Quand ça souffle comme ça, je ne supporte pas. Du coup je reste dans la cabine et bois de la bière pour calmer mes nerfs. Je sais que je bois trop, mais là c'est différent. C'est à cause du vent. La Triboule l'a senti venir. Le vieux, il sent quand le vent va venir. Il dit que c'est sa hanche qui l'avertit. Il dit : « C'est l'autan noir. Il arrive. » Il est passé à midi pour me porter des figues. Moi, les figues, je n'aime pas trop, mais j'ai dit merci en serrant la pogne gonflée du vieux. On a parlé dix minutes sur la berge, les pieds dans les feuilles rousses. Il y avait un beau soleil frais. La Triboule, on lui donnerait la soixantaine bien tassée, mais lui, il dit qu'il a à peine 45 ans. Il dit que c'est à cause d'une maladie. Qu'il a vieilli comme ça, d'un coup. Mais pour ce qui est du vent, jamais il se trompe. C'est à 18 h que sont arrivées les premières bourrasques. Les feuilles d'automne se sont mises à partir en tourbillon sur les berges. Le soir est tombé juste après. « Y en a pour deux jours », a dit le vieux avant de partir. « C'est l'autan noir. » Il vient presque chaque jour me voir au bateau. Rarement les mains vides. Du miel. Du thé dans un pot. Des légumes du jardin. De la liqueur de noix. Parfois, il monte sur le pont du bateau pour boire un café. Quand il a le temps. Il boit jamais la goutte, parce qu'il doit marcher cinq kilomètres à pied le long du canal pour rentrer chez lui, et qu'il a peur de tomber à la flotte. Il dit aussi que l'alcool lui monte vite à la tête, et qu'il a peur de dire des choses après. « Quelles choses ? » je lui demande. La Triboule reste mystérieux et change de sujet. Il préfère parler de son carré de jardin et de ce qui y pousse. C'est comme ça que je fais passer la tempête. En buvant de la bière forte. J'ai un vieux poste de radio qui crachote sur la table. Quand j'en ai assez de la musique, je met France Culture. Les gens qui parlent à ma solitude, ça me réconforte. Il fait froid dans la cabine alors j'ai passé un pull et gardé mon cuir. Le cul dans l'eau, avec l'hiver qui arrive, ça va être pire. À 22 h 42 le mobile sonne. Le numéro de la mère s'affiche. Je ne réponds pas. Je ne tiens pas à troubler cet isolement. Cette hébétude. Je vois mon visage se refléter dans les vitres de la cabine. Mon sourire figé, vaguement stupide. C'est celui de l'ivresse, du détachement. Autrefois, il n'y avait pas l'alcool pour apaiser mes peurs nocturnes. Je me cachais sous les draps avec ma lampe torche. Ça sentait la transpiration et la trouille, là-dessous. Je me souviens la chemise de pyjama, avec les boutons. Une autre époque. Je finis ma dernière bière et me couche, tout habillé. La banquette est dure et froide. Dehors, c'est toujours la tempête. Mais elle a perdu son côté menaçant. Je la perçois à présent, aux portes du sommeil, comme une lointaine et vague menace.
J'ai balayé le pont et me suis servi un café noir, sans sucre. Maintenant je fume une cigarette le regard dans le vague, perdu dans les eaux vertes du canal. Depuis deux ans que j'occupe ce bateau, les jours ont fini par se ressembler. L'autan a perdu de son intensité par rapport à cette nuit. Néanmoins il souffle assez pour brouiller les eaux du canal. Pour attiser le feu dans la cigarette. Pour soulever les feuilles rousses aux pieds des platanes. Je pense à ma sœur. À la façon qu'elle avait de passer ses mains dans ses cheveux pour se décoiffer. À son effronterie et son culot. On la disait sauvage et elle jouait à l'être. En face d'elle, moi, l'aîné, me sentais tout petit. Je la savais capable de tout. Affranchie des règles. Au cours de sa seizième année, le médecin de famille l'a fait interner en psychiatrie. Le toubib a expliqué à la mère, « voilà, votre fille est schizophrène. » Au début la mère, elle savait pas, il a fallu lui expliquer. Elle disait « c'est à cause de la drogue tout ça. » Un après-midi d'octobre, elle est revenue. Pas vraiment différente, mais pas la même non plus. On la sentait en colère. Dangereuse. Ses yeux bleu gris à la couleur changeante, voilés sous l'effet des neuroleptiques. Je voulais lui prendre la main mais elle m'intimidait.
Samir vient me chercher en voiture. Il conduit une Citroën BX blanche de 1993. Comme il me l'a promis, il m'emmène faire des courses au supermarché discount. Sur la vitre arrière, il y a encore le prix. 1 450 euros. Devant l'entrée du supermarché, toujours les mêmes ombres, capuches sur la tête. Qui font la manche et boivent. Je caresse un chien. Serre des mains. Katrine est à la rue depuis trois mois. Une partie de son visage est couperosé. Elle fume et boit en attendant la mort. Son sourire dévoile une dentition de toxicomane. Je remplis un caddie avec de la bière bon marché, des sachets de pâtes, des boîtes de sauces tomate, des fruits, des pommes de terre, de la lessive en poudre. « Mon pauvre, j'ai quelque chose à te faire écouter », dit Samir, quand nous revenons à la voiture. Sur le bateau, il sort sa guitare folk. On a échangé un joint et bu de la bière. La surface des eaux vertes est ridée comme le visage d'un vieillard. De la poussière dans l'air. J'ai mis mes lunettes noires. Samir plaque un accord. Un deuxième. Il joue un peu comme un gitan maladroit. Sa voix s'élève, éraillée. Surprenante. « Depuis que tu es partie / Tu ne me manques plus / Ni l'éclat de ta voix / Ni les poils de ton cul. » Il chante deux minutes et s'arrête, essoufflé. Boit une gorgée de bière hollandaise. Il demande : « Tu viendras me voir ce soir ? Je joue à l'Arbalète ». Puis il ajoute : « À Saint-Michel. » Une rafale d'autan renverse sa bière, aux trois quarts vide. Je me sens déjà ivre et j'ai un peu froid. Le pont est de nouveau recouvert de feuilles rousses. Mes cheveux sont sales, épais. De la poussière me chatouille le nez. Je roule un autre joint en me protégeant du vent. Samir joue un autre morceau, qu'il a intitulé « Satanique société ». À 15 h 25, Samir dit : « Un gars du bled, mon pauvre, il m'a promis la première partie d'Higelin à la Halle aux grains. L'année prochaine. Je croise les doigts, mon pauvre. » Sur le coup des 17 h, le vent s'épuise, et puis il s'emballe, d'un coup, comme pour un dernier galop. Samir dit qu'il doit partir. Que s'il continue à boire comme ça, ça va être tendu pour le concert de ce soir. Il range sa guitare dans sa housse. « Viens ce soir », il dit. « Il y aura les amis. Claudie… Babar. Peut-être Romain. » La Citroën BX démarre et puis plus rien, à part le vent.
Je descends me mettre à l'abri dans la cabine, et m'assois sur la banquette abîmée par la cigarette et l'humidité. Me saisis d'une carte postale, scotchée sur le mur. Je regarde la photo aux couleurs fatiguées de la cathédrale de San Miguel de la Frontera. Au verso, une adresse tapée à la machine à écrire. Dans le cadre blanc réservé à la correspondance : rien. Un vide qui dérange. J'ouvre une nouvelle canette. Trop grande, trop fraîche. Un goût de sang et de fer. La carte est arrivée à l'adresse de la mère, avec mon nom à moi dessus. « Ça ne peut pas être ta sœur », m'a dit la mère. « Elle est morte. Je le sais. » Quand je suis parti vivre sur le bateau j'ai pris la carte. Chaque fois que je la regarde, il y a du malaise, mais de l'espoir aussi.
La Triboule passe tôt ce matin. Il amène des courgettes du jardin. Des légumes avec une peau de lézard et des courbes de femmes. Il reste un peu de terre dessus. « C'est pour la soupe », il dit. « Ou pour les farcir. » Il monte sur le pont et s'assoit pour boire le café. Le vent est retombé. Le vieux avait raison. Deux jours, pas plus. C'est l'autan noir. Le soleil est voilé, le temps terne et gris. Il y a encore des feuilles accrochées aux branches des platanes. « Les platanes, ils sont malades », m'a expliqué un jour la Triboule. « C'est un champignon qui les bouffe. Il va falloir les abattre et les remplacer. » J'imagine le canal sans ses arbres. L'ombre chassée des berges. La Triboule est en verve ce matin. Il parle et sa trogne se plisse sous son épais bonnet de laine. Il dit que c'est bientôt le jour des morts. Qu'il y a toujours une tombe à fleurir. Ses parents à lui reposent en terre catalane, au sud de Perpignan. Il prendra le train demain matin.
L'autan a laissé place à un froid sec, sans soleil. Après le départ de la Triboule, je passe un coup de balai dans la cabine, et sur le pont. Je me dis qu'il y a longtemps que je n'ai pas salué les chats de Colette. Sa péniche est à cinq minutes à pied, en direction de la ville. En chemin, je croise la faune des habitués du canal. Des jeunes en rollers, des joggers, des cyclistes. À côté de tous ces gens qui se font violence pour rester sain et en bonne santé, je me perçois comme un épouvantail blafard et hirsute. J'en rirais presque. Le sport n'a jamais été mon fort. Petit, la mère m'avait inscrit au club de foot de la ville. Pour te rembourrer un peu, elle disait. Et puis pour me sociabiliser. « Fais comme le loir. Nourris ton corps et ton esprit », avait l'habitude de dire mon père. Le père avait de ces sentences, parfois. On ne savait jamais où il allait les pêcher. Je me rappelle l'odeur du camphre dans les vestiaires. Les corps nus sous la douche. Ce garçon, qui ressemblait à une fille et se faisait chahuter par les autres. Le maillot, bleu et noir, que je devais ramener à la maison pour que la mère le lave. Je me revois dans un coin du terrain, au bord de la ligne de touche, fuyant le jeu dans la hantise qu'un inconscient me passe le ballon. L'année suivante, la mère m'avait inscrit au ping-pong.
J'oublie toujours le nom des chats. Alors je les appelle par leurs couleurs. Il y a le Tigré, le Rouquin, Isabelle, et la Noiraude, que je surnomme aussi parfois Tapenade. La plupart du temps, ils ne prennent même pas la peine de chier sur les berges. Ils déposent leurs déjections à même le pont. Colette, elle s'en fout un peu. Elle dit que ses chats, c'est les seuls êtres vivants qu'elle tolère. À l'entendre, autrefois, elle était une belle femme qui collectionnait les aventures. C'est toujours elle qui partait la première, lassée et blasée par l'étroitesse d'esprit, la désinvolture des hommes. « De grands enfants, éternellement, dit-elle lorsqu'elle parle des hommes en général, et les enfants, je n'ai jamais pu supporter. » Elle dit ça pour justifier le fait qu'elle n'en a pas eu. Qu'elle s'est résolue à vivre seule avec sa mère mourante sur cette péniche déglinguée. Des rumeurs affirment qu'elle est encore vierge et que personne n'en a jamais voulu. Qu'à force de siroter du whisky bon marché, son cerveau s'est ramolli. Que sa vieille mère est folle, et que la fille est sur la même pente glissante. La faute à pas de chance. Ou à l'hérédité. Quelques gènes bousillés par l'alcool et l'amertume. Moi, je m'en moque des rumeurs. Si on devait prendre pour argent comptant tout ce qui sort de la bouche des habitants du canal, des riverains, des gens de la capitainerie, on aurait de quoi se faire construire une marina de plusieurs hectares, là, ici, à la sortie de la ville, en lieu et place du port technique. Ce que je sais, en revanche, c'est que je ne suis jamais très à l'aise en la présence de Colette. Je préfère venir voir ses chats lorsqu'elle n'est pas là. C'est pas qu'elle s'absente souvent, Colette. La plupart du temps, j'entends ses ronflements qui montent du ventre de la péniche. Avec quelquefois en supplément les plaintes que pousse sa vieille mère, pour essayer de la réveiller. La vieille elle bouge jamais de son lit et de ses draps jaunes pisseux. Ses jambes ne la portent plus. Elle reste là, à dormir en sifflant, à renifler sa vieille morve et son potage sans sel, à insulter l'univers et le nom de Dieu. Aujourd'hui, ça me rassure ce silence. À part les chats qui s'agitent et ronronnent et font leur bruit de chat. Je leur ai ramené des pelures de légumes. Le vent a renversé leurs écuelles et des croquettes jonchent le pont. Tigré a la pelade. De pire en pire. Ce sont des chats affectueux, mais qui sentent la misère, un peu. Ils ont des tiques et des puces. Je caresse un peu Isabelle, ma préférée. C'est la plus jeune, avec un foutu caractère. Je ne pense pas avoir fait de bruit, mais j'entends la voix de la vieille. « Colette ? C'est toi ? » Alors je repose Isabelle et descends du bateau. De gros nuages gris donnent au ciel une couleur de pierre. Une goutte s'écrase au dos de ma main. Puis une autre dans mes cheveux. Le vent tombé, la pluie s'impose, comme une évidence.
Samir m'a donné rendez-vous dans un petit bistrot du quartier Arnaud-Bernard. Sur la place, des bouquinistes. Les dernières lueurs du jour. Sur le boulevard, le ballet des voitures, les gens qui sortent des bureaux, les bus prioritaires, la sirène d'un car de police. Je me rappelle pourquoi je vis à l'écart de tout ça. C'est pas le bruit, c'est pas le gaz carbonique. C'est autre chose. Cette vaine agitation. Le besoin de circuler en troupeau, d'un point à un autre. Le mouvement perpétuel comme pour justifier le fait d'exister. À force de vivre comme une horloge, on se transforme en horloge. J'imagine des centaines d'horloges en costumes, dans leurs boîtes métalliques à roulettes. « Mon pauvre ! Préviens-moi le jour où t'arriveras à l'heure ! » rigole Samir. Il est accompagné d'un grand type à la mine sombre. Je m'assois à leur table, une petite chose ronde en formica. De la vapeur s'échappe de leur tasse de thé. « Je te présente Kader. Il vient directement de Barbès. C'est un très bon musicien. » Kader fait un léger signe de tête. « Qu'est-ce que tu bois ? C'est moi qui offre », dit Samir. Volubile et légèrement ivre, Samir entretient la conversation. Il fait de grands gestes et donne plusieurs fois l'accolade à son ami Kader, qui ne moufte pas. Il parle de son concert à l'Arbalète. « Mon pauvre, ils m'ont refilé peanuts, 120, pourtant y avait du monde mais les gens ont pas bu, c'est ce qu'ils m'ont dit tu comprends ils m'ont dit les gens n'ont plus d'argent. » Nous sommes installés près de la vitre qui donne sur la place. De là, je peux observer le manège des vendeurs de cigarettes espagnoles détaxées. Les lampadaires sont allumés. Un vieux bouquiniste remballe sa marchandise. Je me souviens qu'autrefois je lisais. Je passais des heures à dévorer des livres, sans rien faire d'autre. Au début, c'était pour passer le temps, pour accélérer la course de l'aiguille, le temps que j'avais à revendre, le temps dont je ne faisais rien sinon. « Va jouer dehors », me disait la mère. Je lisais des polars de toutes origines, des thrillers, des romans contemporains. Je lisais aussi des choses que je ne comprenais pas, ni sur le moment, ni plus tard. Pas de classiques, à part Camus, peut-être. Je lisais parce que je n'avais pas d'amis et nulle part où aller. Pas d'argent à dépenser. Je lisais parce que ma sœur n'était plus là pour me parler de sa folie. Et puis d'un coup, j'ai arrêté. Pour la boisson. Pour une fille qui n'est plus là. Qui n'a jamais vraiment été là. « Mon pauvre, le type, il était là et puis l'instant d'après, plus rien ! En fumée ! C'est quand même bizarre non ? » Samir me brandit sous le nez un article de Vingt Minutes. Il est question d'un octogénaire retrouvé mort dans son appartement de l'avenue Camille Pujol. Les pompiers ont retrouvé son corps calciné, à l'exception des jambes, étrangement intactes. « C'est la même chose qui est arrivée à une vieille dame la semaine dernière ! » s'excite Samir. « Le plus stupéfiant, c'est l'état des murs et des meubles, autour du corps. Impeccable ! Aucune trace d'un quelconque incendie. » Je m'attaque à ma troisième mousse, à laquelle je trouve un goût saumâtre. Je me rappelle alors pourquoi je suis là, à cette table, à écouter les élucubrations d'un excité tandis que Kader, le musicien mutique, semble perdu dans son univers. Je froisse dans mes doigts le billet bleu. C'est tout ce que je vais pouvoir me payer cette semaine. Du marocain passable à vingt euros. Samir remarque mon impatience, et commence à fouiller dans les poches de son anorak. « Le deuxième cas en une semaine, vous trouvez pas ça bizarre ? » insiste Samir. « Vous avez entendu parler de la combustion spontanée ? Moi j'y crois. La tante d'un de mes cousins, elle est partie comme ça. Ils ont retrouvé un tas de cendres sur son lit, et même pas les draps ils étaient noircis, mon pauvre. » Il tambourine sur sa poitrine avec son poing. « C'est une vraie usine à gaz là-dedans. Les gens déprimés, tout seuls, malheureux, le cerveau il se met à tourner à l'envers… et là, pouf, combustion spontanée mon pauvre ! » Je ramasse le cube de cannabis et le range dans mon cuir. Kader, dont on n'a pas entendu le son de la voix jusque-là, se met soudain à rire. Un rire violent, qui le secoue des pieds à la tête, qui le tord littéralement. Il rit en se tenant les côtes, et on a l'impression qu'amusé par son propre rire, il s'esclaffe davantage, tandis que je me lève pour prendre congé, laissant là un Samir au regard perdu, incrédule sûrement, vexé peut-être.
Le jour des morts. Le crachin toute la matinée, et puis après ce froid humide, avec des rafales de vent de temps en temps, comme des ponctuations. Il y a encore des feuilles rousses aux platanes. Les platanes malades à cause du champignon qui les étouffe. Je bois des bières bon marché qui m'engourdissent à peine. Je maudis ma négligence, parce que mes ultimes feuilles à rouler sont trempées, inutilisables, alors je descends du bateau pour prendre la direction de chez Colette. Quand j'arrive, il y a l'odeur des chats, bien sûr. Et la musique. Je grimpe sur la péniche et frappe à la porte de la cabine. Je reconnais Dalida. « Il venait d'avoir 18 ans ». Personne ne répond, alors je pousse la porte. Colette sursaute quand elle m'aperçoit. Elle baisse le son de son vieux poste à cassettes. « Tu m'as fait peur, bordel », dit-elle. Les rideaux aux fenêtres sont presque entièrement tirés. Ils ne laissent passer qu'une lumière faiblarde, triste comme un jour de Toussaint. Une veillée funèbre. La table devant Colette est encombrée de vaisselle sale, de vieux exemplaires de Reader's Digest, de bouteilles vides, de cendriers pleins. « D'habitude les chats me préviennent quand quelqu'un arrive », elle dit. « Saloperie de chats. Mais c'est toujours mieux que des chiens. Tu aimes les chiens ? » Je demande : « Tu pourrais me dépanner en feuilles à rouler ? » Et comme elle ne réagit pas, je répète : « Je cherche des feuilles. » De la chambre, je perçois les ronflements de la mère. Ça sent le vinaigre, le tabac froid. L'ammoniaque. Colette débarrasse un coin de table. Elle sort d'un placard une bouteille contenant un fond de liquide jaunâtre, et en verse dans deux verres. Elle y ajoute de l'eau. « Viens t'asseoir un peu avec Colette », elle dit. Le pastis est glacé, et me monte vite à la tête. « Pourquoi tu viens plus me voir ? » elle demande. « Pourquoi tu viens plus voir ta vieille amie Colette ? » Son haleine chargée de mauvais whisky. Le regard voilé. Elle a ce tic, de s'humecter sans arrêt la lèvre inférieure avec le bout de la langue. Elle est ce genre de personnes auxquelles on ne saurait donner d'âge. Une tignasse de cheveux couleur de cendre, ébouriffée. Je lui explique que les dernières fois que je suis passé, elle n'était pas là. Qu'alors j'ai salué les chats, et puis voilà. Je n'aime pas le regard sceptique qu'elle me lance. « C'est vrai, je me suis beaucoup absentée ces derniers jours », elle dit. Elle soupire et vide son verre d'un trait. Puis, presque en chuchotant, comme si elle craignait que sa vieille mère ronflante l'entende, elle ajoute : « J'ai un amoureux. Attention, pas n'importe qui ! Un monsieur. » Elle se sert une nouvelle rasade de pastis, et entreprend de se rouler une cigarette, mais ses doigts tremblent trop, alors elle me demande si je peux lui en rouler une. Durant quelques minutes, on écoute la cassette compilant les plus grands tubes de Dalida. Sans rien dire. Je prélève plusieurs feuilles dans le paquet de Colette. Colette dit : « Avant, on disait que je lui ressemblais, à Dalida. Sauf que moi, je suis pas née au Caire mais à Marrakech. On disait que j'avais ses yeux. Et j'étais aussi bien foutue qu'elle. » Chez Colette, c'est un peu le bout du monde, ou plutôt le bout de nulle part. C'est sale et ça sent pas bon. C'est quelque part au-delà de la vie. Je me roule une cigarette tandis que mon hôtesse déraille, sûrement à cause du pastis. Elle dit que bientôt elle va partir, détacher sa péniche et tracer la route. C'est pas la première fois qu'elle dit ça, alors j'y crois pas vraiment. Elle remet une tournée de pastis. Elle dit que le jour de la Toussaint, elle sort jamais. Que la seule tombe qu'elle aimerait fleurir, c'est celle de son père, au bled. Que les morts, faut les laisser entre eux, et pas aller les emmerder. « À l'origine, cette fête, c'est juste pour les saints, et les saints, moi j'en connais pas », elle dit. « À part mon saint homme de père, bien sûr. » On trinque à sa mémoire. Elle me dit que de sa tombe, au cimetière d'Essaouira, son père a vue sur l'océan et les petites îles de l'archipel. Qu'elle voudrait reposer là-bas, elle aussi. Elle commence à devenir sentimentale, avec ses yeux qui se mouillent et ses mains qui tremblent de plus en plus. Elle veut me garder à manger mais je décline et prends congé. Dehors, la pluie s'est remise à tomber. Je remets un pied sur la berge en faisant attention de ne pas glisser. Et le pastis n'arrange rien. Avec ce temps, les berges sont désertes. Pas de joggeur avec leurs iPod, ni de cyclistes en lycra fluo. Je respire cette fraîcheur, l'eau verte du canal, l'odeur de l'herbe et du bois mouillé. La voiture de Samir est garée devant chez moi. Je grimpe dans la cabine et le trouve sur la banquette, en train de se rouler un joint. « Jamais tu fermes toi, mon pauvre », il me dit. Je réponds que j'ai rien à voler. « On est pas à Woostock ici, mon pauvre », il ajoute. Une expression fétiche de Samir. Il prononce « Woostock » sans le d. « Y a des gitans dans le coin, et les alcoolos du Leader Price. Tu devrais faire gaffe », il dit tout en humectant son pétard. La pluie s'acharne contre les vitres sales. À l'intérieur, ça sent le tabac, le shit, un peu la javel, un peu la transpiration, et une odeur de légumes en train de pourrir. La Triboule avait prévu la pluie, après l'autan noir. Un temps de Toussaint. On l'entend cogner sur le toit de la cabine. « Tout est fermé, mon pauvre. On dirait que la vie s'est arrêtée », fait Samir en tirant sur son joint.
J'ai rêvé d'elle cette nuit. Je me souviens de tout. On est dans la cabine avec Samir, on prend l'apéro, dehors tout est noir, impénétrable, on entend toujours la pluie qui cogne sur le toit. Une nuit sans lune, parfaitement sombre, comme si tout autour avait été effacé, gommé. La lumière du plafonnier cliquette, faiblit, s'éteint puis repart. Samir s'inquiète. Je ne sais plus de quoi. Il a peur de quelque chose. De moi peut-être. « Mon pauvre, t'as des yeux bizarres », répète-t-il. « Tu verrais tes yeux mon pauvre, tu m'inquiètes. » Il m'agace à toujours rabâcher ça. Il refuse de me tendre le joint, prétextant que j'ai mon compte. « Mon pauvre, t'as une de ces têtes », il répète. La lumière repart puis revient. Le bateau bouge imperceptiblement, et j'ai les pieds gelés. Samir est excédé. Visiblement, je l'agace. « Tu devrais te coucher, mon pauvre. Tu as mauvaise mine », il dit. La lumière du plafonnier s'éteint puis se rallume. La pluie cogne sur le toit et puis on frappe à la porte de la cabine, des coups très net qu'on ne peut pas confondre avec la pluie. Samir se fige. « T'attends quelqu'un ? » il me demande. Je secoue la tête, et ce simple mouvement me provoque une vilaine nausée. J'ai peut-être effectivement trop bu et trop fumé. On se fige. La fumée du joint nous enveloppe. La lumière s'en va, de nouveaux coups sont frappés à la porte. La lumière revient. Je dis « c'est qui ? », et une voix répond « c'est moi » et je sais qui est derrière cette porte, là, dehors. Des siècles que je n'ai pas entendu cette voix. Pour moi c'est comme si elle me parvenait d'outre-tombe ou d'un univers parallèle. Je suis tétanisé, je ne peux plus bouger. Même les volutes dessinées par la fumée du joint de Samir paraissent se figer dans l'espace au-dessus de la table. Je ne reconnais pas ma voix qui demande « Émilie c'est toi ? » Pour seule réponse : l'averse qui cogne sur le toit de la cabine. Samir se décide à agir. Il se lève, ouvre la porte sur la nuit sans lune, reste une minute à scruter les ténèbres en demandant : « Y a quelqu'un ? » Il revient s'asseoir, perplexe. « Merde mon pauvre. Personne. On t'a fait une blague. » Après je ne me souviens pas. Je me réveille dans ma couchette, un peu avant midi. Avec un brouillard comme de la purée de poix. Par le hublot je distingue à peine les berges. Les silhouettes fantomatiques des platanes malades. Un froid de canard avec ça. J'enfile un deuxième pull et me prépare du café. Je repense à ce rêve, aux coups à la porte, à la voix qui dit « c'est moi » derrière la porte. Je suis bouleversé. C'était un drôle de rêve, au parfum de réalité. Je suis nauséeux, j'ai mal à la tête. Je débarrasse la table. Le cendrier plein, les boîtes de bières, la bouteille vide de muscat. Le bol avec un fond de noix de cajou. Samir est parti, sa voiture n'est plus là. Hier soir, on a pas été très raisonnables. Une expression de ma mère, celle-ci : « Sois un peu raisonnable. » Ma mère qui souhaitait pour moi une existence constituée d'actes et de décisions sensés, c'est-à-dire en conformité avec un style de vie ne s'éloignant pas de la norme. Des feuilles de paye, un appartement, une gentille femme à la maison. Je balaie sur le pont, je fais semblant de m'activer. Je regarde le brouillard reculer, révéler un monde familier. Les eaux vertes et grises du canal. Les platanes attaqués par les champignons. Les autres péniches, en aval et en amont. Des cyclistes sur les berges. Rien de nouveau. En sortant du Leader Price, je croise Colette. Elle cache ses yeux derrière une grosse paire de lunettes noires. Je pense juste échanger deux trois banalités et tracer ma route. Mais elle m'agrippe par le bras. « Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Devine ? » elle demande d'une drôle de voix, qui tremble un peu, qui cache mal sa nervosité. « Il est venu me voir. Il est sorti du brouillard et m'a parlé. » Je lui demande de quoi elle parle. Ses ongles sales rentrent dans la chair de mon bras. Elle me fait mal. Je me dégage. « Mon père, il est venu me visiter. Il est revenu d'entre les morts. Peux-tu imaginer une chose pareille ? » elle dit. Elle sort son portable de son sac. « Regarde, je l'ai pris en photo. » Sur l'image, un homme assis à la table de Colette, le visage flou, une photo prise sans flash sous un éclairage tamisé. Ce pourrait être n'importe qui. « Tu es sûre ? » je demande. « Je sais quand même reconnaître mon père quand je l'ai en face de moi », elle fait, vexée. Je hoche la tête, perplexe. Les gens, leurs folies, j'ai l'habitude. Même si on s'y fait jamais. Je l'abandonne sur le parking à ses vieux démons. Quand ma mère l'enfermait dans sa chambre, Émilie mettait un disque punk sur sa chaîne et montait le son. Elle dessinait aussi, d'inquiétants paysages, de sombres forêts en proie à la violence de la nature. Ouragan. Foudre. Tempête de neige. Incendie. J'avais parfois la chance d'en voir un avant qu'elle ne les déchire en tout petits morceaux. Elle me faisait confiance, mais pas tout le temps. Quelquefois, elle m'évitait et ne me parlait pas car elle s'imaginait que je complotais contre elle avec la daronne, même si je faisais tout pour ne pas alimenter sa paranoïa. Elle avait des dons de sorcière. Une après-midi, tandis que nous nous amusions à sniffer de la colle pour tuer le temps, elle me fit une démonstration. Dans la paume de sa main droite, elle fit jaillir une flamme bleue, une petite flamme qui brûlait et diffusait de la chaleur, puis qui disparut quand elle serra le poing. Cela l'amusait particulièrement. « Ça ne marche pas à tous les coups », m'expliqua-t-elle. Elle avait des idées sombres, mais aussi parfois romantiques. Elle voulait traverser l'océan en tant que passager clandestin. Cuba. L'Argentine. La journée est lumineuse mais fraîche. La brume a quitté les berges, et les eaux du canal reflètent les couleurs de l'automne. Je me demande à quoi va ressembler l'hiver sur le bateau. Quand la glace, le gel arrivera. Je suis assis sur le pont à ne rien faire, devant un mug de café. Le soleil froid et pâle fige tout. Le temps qui s'écoule, lentement, fait naître en moi le sentiment d'une nouvelle solitude. Je tâche de faire le vide dans mon esprit en m'abandonnant à la contemplation muette des couleurs de l'automne dans le feuillage des platanes. L'air est comme une masse stagnante qu'on peut toucher du doigt. La Triboule raconte qu'on voit de drôles de choses le long du canal, dans la brume épaisse des matins d'hivers. On surprend des ombres familières, on entend des murmures qui vous glacent les os. La Triboule, il dit que c'est comme ça que les morts communiquent. Dans le brouillard et le souffle du vent. J'en avais parlé avec Samir une fois. Il m'avait dit : « Mon pauvre, le vieux, il travaille du chapeau. C'est des conneries tout ça. Tiens tu me donnes une idée de chanson : Le Vieux qui travaillait du chapeau. » La Triboule, il connaissait une vieille à l'époque, qui est rentrée dans le brouillard et qui a disparu. Elle disait qu'elle entendait la voix de son défunt de mari qui l'appelait dans les brumes du canal. Alors un matin elle a passé ses habits du dimanche, elle est entrée dans le brouillard et on l'a plus jamais revue. « Ça caille chez toi mon pauvre. Tu vas attraper la mort ! » Samir pose le pack de bières sur la table. J'ai passé deux pulls et une grosse écharpe de laine. Effectivement, j'ai les pieds tout engourdis par le froid. On est dans la cabine. Samir m'a surpris en train d'examiner une fois de plus la carte postale envoyée depuis San Miguel de la Frontera. « Tu vas te rendre chèvre avec ça », il m'a dit. « C'est pas bon pour toi. Et la solitude non plus. Tu vas dégoupiller mon pauvre. » Il roule un joint et j'ouvre une bière. Je lui parle de mon dernier rêve. Moi et Samir dans la cabine, et les coups frappés à la porte. Il me regarde bizarrement. « Mais c'est pas un rêve », il me fait. « C'est vraiment arrivé, je le sais j'étais là. » Il doit me voir blanchir, et il ajoute : « Avec ce qu'on s'est enquillé, mon pauvre, on a dû avoir une hallucination. Et puis avec le boucan de la pluie, on a pu confondre. Je suis sorti et y avait personne, là, dehors. » Je me demande : alors, cette voix, c'était pour de bon ? Et si je devenais peu à peu cinglé ? L'isolement. Les psychotropes. La brume, l'humidité de l'hiver. On partage le joint, en silence. L'épaisse fumée du shit se mêle à la buée qu'on expire. Va falloir que je trouve du pétrole pour le poêle. Samir, je le vois pensif. Il a entendu cette voix, ce soir-là, et les coups à la porte. « Pour un expert de la combustion spontanée, je te trouve bien sceptique tout d'un coup », je dis pour le chambrer. « Ha ben mon pauvre, ça n'a rien à voir », il réagit. « C'est chimique la combustion. Y a rien de surnaturel là-dedans. » On boit nos bières sans conviction. On a pas grand-chose à faire. Samir me fredonne sa nouvelle chanson. « Rien que des accords mineurs mon pauvre », commente-t-il. « Ça va faire chialer je te jure. C'est l'histoire d'un chien abandonné qui attend sa maîtresse. Mais attention, tu me connais, y a un peu d'humour aussi. » La carte postale me nargue. Cette cathédrale avec ses palmiers devant, sous le soleil implacable du Salvador. Qu'est-ce que ça peut bien vouloir signifier ? Parfois, elle jouait au silence. Des jours entiers sans dire un mot. Elle pouvait parfaitement s'y tenir, rester muette dans son coin, le regard éteint.
C'est arrivé un matin. Un matin clair d'hiver, sans brume, avec l'air frais comme suspendu au-dessus des eaux calmes du canal. Ma mère frappe à la porte de la cabine. Elle me dit : « Elle est morte. Je le savais. Ils vont nous renvoyer sa dépouille. » Elle ne me prend pas dans ses bras. Elle agit comme si c'était juste la confirmation qu'elle attendait. Elle a eu le temps de se faire à cette idée. Elle ajoute un mot par rapport aux obsèques et elle repart.
Dans le petit cimetière du village. Dans le froid et sous le ciel gris. Dans le vent et le froid. Le corps de ma sœur est mis en terre. La terre du cimetière du village, lourde et humide et grasse. À mes côtés, Colette, qui a tenu à être là, renifle et lâche quelques larmes. Samir se tient raide, avec sa guitare au bout d'un bras, dans un costume trop court. Puis le curé s'en va, et Samir se propose de jouer un morceau en hommage à la défunte. Ma mère s'en va à son tour. Je devine qu'elle veut échapper à ça. Samir sort la guitare de son étui et commence à jouer. Ma tête me tourne, je m'assois dans l'herbe mouillée. La voix de Samir qui chante en kabyle. Et puis le son d'une corde de guitare qui casse. « Merde », fait Samir. Dans le cimetière du village, pas très grand, on pourrait presque compter les tombes.
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