mais elle sentait en elle un instinct sûr – l’instinct maternel. Elle se disait qu’il le guiderait vers Léon. Avant de partir, elle embrassa la joue de Jules, qui s’agitait dans un sommeil rempli de rêves inquiétants. Elle s’engagea dans le couloir et vit bientôt se dérouler sous ses pieds les escaliers sans fin. Les sept étages de marches abîmées s’enfonçaient dans les ténèbres tout en bas. Elle agrippa la rambarde de sa main droite, son poing gauche se ferma sur sa canne de fortune avec laquelle elle s’aida à basculer. De cette manière, elle entama sa longue descente, une marche après l’autre, les jambes tremblantes. Elle entendit du bruit qui venait de tout en bas. C’était un homme chauve, enveloppé dans un long manteau noir. L’homme remontait les escaliers et arriva au niveau de Marthe ; il s’arrêta presque tant il était surpris de voir cette vielle femme. Il observa ses vieux habits dans lesquels elle flottait, et son manteau défraîchi et couvert de poussière. Il remarqua sa démarche incertaine, puis la dévisagea. Il vit surtout sa peau fripée, mais de son visage ressortaient deux yeux très sombres qui fixaient les marches sous elle, et l’expression de son visage mêlait peur et courage. Marthe passa devant l’homme sans même lever la tête. Elle arriva enfin au rez-de-chaussée. D’un effort intense, elle tira la lourde porte d’entrée. Un souffle d’air glacé gifla son visage et transperça ses vêtements. Elle risqua un pied sur le bitume verglacé, puis l’autre, et se cramponna à sa canne. Elle resta là une minute, comme paralysée, avant de reprendre sa marche ; les passants l’évitaient sans la voir.
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Marthe savait où elle voulait aller, ou plutôt où elle devait aller : la poissonnerie. D’abord, parce qu’autrefois elle y allait tous les deux jours, et ensuite parce qu’elle connaissait son Léon, et que son Léon, s’il devait se perdre, irait sûrement là où il y a du poisson. Là-haut, dans l’air vicié de l’appartement, Jules continuait de se retourner dans son lit. Son front était brûlant et une nuée de pensées fiévreuses tournoyait dans sa tête. Le plus souvent, son esprit se fixait sur les tourterelles tristes, ces oiseaux d’Amérique. Ils n’étaient pas majestueux comme les aigles ou forts comme les condors ; un Européen les aurait aisément confondus avec des pigeons. Mais Jules avait longtemps observé ces oiseaux à Seattle. Le mâle et la femelle ne se quittent plus après leur première rencontre, et il avait vu dans leur comportement une profonde affection l’un envers l’autre. Alors il se souvint qu’il rêvait, à cette époque, de devenir une tourterelle triste, et de ne plus jamais se séparer de Marthe. En bas, dans le tumulte de la ville et malgré le froid qui l’assaillait, Marthe atteignait la poissonnerie. Mais ce n’était plus la marchande qu’elle connaissait jadis ; à la place, un jeune homme brun au corps maigre s’occupait des poissons. Elle fit la queue et patienta ; quand ce fut son tour, elle raconta l’histoire d’un gros chat noir, qui répondait au nom de Léon, et qu’elle avait perdu. Le garçon fronça les sourcils et secoua la tête. Marthe repartit, sous le regard inquisiteur des clients. À la pharmacie, on lui donna des tablettes de médicaments qu’elle enfonça dans une de ses poches. Ensuite, elle fit le tour du quartier, deux fois, trois fois, regardant sous les voitures, aux balcons, appelant Léon partout, se fatiguant. Certains passants la dévisageaient avec un peu de pitié comme l’avait fait l’homme chauve, d’autres l’ignoraient, d’autres encore la prenaient pour une folle.
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Le ciel, vers l’est, s’assombrit, annonçant que le soir descendait sur la ville. Le vent s’était fait plus calme, mais le froid plus vigoureux. Les membres de Marthe s’étaient raidis, le froid avait paralysé son visage et desséché ses lèvres. Exténuée et peinée, elle se retrouva devant l’immeuble. Elle poussa la porte avec difficulté. Devant elle, impitoyables, s’élevaient les sept étages. Alors, lentement, elle commença son ascension. Ses jambes étaient engourdies, son corps lui semblait plus lourd que jamais. Elle appuyait son buste sur le dessus de sa canne, et un pied après l’autre, d’une démarche pesante, elle escaladait les marches. Le premier étage la fatigua, mais elle ne fit pas de pause, non plus après le deuxième. Mais arrivée au palier du troisième étage, déjà à bout de souffle, elle fut secouée d’une quinte de toux. Au bord de l’évanouissement, elle s’adossa sur le mur le plus proche. Sa toux s’apaisait quelque peu, mais sa vue s’était brouillée et la tête lui tournait. En reprenant difficilement son souffle, elle entendit des miaulements. De longs miaulements plaintifs, venant de la porte d’en face. Marthe s’approcha et tendit l’oreille : peut-être était-ce Léon. Elle frappa. Quelques secondes plus tard, on lui ouvrit. Une femme d’une trentaine d’années, avec des cheveux tirés en arrière et un regard froid, apparut à Marthe. Une petite fille, avec des couettes et des yeux noisette s’agrippait à son mollet, et dévisageait Marthe par en dessous. La vieille femme, encore essoufflée, parla de nouveau d’un gros chat noir qui s’appelait Léon, et des miaulements qu’elle avait entendus. Mais la femme répondit sèchement que ce devait être Pâquerette qui demandait à manger. La femme se détourna, et Marthe put voir une jeune chatte blanche comme neige qui se léchait les pattes. S’arrêtant un moment, Pâquerette leva ses yeux de chat vers Marthe. Après un moment, la femme souhaita bonne chance à Marthe et ferma la porte.
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Marthe ne sut jamais la scène qui se joua dans l’appartement, après que la porte se soit refermée. La petite fille aux couettes – elle s’appelait Coline – tapa de ses petites mains sur le mollet de sa mère et dit « suis-moi maman ». La fillette guida sa mère dans sa chambre d’enfant. Là, apeurée et inquiète, l’enfant souleva le couvercle de son coffre à jouets, où l’on entendit quelque chose gratter. Comme un éclair, un énorme chat noir sauta du coffre et se rua hors de la chambre. « Mais, ma Coline ! » s’écria la mère. « Mais maman, je l’ai vu, et il embêtait Pâquerette ! » répondit la fillette. En colère, la femme ouvrit la porte, et Léon se sauva dans le couloir. Presque au cinquième étage, Marthe vit une bête noire filer devant elle. Quelques instants plus tard, elle rejoignit Jules dans le lit, Léon dans ses bras. Le chat lécha le visage du vieil homme qui sourit et enlaça sa femme : « Ma tourterelle, mon oisillon. »
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Cette nuit-là, le virus infecta Marthe elle aussi. Trois jours et trois nuits passèrent ensuite, et malgré les médicaments, les tisanes, le miel, les deux amoureux restèrent malades. Mais ils s’aimaient plus que jamais, et restaient l’un noué avec l’autre, et ils rêvaient de tourterelles amoureuses quelque part dans un nid en Amérique. Au matin du quatrième jour, personne n’ouvrit à Jérémy lorsqu’il toqua chez ses voisins. Une heure plus tard, les pompiers découvrirent, en plus des corps de Jules et de Marthe, un gros chat noir, aux canines anormalement longues, qui les défiait du regard. Le chat s’échappa lorsqu’ils ouvrirent la fenêtre. Soixante jours plus tard, au troisième étage du même immeuble, une chatte blanche comme neige, qui s’appelait Pâquerette, donna naissance à quatre chatons. Trois étaient blancs, de la même blancheur brillante que leur mère, mais le quatrième était d’une noirceur absolue. Dans l’immeuble, on ne revit plus le gros chat noir.
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