Chloé
Je me suis enfermée dans ma chambre. J’y ai passé toute la journée, passant d’un demi-sommeil agité à des moments d’éveils désagréables. Maman m’apporte de la nourriture, elle ne dit rien et moi non plus. Je mange un peu, mais mâcher me fait trop mal. Je préfère rester couchée dans mon lit. Je sens mon visage gonfler et se déformer, du bout des doigts j’essaie d’estimer les dégâts. J’ai mal au crâne, là où il m’a agrippé les cheveux, j’ai mal au cou, à la nuque : ça ne peut pas être pire ! Je pleure.
Je n’ai pas craqué devant papa. Maintenant je suis fâchée. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi il a fait ça. Je suis terriblement en colère. Je la sens grandir en moi cette colère, énorme, envahissante, solide. J’ai envie de partir et de tout plaquer, en même temps je sais bien que je ne le ferai pas. Et Elena qui ne viendra pas : elle est restée sur le campus ce week-end justement ! Caro, je la verrai seulement demain à l’école.
Mon père m’a frappée et maman ne l’en a pas empêché. Merde ! Même si c’est sûr je méritais une punition… la situation n’est pas drôle du tout. J’essaie de mettre de l’ordre dans mes idées ; sans succès. Je n’ai plus aucune certitude. J’ai envie de revenir en arrière. Je n’arrive pas à analyser ce qui s’est passé, c’est flou, je me sens encore plus seule aujourd’hui, c’est un peu comme si j’avais perdu mes parents : mon père m’a frappée et maman ne l’en a pas empêché.
Je suis terriblement malheureuse, je ne pourrai plus jamais aimer papa. Et maman ? Je ne sais pas… Merde ! Ça fait vraiment trop mal. Je finis par m’endormir profondément, la peur au ventre.
∞
Pierre
Ce matin je me réveille exceptionnellement en forme, Marie dort encore. Le rythme monotone de sa respiration arrondit son dos sous le drap bleu. Je regarde le désordre de ses cheveux, les blancs qui de plus en plus nombreux et impitoyables envahissent violemment cette masse noire. Je reste quelques minutes à écouter cette respiration, cette vie. Je ne ressens rien, plus rien. Les yeux grands ouverts je fixe le plafond, je profite de cette impression de bien-être : cela fait des mois que je ne me suis pas senti aussi reposé, aussi calme. Je sais enfin ce qu’il me faut faire.
J’ai décidé de prendre ma vie en main. J’ai quarante ans et je vais quitter ma femme. Cela m’est apparu comme une évidence, je me rends compte que je ne supporte plus cette situation. En rentrant ce soir j’annoncerai mon départ à Marie. Je lui expliquerai. Je prendrai quelques affaires, je dirai au revoir aux enfants et je partirai, simplement. Tout va bien se passer. Je me sens vraiment lucide, je n’ai jamais été aussi lucide, comme sorti d’un brouillard épais. Calme, j’ai tellement besoin de calme. Je ne supporte plus le bruit, le désordre, l’agitation de la maison. Ce qui me semblait tellement vivant, agréable, avant, m’irrite aujourd’hui. Tout me fatigue. Je ne veux pas que mes filles assistent à ce naufrage, à mon naufrage. Ce sera plus détendu. Tout vaut mieux que cette situation insupportable. Vingt et un ans de mariage, c’est plus qu’assez.
Ma vie actuelle est un énorme échec. Mon entreprise est en faillite, c’est moi qui l’y ai mise. Je n’ai pas payé les charges pendant des années, j’ai préféré dépenser en cadeaux, en vacances : mes filles n’ont vraiment manqué de rien. Ma faillite est frauduleuse: dès que j’ai su la liquidation inévitable, j’ai sorti tout l’argent que j’ai pu, j’ai accepté des acomptes sur des chantiers que je ne ferai jamais, je n’ai pas payé mes fournisseurs, j’ai vidé mes comptes et je ne vais rien faire pour arranger les choses. Je suis passé en mode survie. J’ai sauvé l’essentiel : mon bateau, il est au nom de ma mère et pour le reste ils n’ont qu’à tout prendre, je ne suis plus attaché à rien, je m’en fous.
Ma famille est en faillite aussi, y a-t-il eu fraude ? Peut-être, mais de celle-là, je ne suis pas responsable : on m’a trompé, on m’a fait croire que j’en étais capable, que pour moi ce serait facile, j’y ai cru pendant des années. Eh bien non ! Cela n’a pas été facile du tout et ça n’a pas vraiment été le bonheur. Pourtant, j’avais des ambitions, des rêves pour moi et ma famille et j’y suis presque arrivé… Mais je me suis épuisé à tout porter sur les épaules. J’en ai marre : mes filles échouent à l’école, me mentent, me volent. Je n’arrive pas à surmonter cette déception. C’est bon là je laisse tomber, je jette l’éponge, je vais tout recommencer à zéro. J’ai assez essayé, j’abandonne, c’est trop difficile, trop lourd. Je ne veux plus de cette ambiance : elle me rend violent et je n’arrive plus à me contrôler. Je sors du lit. Je m’habille silencieusement. Il est tôt mais j’aime être le premier levé, seul à la cuisine à faire le café, à écouter les nouvelles à la radio, ce moment suspendu ne dure jamais. Mes filles se lèvent tôt elles aussi.
Que Chloé m’ait volé de l’argent n’est pas le plus important. Pourquoi a-t-il fallu que je laisse cette colère froide m’envahir ? Je suis devenu comme insensible, ses cris ne m’atteignaient pas. Je voulais la casser, qu’elle réponde à la question que je répétais d’une voix que je n’ai jamais utilisée à la maison, glaciale et calme : qu’avait-elle fait de tout cet argent ?
Les images de ma fille coincée dans un angle du lit me reviennent, son visage projeté d’un mur à l’autre, moi la tenant par les cheveux, un genou de chaque côté de son corps. Son air bravache, insolent, insupportable. Et puis ses cris qu’elle essayait fièrement de retenir. Ces images tournent en boucle dans mon cerveau. Je n’ai pas réussi à la faire parler. Mais que faisait-elle donc de tout cet argent ?
Depuis des mois j’avais l’impression qu’il me manquait régulièrement de l’argent, du cash que des clients me paient sans facture. Les prélèvements sont devenus de plus en plus importants et j’ai su avec certitude que quelqu’un me volait. Je sais que j’aurais dû être plus prudent, ne pas laisser traîner des enveloppes et mon portefeuille n’importe où. Mais jamais je n’aurais imaginé qu’une de mes filles puisse me voler. Et puis j’ai découvert ces billets en boule dans la poche de Chloé… Je me suis senti trahi : moi qui travaille comme un malade pour que mes enfants ne manquent de rien ! Marie, évidemment, ne m’a pas soutenu, elle trouvait que c’était en partie de ma faute à moi ! Que j’aurais dû faire plus attention, ne pas laisser traîner tous ces billets. Que Chloé ne se rendait pas compte de la valeur de l’argent… Elle a toujours été trop permissive, Marie, surtout avec Chloé. Mes enfants sont tout pour moi, mais ils grandissent et m’échappent, ils ne m’obéissent plus, j’ai l’impression d’avoir des étrangers à la maison. Chloé qui s’habille et se maquille n’importe comment, qui m’adresse à peine la parole, Elena qui fait tout pour m’éviter, qui me regarde de haut et qui n’a pas l’air de trop étudier : c’est insupportable. Et même Judith qui ne supporte plus que je lui passe simplement la main dans les cheveux ! C’est terrible cette impression de perte, d’impuissance à contrôler les choses…
Je regarde ma tasse : le café est froid depuis longtemps. Je n’ai pas allumé la radio. Je jette un regard circulaire sur cette pièce : la plus symbolique, la plus vivante, la plus familiale, la plus bordélique aussi. Par la grande fenêtre au-dessus des éviers encombrés je vois dehors : la terrasse et puis le jardin. Il fait gris. Une pluie fine et désagréable alourdit l’atmosphère. Le printemps ne s’est pas encore imposé. Je me lève et je quitte la maison silencieuse. Je ne veux voir personne ce matin. Sans doute mon dernier matin dans cette cuisine, dans cette maison, dans cette famille…
∞
Marie
J’ai un très mauvais pressentiment. Depuis ce matin, je me traîne cette fichue impression : quelque chose de terrible va arriver. Je me suis réveillée avec cette sensation de drame imminent. J’ai mal dormi. J’ai passé une partie de la nuit éveillée à me repasser les événements. Hier, Pierre a « corrigé » Chloé. Peut-être a-t-il eu raison : elle lui vole de l’argent depuis longtemps, beaucoup d’argent apparemment. Pour en faire quoi ? Aucune idée, elle refuse de nous le dire ! Je me lève lentement j’aime bien traîner un peu avant que la journée ne commence, j’entends Pierre partir, ça m’embête j’aurais voulu le voir, savoir de quelle humeur il était. Lui montrer que je n’étais plus fâchée.
Pourquoi n’a-t-il pas pu se contrôler ? Jamais je n’aurais cru qu’il frapperait aussi fort : Chloé a la figure toute gonflée. J’aurais dû intervenir ou au moins la consoler après. Mais il n’aurait pas trop apprécié. En ce moment je sens bien que je dois éviter les conflits, Pierre s’énerve tellement vite. Il se fâche pour n’importe quoi. Je ne l’ai jamais vu comme ça ! Quel besoin a-t-il eu de frapper, de faire mal. Chloé va le détester. Il faut que je lui parle ce matin. J’ai beaucoup hésité derrière la porte, les cris de Chloé m’étaient insupportables. Mais je suis restée en retrait, comme paralysée sur le palier. Comment a-t-il pu en arriver là ? Ça va se voir à l’école… La faillite de l’entreprise est sans doute difficile à supporter pour lui. Mais je lui fais entièrement confiance pour rebondir. Il l’a toujours fait. Il a toujours de nouveaux projets dans lesquels il nous embarque. Pierre est ambitieux et il n’abandonne jamais. Moi, mon domaine c’est les enfants, la cuisine et le ménage. Et même si je n’ai jamais eu aucun goût pour ça, je dois quand même m’y astreindre. Malgré mes efforts je n’arrive pas à garder la maison en ordre. Souvent ça me désespère : je ne suis absolument pas capable de faire ce boulot pourtant tellement facile. C’est le côté répétitif surtout que je ne supporte pas, c’est d’un ennui !
En plus de ça Elena ne veut plus étudier. Elle s’est mise en tête de prendre une année sabbatique ! On ne va plus pouvoir lui payer sa « coloc » sur le campus si ça continue. Si elle n’étudie plus, il n’y a aucune raison qu’elle reste là-bas. Une chance les plus jeunes vont bien : Judith change beaucoup depuis quelque temps, à presque treize ans c’est normal. Et ces huissiers qui se succèdent à la porte. Pierre m’a promis d’arranger ça rapidement. Qu’est-ce que je suis agitée aujourd’hui, tout m’agace, je sens que la journée va très mal se terminer !
Bon, le café est froid, de toutes façons énervée comme je le suis il vaut mieux que je n’en boive pas et puis je n’ai pas faim non plus. Les casseroles s’empilent dans l’évier, le lave-vaisselle déborde : il va me falloir encore tout ressortir pour tout ranger, tout rincer comme il faut, sinon à la fin du programme, ce sera encore à moitié sale… Dehors il pleuvine : une petite bruine de printemps gaie et rafraîchissante. J’entends Chloé à la salle de bain, j’espère qu’elle ne va pas trop mal !
Je suis sûre qu’il voit « quelqu’un » en ce moment, je ne sais pas si c’est « sérieux » mais j’ai trouvé des tickets de cinéma dans ses poches. C’est tellement banal, il pourrait faire plus attention. Je suis bien obligée de les lui faire les poches, avant les lessives. Il y laisse toujours des choses, de la monnaie, des vis, des papiers, des chewing-gums. Cela fait bien longtemps que Pierre ne m’invite plus au cinéma. Qu’il aille voir ailleurs ne me dérange plus vraiment, je m’y suis habituée, ce qui m’ennuie c’est qu’il n’ait pas la décence d’être discret. Il m’a toujours trompée, mais au moins avant il essayait de me le cacher.
Pierre m’a vexée hier soir, au repas. Il m’a encore critiquée. Ses remarques sont devenues difficiles à supporter, elles sont plus blessantes. Il ne laisse rien passer, que ce soit sur mon manque de culture, sur mon orthographe, sur ma confusion : c’est vrai quelquefois – souvent – j’ai du mal à trouver mes mots alors je les remplace par d’autres. Ça fait souvent des phrases rigolotes, les filles ont l’habitude et tout le monde comprend ce que je veux dire. Mais Pierre, lui, n’a jamais trouvé ça drôle. Ça le gêne comme si ma bêtise l’éclaboussait. Et maintenant il se moque de moi méchamment à chaque fois que je butte sur un mot ou que je fais une mauvaise liaison. Plus il me corrige et plus je trébuche bien entendu ! Je pense qu’il prend plaisir à m’humilier. Devant les filles : ce n’est pas bon pour elles. Du coup j’essaie de moins parler quand il est là.
La bagarre avec Chloé a fait du bruit. La porte de la chambre était fermée mais on entendait des chocs et des cris au travers, à un moment Lucie est montée et elle m’a demandé du haut de ces cinq ans :
– Maman, pourquoi elle crie Chloé ? – Ma puce c’est rien, c’est papa qui la chatouille…
Lucie m’a crue. J’ai eu honte.
∞
Chloé
Je me regarde dans le miroir de la salle de bain, j’ai un peu de mal à me reconnaître : « Merde, c’est foutrement génial ! Il m’a fait la tête au carré, quand Caro va voir ça ! Ça fait mal, mais moins qu’ hier… J’ai rien dit, j’ai tenu le coup. Je pensais qu’il ne s’arrêterait jamais. Et vas-y d’un côté et vas-y de l’autre… ça a bien duré une heure, au moins ». Je souris douloureusement – je note : éviter de sourire – je reprends un air sérieux, de toute façon ça convient mieux à la circonstance, je me regarde encore une fois dans le miroir. Je m’habille rapidement, pas la peine de me coiffer, j’ai vraiment mal dormi mais ce matin ça n’a pas d’importance : je suis super excitée, j’ai hâte de voir Caro. Ça va être d’enfer avec ma figure au collège : succès assuré. Mes joues sont gonflées et hésitent entre le jaune et le bleu. C’est moche à souhait.
J’ai tout de suite compris, quand papa est entré dans ma chambre hier matin qu’il savait que c’était moi qui lui prenais l’argent. Il se dégageait de lui ce truc que j’appelle son aura maléfique. Et on a juste envie de disparaître quand il est comme ça. Mais là, je n’ai pas pu m’échapper, je me suis redressée sur mon lit, en pyjama, les yeux baissés, j’ai attendu. Je savais bien que c’était mal de voler de l’argent, que papa travaillait dur pour le gagner. Mais, je ne sais pas… à force de voir ce portefeuille déborder de billets comme s’il y en avait trop, je trouvais presque naturel d’en subtiliser une partie. Et puis pendant des mois il n’a rien remarqué. Alors j’ai continué. Au début, j’avais à chaque fois l’impression de réussir un exploit. C’était de plus en plus risqué, mais aussi de plus en plus facile avec l’habitude, les sommes prélevées devenaient énormes. Et pourtant elles étaient toujours trop vite dilapidées ; principalement en parties de billard électronique, en sorties, en bonbons, en sodas, en bières, en n’importe quoi… Qu’est-ce qu’on s’est marrées Caro et moi ! Comme la fois où j’ai fait le mur et qu’on a passé la soirée à faire tilter le plus souvent et le plus vite possible un flipper, c’était génial ! On a battu des records ce soir-là… Et les regards qu’on nous lançait ! Je n’aurais pas pu lui dire que cet argent avait été dépensé aussi futilement, aussi facilement : il ne m’aurait pas crue.
C’est la première fois que papa me bat. Je ne m’y attendais pas du tout. D’habitude il utilise sa force physique comme une menace et ça suffit. Tout le monde sait bien dans la maison qu’il peut sans effort, naturellement, gentiment, nous écraser toutes quand il veut. Souvent, il joue à maintenir une de nous au sol, à la chatouiller, il ne s’arrête que quand lui le décide. Les cris, les supplications ne servent à rien. On a l’impression d’être obligées de trouver ça drôle, pour lui faire plaisir, pour qu’il nous aime encore, c’est bizarre : on a envie qu’il joue avec nous et en même temps on déteste ça ! Quelquefois maman intervient, lui demandant d’arrêter, d’écouter sa fille qui n’en peut plus, sa fille qui ne sait plus si ses larmes sont des larmes de joie ou de colère de ne pas être entendue. Il arrête alors, pas tout de suite mais presque. C’est pour rire, mais nous ses filles on comprend bien que nous n’avons aucune chance contre lui physiquement, que les décisions c’est lui qui les prend. Ça ne sert à rien d’essayer de nous défendre. Il aura toujours le dessus, au propre et au figuré. Nous sommes à sa merci. Régulièrement on y a droit, à cette démonstration de force : le chef de la meute c’est lui. Nous devons nous soumettre, lui montrer notre gorge. Avec moi ces manifestations rituelles se sont quasiment arrêtées, je supporte de moins en moins qu’il me touche, pour le lui faire comprendre il a fallu adopter son langage, le langage animal, celui des regards et des postures : je lui lance des regards noirs censés le paralyser, le tenir à distance dès qu’il fait mine de m’approcher. La plupart du temps ça marche, il hésite et me tourne autour, fait éventuellement une tentative, une main dans les cheveux, une accolade bien serrée. Il faut alors s’ébrouer violemment, ne surtout pas sourire – si je souris c’est foutu –, il faut le repousser, tendre son corps, ne lui laisser aucune ouverture, ce rejet est difficile mais pour être efficace il doit être complet et impitoyable. Quand il a compris que je ne craquerai pas, il change de technique et tente de me culpabiliser : « Ma petite fille chérie n’aime plus son papa elle ne veut plus jouer avec lui, elle est trop grande ? Là il faut être très forte il faut se blinder, se rappeler de ce que l’on ne veut plus, et prendre le risque de ce désamour brandi comme une menace. C’est difficile et effrayant, j’ai l’impression de me jeter dans l’inconnu – dans ce monde dangereux où les papas n’aiment plus leurs enfants – mais il faut tenir, tenir. Elena a été la première à réussir à se libérer de ce manège, avec elle papa n’essaie plus, et je sais que c’est bien, même si c’est dur d’être exclue comme ça, de se sentir rejetée, désaimée. Chez nous grandir est une perte irrémédiable d’affection paternelle. Il nous faut trancher net cet amour fusionnel en sachant que rien ne viendra combler cette coupure : elle restera béante et vide, au mieux une vilaine cicatrice avec laquelle il nous faudra devenir adultes. Pas d’alternative. Nous ne serons plus jamais les poupées adorées et dociles de papa.
Et donc j’ai su tout de suite, hier matin, que je devais baisser la tête et attendre. Mais, malgré tout, j’ai été étonnée qu’il me fasse mal comme ça. Lui et ses grands principes : « Un homme ne doit jamais frapper un enfant, ni une femme ». Je suis pourtant une enfant, et bientôt une femme.
L’année dernière déjà, il avait fessé brutalement Elena. Celle-ci à dix-sept ans a moins souffert de la douleur que de l’humiliation. Depuis les relations d’Elena avec papa sont plus distantes. J’ai beau chercher je ne me souviens plus de ce qui avait déclenché cette correction spectaculaire et dégradante. Elena n’avait pas pleuré devant lui, elle s’était enfermée dans sa chambre avant. J’espère vraiment qu’elle sera là le week-end prochain !
En descendant, je ne salue pas maman, je ne la regarde même pas. Je sais qu’elle m’observe, qu’elle attend un regard, un mot, quelque chose mais je ne peux pas. Elle voudrait que je la rassure ! Je passe à côté d’elle et je sors pour prendre le tram, je croise quelques passants, certains me regardent avec pitié, je leur lance des regards noirs, des regards de défi. Je ressens une agréable impression de puissance, rien ne peut plus m’atteindre : je déteste papa.
∞
Pierre
J’ai pris ma décision, il faut que je m’y tienne, ce matin ça avait l’air facile, évident. Là, c’est plus compliqué, ma détermination s’est effilochée tout au long de la journée. Il faut que je fasse vite, que je réunisse les derniers lambeaux d’assurance : je ne peux tout simplement plus rester dans cette maison. Je ne suis pas celui que je croyais être. Ça me répugne et étrangement ça me soulage, je sais qu’il n’y a pas d’autre issue que de tout plaquer. Tout ça est un énorme échec. Il faut que ce qui me reste de vie soit réussi. Je dois penser à moi maintenant. Assis dans ma voiture, je retarde bêtement l’heure de rentrer à la maison, je pense à ce que Leïla m’a annoncé, à cette autre vie possible. Je gagne du temps, je ne changerai pas d’avis. Je sors, referme la portière lentement. Je fais tout très lentement, chacun de mes gestes est chargé du poids de la dernière fois, je clos une grande partie de ma vie. Je perçois les choses avec une acuité nouvelle, les marches qui mènent à la porte me semblent plus hautes et plus nombreuses que d’habitude, le perron et ses quelques pots de fleurs abandonnés, le chat qui se faufile entre mes jambes pour être sûr d’entrer avant que je ne referme la porte devant lui ou pire sur lui, je vois les traces laissées par les clés autour de la serrure, des griffures dans la peinture bleue, laissant apparaître la couche de fond blanche, témoin du nombre de fois où j’ai ouvert cette porte heureux de rentrer, de retrouver mon monde, mon univers, le paillasson avec son inscription à peine lisible « je m’aime sale », les bottes en caoutchouc de toutes les couleurs éparpillées et mélangées, quelques figurines délavées oubliées par une enfant trop pressée, et mon parapluie dont j’ai demandé des centaines de fois à ce qu’on le range à sa place, dans le porte-parapluie… Il ne faut surtout pas que je me laisse attendrir !
C’est la dernière fois que je pousse la porte de chez moi normalement. Ce que je m’apprête à faire va déclencher une véritable catastrophe : plus rien ne sera comme avant. Plus jamais. Je savoure ce moment de calme avant la tempête, cet instant où tout dépend encore de moi, je détiens un pouvoir incroyable, je vais bouleverser définitivement la vie d’au moins six êtres humains. Il n’y aura pas de retour en arrière possible. Même si d’habitude je pense qu’on a toujours le choix, là je suis convaincu qu’il ne peut absolument pas en être autrement : c’est une question de survie, de ma survie ! J’arrive presque à me persuader que c’est mieux pour tout le monde.
Mais non, je sais que ça va faire mal.
∞
Marie
Je suis à la cuisine, je fais la vaisselle quand je l’entends ouvrir la porte. Même si je lui tourne le dos, je sens sa présence hostile, menaçante dans la pièce, mes yeux se jettent le plus loin possible, tout là-bas dans le flou du jardin, mes mains instinctivement agrippent l’évier et j’écoute Pierre m’annoncer d’un ton définitif qu’il va partir, qu’il me quitte. Il a déjà attendu trop longtemps, il ne supporte plus de vivre avec moi. Il est en colère, il estime que c’est moi qui le mets dans cette situation d’échec, que c’est moi la responsable de ce gâchis. D’après lui je ne fais aucun effort, n’en ai jamais fait… Mais maintenant c’est trop tard. Il m’explique qu’il a rencontré une autre femme, qu’il se sent enfin aimé, apprécié soutenu, qu’il veut vivre avec elle.
Je comprends : il a envie que j’aie mal – et j’ai mal ! – il pressent qu’il va souffrir et ne veut pas être le seul. Mais là tout de suite il ne souffre pas encore, la colère le soutient, lui fait comme une armure. Puisqu’il doit y avoir faute ça ne peut être lui le coupable. C’est moi, moi qui n’ai jamais fait ce qu’il fallait pour que ça marche. Moi et ma bêtise. Pas assez bien pour lui, voilà ce qu’il pense, ce qu’il m’assène. Va-t-il me sortir une nouvelle fois l’histoire (réaliste mais sans doute fausse) de mon père qui la veille de notre mariage lui aurait souhaité :
– Bonne chance jeune homme, j’espère que vous savez ce que vous faites, bonne chance : avec Marie vous en aurez bien besoin...
Il adore raconter cette histoire, l’abordant en preux chevalier m’ayant sortie des griffes de ce père indigne, mais je ne suis pas dupe ce qu’il aime dans cette histoire c’est qu’elle a l’air d’authentifier ma bêtise, de l’ancrer bien profond dans sa réalité : même son père la trouvait cruche !
Non, il m’en fait grâce cette fois-ci. Je ne dis rien, je me sens ridicule avec mon tablier fleuri, mes gants roses. Je ne veux pas, je ne peux pas me retourner, lui faire face est au-dessus de mes forces. Je suis humiliée et désemparée, j’ai du mal à respirer mais étrangement je suis aussi en partie soulagée comme si tout, enfin, rentrait dans l’ordre. Ce n’est que maintenant que je me rends compte que je savais que cela allait arriver, que d’une certaine manière j’attendais « ça » depuis longtemps. Cette attente d’ailleurs était insupportable. Ces soirées à désespérer de son retour, à faire semblant de croire ses excuses bidon. Ne pas se rebeller, jamais. Rire, sourire pendant les dîners. Faire bonne figure ! Je me doutais qu’il allait mal et depuis qu’il avait laissé tomber l’entreprise, la famille vacillait. Mais sans lui, la famille va simplement disparaître.
Et je la ressens enfin la peur ; elle arrive par vagues et elle finit par me terrasser. La réalité m’apparaît : pas de situation professionnelle, cinq filles, pas de maison, bientôt quarante ans… Pierre sort enfin de la pièce, je me retourne et m’écroule sur une chaise. J’ai besoin d’aide mais qui appeler ? Il n’y a personne, il n’y a jamais eu personne. J’enlève difficilement mes gants, mes doigts sont crispés. J’appelle à contrecœur ma mère qui habite à deux rues d’ici : – Tu peux venir, je ne me sens pas très bien…
Je raccroche précipitamment, la boule, cette boule que je sens grossir dans ma gorge depuis ce matin est en train d’exploser. J’ai du mal à retenir des hoquets douloureux. Les larmes arrivent enfin, libératrices. Tout ce que j’espère c’est que ma mère ne va pas me lancer son regard « je te l’avais bien dit ! ».
∞
Pierre
Comme il est facile maintenant de fermer la porte derrière moi, de monter dans la voiture, de démarrer et de me diriger vers le centre-ville où Leïla m’attend. Enfin un peu de répit, je vais pouvoir souffler, avec Leïla tout devient simple. Très simple. Jamais de reproches. L’insouciance, voilà ce que je retrouve avec elle.
La colère m’a calmé provisoirement, je n’ai aucune idée de la suite des événements. Finalement je n’ai pas pris d’affaires, je n’ai pas dit au revoir aux filles : tout a été trop vite. On verra demain. J’ai un peu d’argent, mais il va falloir que je me trouve un boulot assez vite. Il faut que je puisse payer une pension alimentaire à Marie et que je participe aux dépenses avec Leïla : je vais avoir besoin de pas mal d’argent.
Je n’en reviens pas, je suis enfin parti de la maison, c’est incroyable comme je me sens léger. J’ai l’impression de respirer plus facilement. J’aurais dû faire ça plus tôt. Comme tout m’a semblé facile. Je ne dois plus simuler que tout va bien, que nous pouvons partir en vacances, que le loyer est payé, que papa s’occupe de tout. Me sentir obligé de maintenir ce train de vie était trop difficile. Trop lourd. Trop compliqué. Eh bien non ! Je ne m’occupe plus de rien, à partir de maintenant je pense à moi ! Rien qu’à moi. Les autres s’adapteront. De toute façon je ne maîtrise plus rien. L’autorité calme et évidente que j’avais sur mes enfants a disparu, ils me la contestent sans arrêt me mettant dans des états de fureur que je ne peux plus contrôler. J’ai l’impression d’être devenu toxique pour ma famille, c’est horrible ! Je suis passé du grand gourou qui organise tout, à un usurpateur, un dictateur pas très éclairé : je ne lis plus l’admiration dans les yeux de mes filles, des plus grandes en tout cas. Je ne la vois plus non plus, depuis longtemps, dans les yeux de Marie. J’ai vraiment besoin de reconnaissance. Je suis complètement démotivé, impossible de continuer à travailler soixante-dix heures par semaine sans un minimum de gratitude.
Maintenant je respire, je me sens bien, évidemment je m’inquiète aussi : ma Lucie va certainement m’attendre, longtemps et puis pleurer, beaucoup. Chloé sera soulagée après ce qui s’est passé dimanche, c’est sûr. J’attendrai quelques jours avant de lui expliquer.
Je sauve ma peau en anéantissant ma famille, ce n’est pas juste mais je n’ai pas trouvé d’autre solution. Elena est à la fac, elle fait sa vie : elle survivra. Judith va m’en vouloir, beaucoup sans doute, mais à elle aussi j’expliquerai : je ne pouvais plus faire autrement, je ne pouvais plus faire semblant !
C’était trop dur de vivre avec cette femme que je n’estimais plus du tout, il faut que j’arrive à leur faire comprendre aux filles que je n’ai pas réussi à la rendre intelligente, que j’ai essayé, essayé vraiment, je ne la supporte plus, je mérite mieux. Je leur dirai aussi que je serai toujours là pour elles. Ce sera difficile, mais elles finiront bien par comprendre. J’ai quarante ans, je ne peux plus attendre, bientôt ce sera trop tard. C’est maintenant ou jamais. J’ai droit au bonheur. J’ai les larmes aux yeux quand je pense à Emma, qui n’a pas encore deux ans, qui elle, sans doute, ne souffrira pas trop.
∞
Chloé
J’ai passé une bonne journée au collège, enfin, au collège c’est beaucoup dire : j’ai séché la plupart des cours et j’ai dépensé avec Caro l’argent que j’ai réussi à garder. Maintenant que je n’ai plus rien, je ne sais pas comment je vais faire pour encore sortir ? Ça va être compliqué. Après ce que j’ai fait, ça m’étonnerait que papa me donne encore de l’argent de poche !
Comme prévu mon visage tuméfié, boursouflé a attiré les regards. Cette gloire éphémère m’a plu. Personne ne m’a posé de question : j’impressionne trop pour qu’on m’adresse la parole, mon air arrogant et supérieur fait fuir. J’ai mis des années à peaufiner cette carapace et là avec mon look de punk casseuse, on me fout vraiment la paix !
Seule Caro a eu droit à l’histoire. Enfin, à une partie du moins : je ne lui ai pas dit que ma mère était là de l’autre côté de la porte pendant que papa me frappait et qu’elle n’était pas intervenue. Caro m’a écoutée, et vu qu’elle a pas mal profité de tout cet argent, elle s’est sentie solidaire :
– Ma pauvre ! Ça doit faire mal et il y est pas allé de main morte. Il t’a vraiment bien amochée. Merde ! Il est complètement fou ton père.
Je ne suis pas peu fière : Caro est ce qu’on pourrait appeler une spécialiste en matière de tabassages familiaux. Ma dérouillée était donc de qualité ! J’ai envie de sourire mais je me retiens, ça risque d’être encore douloureux.
Je rentre et je jette comme d’habitude mon sac sur les godasses dans l’entrée, avant de m’affaler dans le canapé. Depuis tout à l’heure j’ai un peu mal à la tête. Mon visage est tout endolori, j’ai l’impression qu’il a encore gonflé depuis ce matin. J’ai hâte que papa le voie (je me ferai un plaisir de le lui montrer bien en face) qu’il regarde ce qu’il a fait.
La maison est bizarre, je n’entends pas les bruits habituels : mes sœurs qui se chamaillent, maman qui prépare à manger… L’ambiance ce soir est étrangement silencieuse. « Mais où sont-ils tous ? » Même le chat a disparu !
Toute la journée avec Caro on a traîné et on a rêvé qu’on ne rentrait pas à la maison. Qu’on partait toutes les deux à Londres, en stop, qu’on faisait la manche, qu’on dormait dans des parcs… C’était génial ! Mais finalement, on est rentrées chacune chez nous, en se promettant qu’un jour c’est sûr, on le ferait notre voyage à Londres ! Et là, merde j’ai l’étrange impression que c’est toute la famille qui a quitté la maison, m’abandonnant toute seule.
« Et papa qui va rentrer en plus ! » Je ne suis pas certaine de vouloir l’affronter toute seule finalement…
∞
Marie
Je ne sais pas depuis combien de temps je suis allongée sur le lit ; j’ai pris des médicaments pour me sentir mieux, pour amortir. J’ai arrêté de pleurer quand j’ai entendu Chloé rentrer de l’école. Et maintenant que faire : les petites sont chez ma mère mais elles vont rentrer et voudront manger. Je ne vais pas pouvoir, je me sens vide, je sais bien que je devrais me lever, descendre, préparer le repas. Mais je n’y arrive pas. Je ne peux pas fonctionner toute seule. Je ne l’ai jamais fait, je suis trop faible, trop bête, je n’en suis pas capable. Et je ne veux vraiment pas que ma mère reste ce soir ! J’ai beau me répéter qu’il faut que je sois forte, je n’y arrive pas.
J’ai toujours vécu à l’ombre d’un homme : mon père d’abord, autoritaire, qui me trouvait trop jolie, trop féminine, pour être intelligente : on ne peut pas être sérieuse avec un physique pareil ! Puis Pierre qui m’a « sortie de là » à dix-sept ans. Et j’ai plutôt bien fonctionné toutes ces années : « Marie est douée avec les enfants » moi j’entends bien ce que les gens veulent dire en fait : « Marie n’est douée qu’avec les enfants » mais ça me va : femme au foyer c’est une évidence, même si je ne suis pas vraiment douée pour le ménage. Je n’ai jamais rêvé d’autre chose, je n’ai jamais eu d’autre ambition, si ce n’est – c’est vrai ! – ce rêve enfantin d’une école d’art à Florence, devenir dessinatrice de mode... J’avais quelques aptitudes, mais j’ai laissé tomber l’Académie pour me marier. J’ai toujours détesté être belle : belle et stupide deux adjectifs indissociables dans mon esprit. Même petite, quand des adultes, pensant me faire plaisir, me complimentaient d’un « mais qu’elle est jolie ! » j’étais gênée comme s’ils m’avaient insultée, je savais que mon père n’appréciait pas, et j’avais tellement envie de lui plaire !
Je ne me suis révoltée qu’une fois, il y vingt et un ans maintenant, en épousant ce loubard, ce blouson noir qui était comme envoûté par ma beauté, qui ne voyait qu’elle d’ailleurs, j’aurais pu être n’importe qui. J’ai d’ailleurs été n’importe qui, n’importe quoi, ce qu’il demandait. Comme il était beau ce jeune homme qui voulait tellement s’élever dans la société ! Différent de tout ce que je connaissais, voyou, arrogant, sûr de lui et comme mon père l’a détesté, tout de suite instinctivement, férocement sans lui laisser la moindre chance, et comme ça me plaisait que Pierre n’en ait rien eu à faire de mon père. Il n’a jamais eu peur de mon père, il le défiait et à dix-sept ans j’ai été conquise, éperdument. C’est la seule fois où j’ai voulu être belle, où ça m’a vraiment plu de plaire physiquement.
Au début Pierre a essayé de faire de moi une entraîneuse, je l’aimais et j’étais prête à tout pour le lui prouver. Ça n’a pas marché : j’impressionnais trop et j’étais trop godiche, je ne savais pas m’y prendre, comment me tenir et puis Pierre n’était pas vraiment convaincu. Mais ça lui aurait plu à Pierre, de me posséder à ce point et je l’aurais sans doute laissé faire. Il a finalement abandonné l’idée et je lui en ai été reconnaissante. Il m’a épousée en disant qu’il ne pouvait pas laisser passer un trésor pareil. Et de ça je lui en ai toujours été reconnaissante. Il m’a choisie parce qu’il m’aimait – j’en suis sûre – mais il pensait aussi s’élever dans la société en mariant une fille de professeur d’université, une fille qu’il s’imaginait inaccessible. Une fille comme un trophée.
Pour Pierre j’étais une page blanche sur laquelle il allait pouvoir écrire sa vie à lui, comme il l’entendait. Sans que personne n’ait rien à dire, j’étais la première marche de son ascension. Moi ça m’arrangeait bien, c’est ce que je voulais, je n’attendais que ça, qu’on dirige ma vie, qu’on me dise comment être. À l’époque j’étais contente qu’on s’occupe de moi, j’étais encombrée par mon corps, par cette beauté dont je n’ai jamais su que faire, qui était comme un défaut, qui m’embarrassait. Alors ce mariage, je l’ai voulu. Si l’on m’avait offert la liberté j’aurais été incapable d’en faire quoi que ce soit. Grâce à lui ma vie correspondait enfin à quelque chose que je pouvais comprendre, un carcan connu : une famille. Je me suis bien rendu compte, alors, que mon destin passait simplement des mains de mon père à celles de mon mari, mais ça m’allait. Quand je me suis fait épouser j’étais amoureuse et enceinte. Et heureuse.
Et aujourd’hui que tout s’écroule, je n’arrive pas à faire face, vivre sans quelqu’un qui décide pour moi et les enfants me semble impossible. Tout ce que je peux faire c’est ressasser, bêtement. C’est vertigineux. J’ai envie de dormir et de me réveiller quand tout se sera arrangé.
∞
Chloé
Je ne peux pas le croire : mes parents se séparent. Merde ! Je ne sais pas ce que je ressens, là sur le palier, j’écoute ma mère m’expliquer d’une voix éteinte :
– Ton père est parti, il me quitte, il nous quitte : il va habiter ailleurs, avec quelqu’un d’autre.
J’ai cru une fraction de seconde à une mauvaise blague. Ils ne se sont jamais vraiment disputés pourtant ! Mais le visage de maman, je ne l’ai jamais vu comme ça : bouffi, mouillé, les yeux rouges me disent que c’est vrai, c’est la réalité. Mes parents se séparent ! Ce n’est pas possible, tout arrive en même temps…
Et là, soudainement un sentiment de culpabilité me submerge : et si c’était à cause de moi ? Si c’était moi l’élément déclencheur de ce drame ? Bordel ! Ce sentiment est très désagréable, j’ai envie de revenir en arrière, d’expliquer : « Ce n’est pas si grave, ça ne peut pas être aussi grave : j’ai piqué des sous dans le portefeuille de papa… D’accord, c’est vrai… OK, mais on oublie et la vie recommence. Je rembourse si vous voulez. Je le ferai plus, merde ! » En fait je n’arrive pas à dire quoi que ce soit, aucun son ne parvient à sortir de ma bouche, je peux juste regarder maman les yeux pleins de larmes. J’ai mal au ventre. Je voudrais qu’on me pardonne. Qu’au moins maman me pardonne. Qu’elle me prenne dans ses bras. Je me sens toute petite. Je vois bien que maman ne peut rien pour moi. Et ça, ça me fait très peur ! Elle est là devant moi, toute droite, mais elle a l’air ailleurs, très loin, et même de plus en plus loin.
Tout à coup je prends conscience que maman pense la même chose que moi : elle imagine aussi que c’est moi la responsable de cette catastrophe. Je recule sous le choc, manque m’étaler sur les premières marches de l’escalier que je monte en pleurant, pour me réfugier dans ma chambre, avec l’espoir fou que ma mère vienne me rejoindre, me consoler enfin. Me dire : « Ce n’est pas vrai, non ce n’est pas de ta faute ma petite chérie, tout va s’arranger. Tu vas voir Chloé, ça va bien se passer… » Mais personne ne vient.
∞
Marie
Qu’est-ce qu’il m’arrive je ne comprends pas bien ce qui se passe. Je sais évidemment que ce n’est pas la faute de Chloé, mais en même temps je ne peux pas m’empêcher de penser que peut-être si elle n’avait pas volé tout cet argent à Pierre… Peut-être que rien ne serait arrivé ? Je me déteste de penser ça. De ne penser qu’à mon affreuse souffrance égoïste.
Ma fille pleure là juste devant moi. Et moi, encore une fois, je ne la console pas. Je n’y arrive pas, je ne peux pas ! On est perdues toutes les deux dans une tristesse solitaire, on ne peut faire que se regarder et je vois un gouffre se former entre nous, nous séparer, nous isoler. Et je ne fais rien pour éviter ça, quelque chose se casse entre nous. Non, ce ne sera plus possible de revenir en arrière. Je perds pied et pourtant – oh oui ! – j’aimerais tellement serrer Chloé dans mes bras, la rassurer lui dire que : « Non, ma Chloé ce n’est pas de ta faute, ça devait arriver… Tu n’y es pour rien. Ma pauvre petite chérie », mais je me tiens là, paralysée une nouvelle fois, je vois bien ce qui est en train de se passer.
J’ai toujours eu un peu de mal à consoler mes enfants : les bisous et les câlins je n’ai jamais connu, je ne sais pas trop comment faire, mais là c’est autre chose : je souffre. Et je regarde ma fille se briser, se décomposer devant moi, et je m’inflige ce calvaire, je le mérite. Je souffre tellement que je veux que tout le monde souffre aussi. Je ne sais pas ce que je veux : faire mal je crois. Et je sais que c’est grave, mais je n’arrive pas à bouger. J’en suis incapable. Je suis abominablement triste, c’est sûr et en même temps je ne ressens pas grand-chose. Depuis ce matin je me traîne, me lamente, me consume, j’ai pris une bonne dose d’anxiolytiques et d’antidépresseurs et je ne peux pas aider ma fille. Et maintenant, c’est trop tard. C’est fini.
∞
Pierre
C’est bizarre comme j’ai pu facilement passer à autre chose, me détacher. J’ai déménagé. Ça n’a pas été très compliqué : je n’ai pas pris grand-chose. Une partie du mobilier va de toute façon être vendue aux enchères pour payer les frais liés à la faillite. Je n’avais pas grand-chose à moi, les meubles sont à Marie et je ne les ai jamais aimés : beaucoup trop foncés. Elle peut tout garder, ça m’est bien égal. Je me suis installé chez Leïla. Elle a été surprise et ravie : elle n’avait pas cru du tout à mes promesses de quitter femme et enfants pour elle. Je l’ai pourtant fait et quand j’ai débarqué chez elle avec mes affaires, elle m’a embrassé incrédule et joyeuse. J’ai respecté ma parole un peu par hasard, c’est vrai. Mais j’en suis content. Heureux concours de circonstances, c’est tombé sur elle, mais je sais bien que ça aurait pu tomber sur une autre, à un autre moment.
J’ai eu de la chance avec Leïla. Elle est gaie, agréable, pleine de légèreté, je me sens tellement bien avec elle. Quand elle m’a annoncé sa grossesse, je n’ai pas su quoi dire, trop compliqué, j’ai été surpris et un peu dépassé. Ce n’est que maintenant que je me sens heureux. Cela ne m’est plus arrivé depuis longtemps ! Cette fois-ci c’est sûr je ne changerai pas d’avis ! Maintenant c’est plus sérieux, elle attend mon enfant, j’espère que ce sera un garçon pour changer.
Leïla, je ne l’ai jamais envisagée en mère ni en belle-mère, mais pourquoi pas ? Cela pourrait être bien pour les filles de connaître une autre femme, une femme plus jeune qui prend soin d’elle-même, de son apparence. Peut-être qu’elles pourraient apprendre beaucoup d’elle, devenir moins sauvages. Plus féminines… Moins comme Marie.
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Chloé
Je me sens mal, très mal. Je me sens mal pour ma mère qui est anéantie, on dirait qu’elle a rapetissé, qu’elle s’est recroquevillée, rabougrie : elle me fait penser à un petit tas, de poussière, de saleté, qu’on aurait balayé dans un coin. Je me sens mal aussi pour Lucie, qui ne va rien comprendre, qui à cinq ans vivait le grand amour avec son père et qui se fait abandonner comme ça, du jour au lendemain par la faute de l’autre être qu’elle aime le plus au monde : maman.
Je me sens mal pour tout le monde, sauf pour moi. C’est confus, mais je n’arrive pas à être vraiment triste pour moi, à m’apitoyer sur mon sort. Rien ne m’atteint, je suis en dehors des événements. Comme si j’avais une carapace à l’extérieur qui me protège et une autre à l’intérieur qui m’empêche de ressentir. J’éprouve de la colère et toujours cette foutue culpabilité. Une grande colère contre moi, contre mon père, contre la vie en général qui est mal faite, injuste qui fait souffrir. Sans mon père une partie de ma réalité d’être au monde, s’écroule, disparaît. Dans la famille je sais que c’est papa le miroir qui renvoie la réalité – ou l’illusion – de chacune, le phare absolu. C’est lui qui me disait qui je suis. Et maintenant qui me le dira ? Il va falloir éviter de sombrer, s’occuper de maman… Mais là, tout de suite, c’est la tempête, la catastrophe. Ce qui me terrifie le plus c’est que sans papa il n’y a plus d’adulte dans la famille.
J’ai toujours été très mal à l’aise, je n’ai jamais su quoi faire de mon corps, trop grand, trop visible, trop vulnérable. Je me souviens que petite, je restais accrochée aux jambes de maman, tétanisée, incapable d’affronter l’inconnu. Ma première grande émotion celle qui m’a laissé un souvenir, c’est la peur. Je ne me rappelle pas avoir vécu sans cette terreur. Je m’effraie de tout, de la fin du monde, de la guerre, de la mort. La mort des autres, surtout. Comme j’aimerais ne plus jamais avoir peur de rien, ni de personne. Papa quelquefois me rassurait, j’ai cru qu’il pouvait me protéger.
Je n’arrive pas à accepter l’inéluctabilité de la mort. Je ne peux évidemment pas changer la réalité, mais la perception de celle-ci, peut-être que oui, peut-être que je peux l’altérer, la modifier. Et si c’était juste une question de volonté ! Et si pour devenir immortelle ou presque, il suffisait que chaque seconde se change en heure : alors la vie serait tellement longue qu’elle en deviendrait infinie, éternelle. J’essaie de changer ma perception du temps qui passe. J’essaie de vivre lentement. C’est la seule solution que j’ai trouvée pour avoir un tout petit peu moins peur de la mort ! J’étire le temps. Du coup, je vis un peu en décalage, je ralentis tout ce que je fais, c’est difficile. Et ça ne marche pas à chaque fois, ça me demande un contrôle mental énorme… C’est très fatigant, et souvent je n’y arrive pas et je me fais surprendre et rattraper par ce foutu temps. Et puis, il me faut m’efforcer de tout trouver intéressant, chaque petite parcelle, chaque infime moment de ce présent, même l’ennui. Et je m’ennuie beaucoup et longuement.
∞
Pierre
Je me réveille en panique, je ne sais plus où je suis. Je respire difficilement : je sors d’un rêve dont le souvenir désagréable s’attarde. Des images de ma faillite en fiasco planétaire, symbolisée par une espèce de Pac-Man gigantesque mangeant tout, les meubles, les enfants, Marie, le chat, ma mère, les outils, les véhicules, disparaissent dans cette énorme bouche grotesque. Et plus il mange, plus ce Pac-Man cauchemardesque grossit, plus il devient noir et agressif. Il cache le soleil, il envahit l’espace, tout s’assombrit. Il me cherche. Et moi je cours comme un dératé pour lui échapper. Et j’aperçois mon bateau, je sais que si je l’atteins je serai sauvé, mais plus je m’en approche plus il s’éloigne. Je cours et je sais que c’est inutile, je suis terrorisé car je me rends compte que le monstre est juste derrière moi. Il va me bouffer. Je me réveille en sueur avant de savoir s’il m’a rattrapé ou pas.
Ce que j’ai laissé derrière moi attendra que je me remette que je sois assez fort pour l’affronter. En tout cas je suis bien pour le moment dans ce petit appartement coquet, aux côtés de cette jeune femme amoureuse, attentionnée, reconnaissante, je me sens bizarrement héroïque. Comme si j’avais accompli quelque travail herculéen : épuisé mais heureux, à ma place, méritant le repos du guerrier. Je me laisse cajoler, réconforter, gâter. Je me détends. C’est une toute autre histoire quand je vais voir mes enfants, là, je me sens très minable, très lâche. Pas du tout l’image du héros qui me plaisait tant. Mais malgré ces sensations, je ne peux pas m’empêcher d’y retourner encore et encore. N’importe quand, à tout bout de champ. Je veux savoir comment ça se passe sans moi, comment ma famille vit, s’organise, mange, se lève, se couche, discute, pleure, rit, dort... Je veux savoir mais je ne le vois jamais, car dès que j’arrive tout se fige : personne ne comprend pourquoi je viens, comme ça, à l’improviste, aussi souvent. À chaque fois, le même malaise s’installe. Mais je continue à y aller malgré l’hostilité, la déception et l’incompréhension que je lis dans leurs regards, j’en ai besoin, et là, je me rends vraiment compte que je ne partagerai plus jamais leur vie. Plus jamais ; plus comme avant. Que c’est fini, irréparable et je sais que c’est bien ce que je voulais, que ce ne soit plus jamais possible. Les deux petites, elles, sont contentes de me voir. Et ce moment avec elles, cet accueil naïf et enthousiaste me bouleverse et m’aide à supporter le reste.
D’une manière pathétique je suis encore le ciment de la famille, tout le monde se retrouve, pour me désigner comme l’homme le plus détestable de la terre. C’est terrible cette sensation, je suis jugé totalement nuisible, indésirable, rejeté violemment. Pour restaurer la cohésion familiale, elles ont fait de moi l’ennemi suprême, le bouc émissaire absolu, celui autour duquel tout le monde se réunit pour le huer. Ce gynécée à la dérive me critique, me maudit. Ce fonctionnement s’est mis en place rapidement, facilement comme s’il n’y avait pas d’alternative. Pour Elena, Chloé, Judith et Marie me détester a l’air très naturel, et sans retour en arrière possible.
∞
Chloé
Depuis quelques jours, je ne vais plus en cours. Tout le monde s’en fiche de toute façon. Je pars le matin, je prends le bus, je passe devant l’école, mais je n’ai pas la force de descendre et de rentrer dans le bâtiment. J’aimerais beaucoup, encore plus maintenant, être comme les autres, aller en cours, discuter, rigoler, critiquer les profs, me moquer, rire surtout. Je n’ai jamais pu mais là, je n’essaie même plus. Ma copine Caro a accueilli la nouvelle de la séparation de mes parents par un « bienvenue au club » lapidaire et blessant : je n’ai vraiment pas l’impression d’être moins exclue depuis, au contraire, je me sens plus isolée que jamais. Je n’ai jamais été insouciante et frivole. Mais maintenant tout me semble lourd, terriblement lourd.
Je laisse le bus dépasser le collège et je descends plus loin, au centre-ville. Je ne sais jamais trop où je vais aller, mais je me retrouve presque à chaque fois au café avec quelques punks, déscolarisés et désœuvrés, eux aussi. On joue aux cartes une bonne partie de la journée, personne ne pose de questions. Ce qui convient parfaitement à mon humeur et à mon mutisme arrogant. C’est superficiel mais ici j’ai un peu l’impression de faire partie d’un groupe, je suis acceptée et regardée comme une semblable, bon c’est surtout grâce à mon look et ça ne va guère plus loin mais ça me fait du bien cette petite reconnaissance nihiliste.
C’est du temps ennuyeux et long, très long, mais il finit toujours par passer, j’essaie de le ralentir malgré tout, malgré l’ennui : éviter la mort autant que possible. Et pourtant ça n’arrange rien qu’il passe lentement ou pas : je me sens toujours aussi mal, toujours aussi décalée aussi mal à l’aise dans ma peau et à l’extérieur de ma peau.
Ce soir, je rentre tôt. Il y a des cartons partout, c’est encore plus le bordel que d’habitude. Maman n’arrête pas de faire des listes on dirait une folle. On ne paie plus le loyer : la famille déménage chez mamie ! Chouette ! Le grand chambardement ! Pour ce que ça va changer. Ce sera juste la même merde dans un autre environnement.
∞
Marie
– Les huissiers n’ont pas pris grand-chose ils ont été obligés de laisser du mobilier, à cause des enfants. –… – Oui, maman. Je sais, je ne dois pas me laisser aller comme ça. Ça va aller : c’est juste une phase. Je ne vais pas être sous médicaments toute ma vie ! –… – Je fais les cartons, ce n’est pas facile il y a du bazar partout, j’essaie de faire des listes, ça peut aider, je crois. J’ai juste besoin de m’organiser un peu. Je n’arrive pas à décider ce que je prends, je change d’avis tout le temps et puis j’oublie ce que j’ai emballé, je rouvre alors des cartons pour vérifier. –… – Oui, mais j’écris sur les cartons… C’est juste que j’ai peur de me tromper ! Tu peux comprendre ça : j’ai tout le temps peur de me tromper ! De mal faire les choses, je sais que je les fais mal. –… – Désolée d’avoir crié, je ne m’en étais pas rendu compte. Tu peux venir bien sûr, mais tu ne peux pas être là tout le temps ! –… – Oui sans doute… Sûrement ce sera mieux quand on aura emménagé chez toi… –… – OK, OK : chez moi, dans mon appartement ! Mais bon maman il est quand même dans ta maison, cet appartement, non ? Donc on sera chez toi ! –… – J’arrête de crier... Excuse-moi. C’est provisoire, oui je sais ça va aller mieux : je vais vite trouver du boulot, sans doute. –… – Ce qui compte ce sont les enfants, tu me l’as déjà dit, elles vont bien… je crois.
∞
Chloé
Je suis soulagée : je pense avoir enfin trouvé la solution. Ça va aller mieux. Tout à coup j’ai su ce qu’il me fallait faire, je me sens mieux : tout va s’arranger. Mais il faut que je sois à la maison, entourée de ce qui reste de ma famille. Cette famille qui part en morceaux, qui a perdu toute cohérence depuis que papa est parti. Et malgré la détestation nouvelle, c’est étrange comme je regrette sa présence rassurante – jamais j’aurais cru – ce n’est pas vraiment lui que je regrette mais notre famille d’avant avec papa. Je préférais vivre dans cette illusion.
Je ne veux plus chercher sans cesse pourquoi je n’arrive pas à être comme les autres. Ça a l’air tellement facile pour tout le monde, je sais qu’on me surnomme la sourde-muette au collège. J’en suis fière, et triste. Pourquoi ? Pourquoi suis-je capable de rester des heures sans dire un mot, et puis lâcher quelques mots qui font fuir tout le monde ? Pourquoi est-ce que je suis incapable de participer à une banale conversation ? Pourquoi est-ce que je me sens obligée de dire des choses intelligentes alors que tout le monde dit des bêtises ? À force d’y réfléchir je pense avoir trouvé comment m’en sortir. Je ne veux plus avoir peur, ne plus avoir mal, ne plus être si différente, si inadaptée.
∞
Marie
Je téléphone à Pierre : je suis inquiète et malgré les médicaments qui m’empêchent de penser correctement – d’aligner deux mots correctement – je suis contente d’être parvenue à composer son numéro du premier coup. Je lui explique, je crie je crois, que Chloé est enfermée dans la salle de bain. Je ne sais pas vraiment depuis quand, mais ça doit faire longtemps et Chloé ne répond pas à mes appels. Et pourtant je tape fort sur cette porte.
– Pierre, j’ai peur il faut que tu viennes tout de suite.
Ma voix pâteuse me dégoûte. Je sais qu’il n’est jamais bien loin de la maison en ce moment Pierre, il nous tourne autour, nous épie. Je pense qu’il ne me fait absolument pas confiance, et il a sans doute raison. Il arrive rapidement. Il ne me jette pas un regard, se précipite sur la porte, je me sens très misérable. J’aurais voulu qu’il me voie, qu’il voie les conséquences de ce qu’il nous a fait, qu’il me voie sale, vieille, lamentable. Je me dégoûte.
∞
Pierre
La maison est dans un état déplorable et Marie aussi. Il y a des cartons partout. C’est le foutoir. Marie a l’air d’une junkie. Je frappe à la porte de la salle de bain comme Marie l’a sans doute fait plusieurs fois avant moi. J’appelle Chloé. Elle ne répond pas. J’ai peur. Je regarde la porte : trop solide pour être défoncée. Je descends au garage chercher l’échelle pour passer par la fenêtre, je ne parle pas – à quoi bon – je suis très calme, extrêmement concentré. Je ne peux que me répéter « non, non, non… »
∞
Marie
Je ne sais pas quoi faire, je me sens toute molle, sans émotions, sans volonté, je fonctionne comme au ralenti. J’entends loin en bas les babillages de Lucie et Emma. Je n’ai plus la notion du temps, je ne sais plus depuis combien de temps je suis là, devant cette porte fermée. Malgré cet état second, cette ouate médicamenteuse qui m’entoure et qui me fait comme un abri, un filtre, je me rappelle soudain que la fenêtre de la salle de bain est très petite et placée très haut. Je me laisse tomber au sol, le visage dans les mains, je me rends compte que je pleure. Je vais devoir augmenter ma dose de cachets pour ne vraiment plus rien ressentir, jamais.
∞
Chloé
J’ai entendu ma mère de l’autre côté de la porte, frapper, appeler. Je n’ai pas répondu. Je ne supporte plus de voir maman dériver, se laisser aller, traîner dans la maison, n’avoir d’intérêt pour rien, même plus pour ses enfants. Un zombie, voilà ce qu’elle est devenue en quelques semaines. Un zombie en peignoir de bain dégueulasse. Depuis toute petite on me dit que je lui ressemble à maman, je me suis construite avec cette idée et de voir comment elle est devenue est insupportable. Je déteste penser ça, je déteste ce dégoût qui submerge la pitié. Je déteste la voir comme je la vois. Comme je me vois.
Le bain coule, je me déshabille, et pour la première fois de ma vie, je plie avec soin mes vêtements et je les pose soigneusement sur la chaise. Mes gestes sont précis, lents, je me sens complètement absorbée par ce que je fais. J’évite le miroir, je ne suis pas sûre de pouvoir soutenir mon reflet. Je vérifie du regard la petite pièce pour m’assurer que tout est en ordre, bizarrement ça me paraît très important de tout laisser en ordre. Je ramasse les flacons vides que j’ai laissés tomber au sol, quand j’ai avalé les médicaments. Je n’ai pas fait dans le détail, j’ai tout pris. Cela n’a pas été facile à avaler. J’en garde un mauvais goût dans la bouche. Maintenant je suis calme, la salle de bain est bien rangée. Je n’entends plus ma mère. Je n’entends plus rien.
J’ai décidé de ne plus attendre, de ne plus avoir peur. C’est trop difficile de tout contrôler, ce temps qui m’échappe sans cesse, qui passe : la peur est toujours là. C’est une maladie sans doute et je suis toute seule à l’avoir cette maladie, il n’y a personne pour m’aider, pour partager ce fardeau. J’ai essayé, j’ai vraiment essayé de faire partie de ce monde, c’est trop dur, ça n’a pas fonctionné. Je me glisse dans la baignoire, l’eau chaude m’enveloppe, accueillante, rassurante. C’est difficile mais finalement j’arrive à couper les petites veines bleues qui traversent mon poignet, j’ai choisi le gauche c’est plus facile, je ne coupe que celui-là : avec les médicaments, ça devrait suffire, le sang teinte l’eau en volutes roses. Je me dilue, ma substance se mélange à l’eau. Je regarde par la fenêtre. Je ne vois pas grand-chose : une partie de ciel, gris, nuageux, sans intérêt. Je ne ressens plus rien. Le temps pour le coup a vraiment ralenti. Petit à petit, tout doucement, lentement je me sens devenir éternelle. Je me demande pourquoi je n’y ai pas pensé plus tôt, c’est tellement simple, limpide, agréable. C’est une évidence : mourir c’est devenir immortelle ! Je n’ai plus peur. Tout rentre enfin dans l’ordre : je n’aurais jamais dû naître.
∞
__________________________________________________ Cette nouvelle fait partie d'une série à épisodes indépendants.
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