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Réalisme/Historique
steph081976 : De sang et de colère
 Publié le 28/10/12  -  4 commentaires  -  29197 caractères  -  67 lectures    Autres textes du même auteur

218 avant Jésus-Christ. Hannibal traverse la Gaule avec son armée afin d'attaquer Rome. Les celtes Voconces sont sur son chemin…


De sang et de colère


C’était un bourdonnement, une sourde rumeur qui emplissait la vallée. C’était un mouvement, une onde chamarrée s’agglomérant ici et là, autour de feux enroulant leurs fumées dans l’atmosphère humide. C’était une nuée, un improbable océan d’hommes, de chevaux, de rires et de bravades.

C’était la grande armée des celtes Voconces, réunie sur la rive droite du Grand Fleuve.


Ambidauus évoluait entre les guerriers, traînant sa vieille jambe estropiée d’un brasero à l’autre. Il ne recherchait pas un ami, pas davantage un frère. Ni un fils, les siens étaient morts au combat depuis longtemps.

Il se mêlait simplement aux hommes, échangeant une plaisanterie, buvant une gorgée de bière ou de vin, glissant un conseil.

Pourtant, il n’était pas à sa place. Si la grande roue du temps s’était interrompue quelques décennies auparavant, il aurait été le plus fort et le plus orgueilleux d’entre eux. Ambidauus avait été un fier guerrier, puissant comme un aurochs. Les anciens se souvenaient encore de combats dignes de Lug lui-même, où l’homme éventrait ses ennemis de sa lame, tranchait leurs têtes et les nouait en collier de gloire à l’encolure de son cheval. Si cet homme avait succombé au combat, les bardes chanteraient encore sa légende.

Mais parfois, les légendes refusent de s’écrire.

La mort l’avait désespérément fui lors de chaque bataille, laissant son corps s’user sous les assauts imparables des années.

Un jour, pourtant, la vie avait tenté de le quitter. Le jour où un homme du nord lui avait broyé la jambe.

Il survécut, mais le guerrier mourut ce jour-là. Ce fut sa dernière bataille.

Cependant, le temps n’en avait pas terminé avec lui… les jours, les années détruisirent ce qu’il restait de sa musculature, blanchirent sa chevelure, plissèrent ses traits. Le temps l’avait mué en un vieillard. Un vieillard de belle stature, avec l’orgueil encore planté dans le regard, mais un vieillard tout de même.

Il n’était pas à sa place.

Il n’avait pas suivi l’armée voconce en campagne. Les fiers fils des « Vingt Tribus » avaient établi le camp ici, à proximité de son village. Ils attendaient.

Ils attendaient un ennemi qui n’était pas le leur… Ambidauus grimaça. Il restait sceptique sur l’intérêt de son peuple dans cette guerre. Pourtant, il se tut. La jeunesse voconce avait besoin d’encouragements, en aucun cas de doutes.

Il continua encore quelque temps à s’enivrer du viril parfum de l’armée, de ces jours et ces heures précédant la bataille, laissant ces effluves effleurer délicieusement le spectre de ses souvenirs.

Puis il reprit la direction de sa chaumière.


Ambidauus s’éveilla avant l’aube. La maisonnée dormait encore quand il s’extirpa de la demeure de torchis. Il lui fallait parler à Maturus, et il savait où le trouver.

L’air était humide, faisant souffrir l’os tortueux de son tibia. Déjà, certains arbres se délestaient de leurs feuillages de cuivre et d’or.

Il rejoignit Maturus alors que l’aurore blanchissait l’horizon. Le chef était assis sur une barque renversée, contemplant le fleuve. En silence, Ambidauus s’installa à ses côtés.

Maturus était âgé. Moins que le vieux guerrier, mais sa vie comptait néanmoins de très nombreux hivers. Il était devenu le chef du village près de vingt années auparavant.

Pendant quelques instants encore, seul le pépiement des oiseaux et le chuchotement du fleuve occupèrent l’éther. Ambidauus rompit le silence.


– Le Rhône est beau, en cette période.

– … Le Rhône est toujours beau, mon vieil ami. Beau, et fort.


Ambidauus laissa errer son regard sur le flux vigoureux. Les pluies automnales l’avaient gonflé, laissant ses puissantes eaux devenues bistrées lécher la vorgine. Mais le vieillard savait que son ami ne faisait pas allusion à la seule beauté de ce flot quand il évoquait la force du fleuve.


– Tu penses qu’il suffira à retenir cet ennemi sur l’autre rive ?

– Lui et nos guerriers, je n’ai aucun doute. Suffisamment longtemps, en tous cas, pour que nos amis romains viennent châtier cet Hannibal.


Ambidauus haussa les épaules.


– Nos amis romains…


Il n’ajouta rien.

Il n’aimait pas Rome, cette alliée insatiable qui semblait devenir plus puissante d’année en année. Il détestait l’idée d’être contraint de se battre pour un voisin expansionniste qui occupait déjà la côte sud jusqu’au-delà de ces montagnes nommées Pyrénées. Si les Voconces, à l’instar d’autres peuples, avaient décidé de laisser passer les Carthaginois, Rome se serait sans aucun doute vengée en hâtant la conquête de leurs terres. Belle amitié que voilà !

Les émissaires romains les avaient contactés il y avait de cela quelques lunes. Le grand général de Carthage, Hannibal, avait mené une immense armée sur les terres ibériques et menaçait Rome. La rumeur prétendait même qu’il était aidé d’animaux étranges… Les messagers étaient restés vagues sur ce sujet.

Ambidauus s’extirpa subitement de ses pensées, et revint au véritable motif de sa visite.


– Maturus, ne jugerais-tu pas judicieux d’éloigner les femmes et les enfants du village ? La guerre est là, et la Mort est aveugle quand elle chevauche en pointant des lances…

– Tu t’inquiètes trop, mon ami. Notre armée saura repousser chaque Carthaginois tentant de franchir le fleuve. Et puis… Où donc souhaiterais-tu les envoyer ? Nous n’avons aucune solution de repli.


Il insista.


– Ils ne resteront pas sagement sur l’autre rive… Ils ont déjà traversé la moitié du monde.

– Eh bien ils mourront, n’en doute pas.


Ambidauus lança un regard à son ami. Il le connaissait depuis l’enfance, et savait qu’il serait vain de persister davantage. Aussi, il se leva, et retourna vers le village. À peine avait-il franchi l’angle des premières maisons que deux ombres vives comme le vent le saisirent.


– Grand-père ! Tu es matinal, aujourd’hui !


Alleticia et Atisia se blottirent contre lui.

Elles avaient treize et quinze ans, et restaient son unique famille. Elles étaient l’ultime foisonnement de son sang, et le seul espoir de sa lignée.

Et les seuls êtres qui parvenaient à le faire sourire.


Au début, ce ne fut que quelques éclaireurs à cheval. Ils étaient apparus au travers des arbres, comme crachés par la large trouée de ce chemin s’étirant vers l’Occident. Les montures, dégoulinantes de sueur, s’approchèrent d’un pas lourd des eaux dévalantes du fleuve, et plongèrent avidement leur langue dans le flux rafraîchissant. Sur l’autre rive, un cri d’alarme provoqua un mouvement frénétique au sein des guerriers celtes. Bientôt, la berge grouilla de Voconces s’agitant en un brouhaha d’invectives, d’insultes et de provocations.

Puis vinrent d’autres cavaliers. Des centaines. Des milliers. Le grondement des innombrables sabots martelant le sol semblait emplir le monde tout entier, rebondissant sur le dos tourbillonnant du grand Rhône.

Ambidauus se glissa parmi la foule vociférante. L’armement de ces hommes l’intéressait, mais ses yeux usés peinaient à distinguer les cuirasses de cuir et de métal, devinant seulement les longues lances que les Carthaginois appuyaient sur l’encolure de leurs chevaux. Déjà, certains de ces hommes défrichaient la solide végétation qui encombrait la berge.

Le flux de la cavalerie se tarit enfin. Ambidauus plissa les paupières. Ce n’était pas encore terminé, il le savait pertinemment.

Cela dura des heures. L’infanterie était vomie par la croisée du chemin dans un rythme aussi lent qu’implacable. Certains ne portaient qu’une tunique, d’autres arboraient diverses pièces matelassées ou cuirassées. Presque tous gardaient l’épée au côté et souvent un épieu complétait leurs armements.

Ambidauus tenta brièvement d’estimer leur nombre, mais il renonça rapidement devant l’impossibilité de la tâche. Des dizaines de milliers, assurément. La rive droite qui, hier encore, n’était qu’une paisible prairie séparant le fleuve de la profonde forêt, ressemblait désormais à une gigantesque fourmilière.

Soudain, le silence tomba dans les rangs Voconces. La multitude à l’instant si bruyante voyait ses mâchoires béer, ses gorges s’étrangler, ses bras pendre inutilement le long de ses corps.

Des monstres avaient soudain surgi de la trouée évasant les frondaisons.

Des monstres… Quel démiurge avait bien pu créer pareille engeance ? Ambidauus sentit un frisson nerveux lui parcourir l’échine.

Ils étaient énormes. Plus qu’un cheval, plus qu’un ours, même. Aucun animal ne pouvait supporter la comparaison. Leurs peaux semblaient de roche et d’écorce, improbables statues vivantes se mouvant sur quatre épais piliers, figurant de puissantes pattes.

Ils possédaient une tête dense et bosselée, éventée par des oreilles larges comme des boucliers. Horreurs parmi les horreurs, deux puissants pics semblaient jaillir de leurs mâchoires, encadrant un appendice effrayant.

D’abord, Ambidauus pensa à une improbable queue retombant malencontreusement entre leurs yeux sombres. Puis il imagina qu’un dieu malicieux avait placé un immense sexe sur le visage de ces animaux de terreur. Il lui fallut de longues minutes pour conclure à un gigantesque nez dont les démons se servaient comme d’une main.

Il en compta presque quarante. Quarante bêtes certainement venues d’au-delà du monde, montées comme des chevaux par des hommes.

Non, ce n’était pas exactement cela. Seul un homme par animal chevauchait. Les autres étaient juchés sur des sortes de barques harnachées sur le dos des créatures. Ces soldats tenaient de longues piques, ainsi que des arcs. Une de ces chimériques montures lâcha un terrible barrissement, emplissant la vallée entière.

Ambidauus baissa les yeux sur le Rhône. Il remercia secrètement les dieux d’avoir fait s’écouler un fleuve si puissant entre lui et… et ça.


Les jours qui suivirent furent étranges. Immobiles et fiévreux tout à la fois, hors de l’écoulement ordinaire du temps des Hommes.

Les sentinelles veillaient, les cavaliers patrouillaient. Les villageois, hommes et femmes, avaient cessé toutes tâches journalières. Ils erraient, effrayés autant que fascinés, entre les basses maisons ocre et la berge terreuse du grand Rhône, cette muraille horizontale qui les séparait de l’Ennemi et de ses démons.

L’Ennemi, lui, arpentait l’autre rive. Il construisait des radeaux, réquisitionnait toute embarcation se trouvant sur la rive occidentale du tumultueux fleuve.

Ambidauus ne parvenait pas à se débarrasser d’un sentiment de malaise. Son instinct de vieux guerrier l’alertait, mais le message restait vain, bloqué quelque part à la périphérie de sa compréhension.

Debout, face au Rhône, il fixait l’agitation carthaginoise. Ils ne pourraient pas traverser, c’était une certitude. La puissance du courant morcellerait l’armée, lui ferait perdre pied suffisamment longtemps pour que les guerriers voconces ne les taillent en pièce. Les quelques malchanceux qui atteindraient cette rive seraient immédiatement submergés par le surnombre gaulois. Les monstres ne pourraient rien pour eux, car ils ne marchaient pas sur l’eau.

Apparemment.

Alors, pourquoi ce funeste pressentiment ? Quelque chose lui échappait.

Une voix fluette interrompit ses méditations.


– Grand-père, quand vont-ils partir, ces gens, avec leurs bêtes ?


Il se retourna.

Alleticia.

Il passa une main tendre dans la fine chevelure corbeau, s’émouvant encore une fois de sa frêle beauté de moins en moins enfantine. Déjà, les treize années de sa vie façonnaient son corps, modelant les prémices de la superbe femme qu’elle serait un jour.


– Bientôt, j’espère, ma belle. Bientôt. Où est ta sœur ?


Alleticia désigna du menton un groupe de jeunes filles. Elles riaient, plaisantaient… Ambidauus sourit de leur juvénile insouciance.

Atisia était aussi belle que sa sœur. Sa tunique cintrée soulignait des formes déjà matures, à peine masquées par sa cape, dont elle apprenait l’attrait au travers des regards de plus en plus appuyés des garçons. Quand elle s’aperçut que son grand-père l’observait, elle lui fit un signe de la main. Elle avait ce sourire, celui qui ravissait le cœur du vieil homme… Celui qu’elle tenait de sa grand-mère, morte pourtant bien avant sa venue au monde. L’âme et sa survivance restaient un domaine bien étrange…

Les années s’écoulaient décidément bien vite. Bientôt, l’une et l’autre seraient faites femmes, s’uniraient, porteraient des enfants.

Mais tout cela viendrait dans un monde apaisé. Pour l’heure, le sourd grondement incessant des hommes et des bêtes rappelait à tous la folie qui déchirait la vallée.


La forêt était étonnamment silencieuse.

L’aube grise peinait à transpercer les frondaisons pourtant dégarnies. Les troncs des arbres retenaient ici et là quelques langues brumeuses, exhalées par un sol détrempé.

Ambidauus s’était éveillé bien avant l’aurore, transi par le froid humide de la nuit. La corvée de bois avait été négligée, ces derniers jours, et l’âtre éteint semblait réclamer désespérément son appoint de branches sèches. Le vieil homme avait alors passé ses braies, fixé son sayon à l’épaule, et était parti chercher quelques combustibles sous les futaies de chênes.

Son fagot grossissait peu. L’armée avait depuis longtemps ratissé le bois mort alentour. La guerre était ainsi faite. Les guerriers vivaient aux dépens du sol qui les supportait, que cette terre soit amie ou ennemie. Ambidauus soupira. Cet hiver, la famine tuerait. Les trop jeunes, les trop vieux… lui, peut-être. Combien de famines avait-il provoqué, dans sa jeunesse, quand il arpentait les champs de batailles ? Combien de trop jeunes, de trop vieux avait-il tué ? Jamais cet aspect n’avait effleuré son esprit à l’époque. Seules comptaient la gloire et la victoire.

Ses pas l’avaient emmené loin dans la forêt. Il connaissait cet endroit. Ici, le flanc de la colline se faisait plus abrupt, et un promontoire de roche offrait un panorama sur la vallée. Il s’y hissa.

Il distingua sans peine le Rhône, serpentant entre les champs et les bosquets. Les feux des armées étaient également aisément repérables, prenant le fleuve en étau. D’ici, ses yeux fatigués percevaient encore le grouillement flou des hommes, et même, sur l’autre rive, les ombres grises révélant les monstres carthaginois.

Ambidauus s’assit sur le rocher humide et moussu. Sa jambe boiteuse le faisait souffrir, comme à chaque fois qu’une pluie s’annonçait. Il aurait apprécié que son os torturé ne lui en dise plus sur l’avenir que le simple ruissellement de l’eau du ciel. Qu’allait-il se passer ? Les Carthaginois semblaient bloqués. Ils pourraient tenter de traverser, mais le fleuve était la meilleure des fortifications, et les Voconces les anéantiraient. Ils pourraient également faire route au nord, mais l’armée celte les suivrait de leur rive, et les légions romaines auraient le temps de venir en renfort. Hannibal semblait bel et bien paralysé, mais Ambidauus ne croyait pas en une retraite. Cet homme avait mené son armée au-delà de la mer, traversé les montagnes pyrénéennes, avancé en marche forcée au sein de la Gaule, pactisant ou détruisant au gré de ses rencontres… Il ne renoncerait pas.

Une rafale de vent vint caresser le cuir tanné de son visage. Par réflexe, il détourna la tête. Loin, au nord, quelque chose capta son attention. Un feu. Une patrouille avait dû s’éloigner plus que de coutume. Néanmoins, son regard s’attarda. Le panache de fumée enflait de seconde en seconde. Jamais un feu de camp ne ressemblait à cela, à moins… à moins qu’il ne s’agisse d’un signal ! Il se leva précipitamment. Maintenant, il discernait la sombre nuée clairsemée dans la vorgine, submergeant les garrigues. Des milliers de cavaliers. Les Voconces l’ignoraient encore, mais ils étaient irrémédiablement pris entre le fer et l’enclume.


Ce fut une course terrible. L’intégralité de son vieux corps hurlait. La douleur… elle irradiait de ses genoux, de ses jambes claudicantes. Elle incendiait ses poumons cachectiques.

Son cœur usé frappait sa poitrine dans un rythme effréné. Peut-être allait-il simplement cesser de battre, achevé par la soudaine démence qui s’était emparée du vieil homme. Ambidauus chassa cette idée morbide. Il ne pourrait mourir qu’une fois les petites en sécurité. Seuls ces deux prénoms donnaient force à sa carcasse.

Alleticia. Atisia.

Cela sembla durer des siècles. Enfin, il déboucha de la forêt, le corps lacéré par les ronciers.

Dans sa folle cavalcade il avait quelque peu dévié de son chemin. Le village se trouvait légèrement plus au sud. Il fut frappé de stupeur.

Ici, habituellement, il y avait une prairie alluviale qui descendait en pente douce vers le fleuve sur un quart de lieue.

Il n’y avait plus de prairie.

Une foule celte se pressait sur le sol devenu bourbier, vociférant, invectivant, brandissant leurs armes.

Il n’y avait plus de fleuve.

Les Carthaginois recouvraient intégralement les eaux tumultueuses. Ils avaient pris place sur des barques, des radeaux… Certains chevauchaient même de simples troncs à peine ébranchés. Comme leurs ennemis, leurs gorges hurlaient mille et mille provocations, leurs bras agitaient autant de glaives, de lances. Parfois, on distinguait même les longues têtes des chevaux nageant derrière les embarcations, tenus par leurs rênes.

Sur la berge, le carnage avait commencé. Le Rhône charriait les assaillants sur plus d’une lieue, effrangeant leurs rangs. Leur nombre mobilisait néanmoins les Voconces dans une lutte acharnée.

Ambidauus reprit sa progression. Le village n’était pas très loin, à quelque distance du fleuve et de ses crues. Il atteignit les bâtisses à l’instant même où une gigantesque clameur émanait de la bataille. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : la cavalerie d’Hannibal avait rejoint la mêlée. Il n’y en avait plus pour longtemps. Il maudit son aveuglement, ainsi que celui des stratèges de son peuple. Obnubilés par ces animaux fantastiques, ils n’avaient pas remarqué le relatif faible nombre de cavaliers dans les rangs carthaginois. C’était cela, sans nul doute, qui alertait son instinct ces derniers jours. Une alerte à laquelle il était resté sourd.

Il n’avait plus beaucoup de temps. Il se précipita dans sa demeure.

Tout d’abord, il ne vit rien. Puis, blottie dans un coin, il distingua une forme tremblante. Alleticia. Il se précipita sur elle, étreignant la frêle jeune fille apeurée qui se blottit contre son torse haletant, le mouillant de larmes.


– Andarta soit louée, tu vas bien… Où est ta sœur ?

– Je… je ne sais pas… Grand-père, j’ai peur !


Le vieil homme marqua un court silence, puis s’empara de la main d’Alleticia.


– Viens, il faut partir…


Le village semblait désert. Seul le fracas de la guerre occupait l’air. Un fracas de plus en plus proche. Il cria plusieurs fois le nom d’Atisia, franchit le seuil de quelques maisons, puis, la mort dans l’âme, entraîna sa petite-fille vers la forêt.

Et la course folle reprit. L’espoir, le seul espoir, demeurait dans les profondeurs sylvestres. Alleticia avait cessé de pleurer.

Petit à petit, le bourdonnement de fer et de cris s’estompa. Ambidauus ralentit l’allure, se contentant d’une marche rapide. Encore trop rapide cependant pour sa jambe estropiée, qui lui faisait endurer un véritable martyre.

Ils étaient saufs. Il lui fallait désormais trouver un abri pour Alleticia, et retourner chercher l’aînée.

Ambidauus n’allait pas tarder à regretter ce relatif sentiment de sécurité.

Tout d’abord, il pensa au tonnerre, avant de reconnaître le sourd grondement d’une cavalerie.


– Cours !


Derrière eux, l’intense bourdonnement semblait transpirer de la forêt elle-même, d’une impossible cohorte d’arbres-spectres en fureur. Une fureur qui enflait de seconde en seconde.

Déjà, des silhouettes centauriques apparaissaient dans l’ombre des futaies.

Les chevaux galopaient entre les arbres, suant, bavant, comme s’ils étaient aussi impatients de semer la mort que leurs cavaliers. Ils étaient des centaines, venant achever l’anéantissement de l’armée voconce. Hannibal et ses séides n’avaient rien laissé au hasard.

Ambidauus sentit les ombres les rattraper.

Le temps semblait distendu, étiré entre les ahanements rauques de ses poumons incendiés. Il regarda, impuissant, Alleticia glisser jusqu’au sol, et être impitoyablement piétinée par les sabots fougueux des étalons. Il s’entendit hurler de rage et de douleur, l’âme soudainement déchirée au plus profond de son Être.

Puis il ressentit la brûlure, l’intense morsure du fer qui lui lacérait les chairs, et s’écroula à son tour.

Cela dura quelques secondes. Cela dura une éternité. Puis la tempête passa.

Ambidauus était allongé sur le sol. Quelques-unes de ses côtes étaient certainement brisées, une plaie superficielle déchirait son dos, mais il était miraculeusement vivant. Il rampa jusqu’à la forme grise qui gisait à ses côtés.

Elle avait son visage fermé, celui qu’elle affichait quand elle ne comprenait pas quelque chose. Ses yeux étaient clos, comme quand elle écoutait le chant des oiseaux ou les récits des conteurs. Elle avait encore sa mèche rebelle, qui ne cessait de lui agacer la joue…

Mais ses lèvres entrouvertes n’aspireraient plus jamais l’air du monde des vivants. Jamais plus elle ne laverait aux eaux du Rhône ses cheveux noirs, désormais mêlés de sang vermeil. Sa jeune poitrine ne se soulèverait plus pour accueillir son grand-père dans un cri de joie.

Ambidauus s’écroula sur le corps défoncé de l’enfant, laissant s’écouler sa douleur dans un gémissement silencieux.

Il avait encore survécu. Les dieux étaient décidément bien cruels.


Il erra au hasard. Une sorte de folie s’était emparée de son esprit. La souffrance de son corps était oubliée, niée, entraînée dans le néant par le désespoir de son âme. Il fut dépassé par de nombreux fuyards. L’armée n’était plus. L’armée était morte, et lui, était vivant. Un des fugitifs le prit par le bras. Il lui semblait le reconnaître, ce n’était pas un guerrier… Son esprit embrumé réussit à mettre un nom sur ce visage. Solitus, le pêcheur. Il était de son village.

Ensuite, il ne perçut quasiment plus le monde extérieur. Solitus l’entraîna avec lui vers un campement, où il s’endormit aussitôt.

Le crépuscule tombait sur la vallée, colorant le ciel de rouge. Rouge, comme le sang qui imbibait la terre. Rouge comme le fleuve charriant encore les effluences de la guerre.

Ambidauus s’éveilla bien après l’aurore. Il était à même le sol, recouvert d’une cape. Le feu avait été étouffé, et seules quelques braises bravaient la fraîcheur du matin. Autour de lui, une vingtaine de personnes étaient assises, le regard fixe, comme égaré dans un autre monde. Il les connaissait tous. Des villageois… Il chercha fébrilement ses petites-filles, puis le souvenir des événements de la veille refit surface, lui broyant le cœur. Il se redressa néanmoins.


– Atisia ? Atisia est parmi nous ?


Une femme tourna la tête vers lui.


– Non… Nous avons perdu beaucoup des nôtres, hier.

– Qui commande, ici… Maturus ?

– Maturus est mort. Vrittia a vu son cadavre, peu après l’attaque.


La journée s’écoula, lente, terrible. Terrifiante. Il y avait là réunis sept hommes, douze femmes et seize enfants. L’ultime rémanence de ce qui fut son village. Trente-cinq âmes en proie à la peur et au désespoir, au deuil et à la colère.

Solitus et un autre jeune, Mercator, partirent à la recherche de survivants. Seul ce dernier espoir maintenait en Ambidauus un semblant de vie.

Le jour déclinait déjà quand ils arrivèrent au campement, troublés autant que bouillonnants.


– Il y a des survivantes !


Ils se tournèrent vers Ambidauus.


– J’ai vu Atisia ! Et d’autres femmes, encore !


Le vieil homme se releva d’un geste, négligeant la douleur qui torturait ses côtes.


– Où cela ? Pourquoi ne sont-elles pas avec vous ?


Solitus se rembrunit.


– Elles sont prisonnières des Carthaginois…


Il conta leur approche discrète du camp ennemi. Il ne s’attarda pas sur les monstres gris qui traversaient le fleuve un à un sur de solides radeaux, pour décrire leur village, occupé par les soudards… Et la dizaine de femmes celtes prisonnières dans une des bâtisses.


– Ils s’en servent… ils les violent à tour de rôle. Je pense qu’ils les tueront quand ils s’en iront, ou alors ils les conserveront comme esclaves, je ne sais pas.


Ambidauus serra les poings. Une partie de son être désirait courir vers elle, se jeter à la gorge de ces étrangers, déchirer leurs chairs maudites qui faisaient souffrir l’ultime prunelle de ses yeux en ce moment même.

Mais cela ne sauverait pas Atisia.

Le soleil glissa derrière l’horizon. La nuit serait longue…


Et ce fut l’aube.

Une aube au goût de cendre et de sang.

Et de colère.

Dans les premiers instants, la sentinelle carthaginoise ne vit qu’une ombre, une silhouette noire se détachant sur le soleil levant. Puis il distingua la forme d’un cavalier. Il approchait sur un cheval gris à l’encolure basse. L’homme portait une cuirasse sommaire, mais étincelante. Un bouclier rectangulaire lestait son côté gauche, et un glaive pendait à sa ceinture. Quand il ne fut plus qu’à quelques pas, il écarta les bras, offrant ses flancs. Le veilleur brandit son arme, et fit un pas en avant. Soudain, il interrompit son geste, frappé de stupeur.

C’était un vieillard. Ses cheveux, comme sa barbe, étaient blancs comme l’hiver. Son visage apparaissait strié de profondes rides.


– Qui va là ?


Dans son trouble, il avait parlé dans sa propre langue. L’homme ne broncha pas. Le garde donna l’alerte, et bientôt une trentaine de soldats se pressèrent autour du vieux guerrier.

Un capitaine échangea quelques mots avec un homme, qui s’approcha et demanda en langue celte :


– Qui es-tu, et que désires-tu ?


Ambidauus abaissa ses bras, et fixa l’interprète.


– Tu es un Celte… un Volque, je suppose. Eh bien, traître, dis à ces hommes que je veux me battre.


Un rire emprunté parcourut le groupe quand la traduction fut faite. Ambidauus redressa la tête, l’œil fou. Une voix puissante et assurée naquit de sa gorge.


– Mon nom est MORT… mon nom est VENGEANCE.


Il reprit :


– Traître, dis-leur que je veux me battre avec leur meilleur guerrier, puis le second, et ainsi de suite jusqu’à ce que l’armée d’Hannibal disparaisse dans la profondeur des enfers dont elle n’aurait jamais dû sortir !

Je suis Ambidauus. J’ai tué plus de guerriers, fait plus de veuves à moi seul que toute votre assemblée de pleutres réunis.

Andarta soutient mon bras, Lug guide mon glaive. Belado lui-même sera témoin de ma vengeance.


Le sourire aux lèvres, un colosse s’extirpa des rangs. L’interprète transmit ses mots.


– Homme celte, je vais te combattre, et je vais te tuer.


Ambidauus descendit de sa monture, et boita jusqu’au centre d’un cercle improvisé par les soldats. Seules les sentinelles guettaient plus que jamais la lisière de la forêt, dans la crainte d’une rouerie.

Le géant porta le premier coup. Une frappe puissante, qu’Ambidauus eut à peine le temps de parer de son bouclier. Il fut suivi d’un second, puis d’un troisième. Le vieillard recula, amortissant l’impact des chocs par ce mouvement. Après plusieurs secondes, il tenta une attaque, hélas trop molle. Son bras manquait de cette puissance qui faisait autrefois sa fierté… Et qui siégeait aujourd’hui dans les moulinets de son adversaire. Il résista longtemps. Le Carthaginois s’essoufflait en attaques toujours vaines. Ambidauus serrait les dents, refoulant la douleur. Ses côtes brisées semblaient vouloir jaillir de sa poitrine. Sur une soudaine contre-attaque, il parvint même à faire une longue estafilade sur l’avant-bras de son opposant. Cela le rendit comme fou. Ambidauus ne parvenait que de plus en plus difficilement à parer les violents martèlements du glaive ennemi.

Puis son geste fut trop lent. Son bouclier s’écarta une demi-seconde, et la lame carthaginoise lui ouvrit les entrailles.

Ambidauus s’écroula. Sa chevelure blanche s’étala dans la boue telle une improbable méduse.

Avant de mourir, ses yeux usés virent au loin les toits de chaume de son village. Il expirait à proximité de l’endroit où il était né. Exactement là où il avait choisi de mourir. Pas trop loin. Pas trop près.

Son ultime combat avait attiré une petite foule. Ils étaient venus de tout le camp pour le voir.

Une gigantesque ombre grise passa devant lui, puis sortit de son champ de vision désormais limité. Il ne saurait jamais le véritable nom de ces animaux. Et il s’en moquait.

Ce qu’il savait c’est que les sentinelles avaient scruté la forêt en recherchant une armée, mais pas le petit bois en lisière du village incapable de masquer une véritable troupe.

Ce qu’il savait, c’est que la majorité des soldats occupant le hameau s’étaient approchés pour voir un vieux Celte complètement fou passer de vie à trépas.

Ce qu’il savait, c’est que Solitus, Mercator et les autres avaient profité de l’agitation pour occire quelques gardes, et libérer Atisia et ses compagnes d’infortune. Du moins, il espérait avoir tenu assez longtemps pour cela.

Enfin, il sentit la vie le quitter. Ses yeux se fermèrent lentement. Il ne ressentait plus aucune douleur.

C’était donc cela, la mort…


 
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   macaron   
20/10/2012
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Classique, sobre, certes un peu convenue mais une nouvelle historique intéressante à suivre. Ambidauus porte sur ses vieilles épaules les réminiscences d'une terrible tragédie: L'invasion des cartheginois emmenés par Hannibal. L'originalité de l'histoire tient à la découverte par les Voronces de l'éléphant d' Afrique. On imagine le choc! Le style est tout à fait approprié et l'écriture, excellente. Un grand plaisir à vous lire!

   Anonyme   
22/10/2012
 a aimé ce texte 
Bien
Attention au choix du vocabulaire, surtout dans un récit historique où la moindre erreur vous fait basculer dans l'anachronisme. Ainsi j'ai relevé quelques termes, essentiellement des noms propres, qui me semblent inadéquats pour l'époque romaine : « brasero / Rhône / Pyrénées »

Hormis ces détails le contexte est plutôt bien rendu, crédible. Vous avez su éviter le documentaire en n'abusant pas de références.
La trame du récit est également bien construite et tient en haleine. Le sacrifice du vieillard à la fin est assez émouvante.

Ma principale critique porte sur l'écriture, pas toujours bien maitrisé (voir les exemples suivants), parfois naïve. Il manque encore pas mal de maturité dans le style mais assurément vous êtes sur la bonne voie.

« laissant ces effluves effleurer »
«  seul le pépiement des oiseaux et le chuchotement du fleuve occupèrent l’éther »
« Elles étaient l’ultime foisonnement de son sang, »
«  quelque part à la périphérie de sa compréhension »
«  une impossible cohorte d’arbres-spectres en fureur »

   Anonyme   
28/10/2012
 a aimé ce texte 
Bien
Ce qui m'étonne un peu, c'est que, alors que les Volconces sont certains de l'infranchissabilité (si j'ose dire) du Rhône, les Carthaginois n'ont apparemment aucun mal à le traverser, avec quelques radeaux. Ne devrait-il pas y avoir une technologie révolutionnaire pour l'époque expliquant l'arrivée des envahisseurs, et celle des troupes qui ont pris le village à revers ? Parce que, si les Carthaginois n'apportent rien de neuf à part leurs éléphants, la tranquillité des Volconces est inexplicable, ils devraient savoir qu'on peut franchir leur fleuve.
Par ailleurs, j'ai trouvé dommage qu'Ambidauus utilise précisément le mot juste et spécifique pour évoquer le cri des éléphants : barrissement. Cela ne me paraît pas logique puisqu'il ne sait rien de ces animaux.

Sinon, j'ai trouvé l'histoire touchante, plutôt bien campée. Votre écriture est parfois trop emphatique à mon goût, mais c'est mon goût.

   brabant   
28/10/2012
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Bonjour Steph081976,


C'est très, très beau, vous avez le sens de l'épopée, et qui mieux est, de l'épopée maîtrisée. Pimentée d'humour voire jubilatoire.

Je me suis laissé porter par ce récit, et même emporter, dont je ne cacherai cependant pas qu'il m'a paru un peu naïf par moments, les meilleures séquences étant les séquences épiques. Manque de maturité en conséquence et à mon avis pour certaines séquences intermédiaires. Mais vous arrivez à construire une trame qui fait que l'intérêt se maintient.

Ah les éléphants d'Hannibal ! Passée la première frayeur les armées assiégées les retournaient contre les envahisseurs où ils causaient plus de dégâts que des bataillons de défenseurs ! Mais ici vous n'avez pas eu besoin des éléphants, ou si peu, ou à d'autres fins.


A proposer pour un futur Goncourt des lycéens quand vous aurez musclé les articulations du texte, "Lycéens" n'est pas péjoratif, ce sont les meilleurs lecteurs, c'est comme ça que Laurent Gaudé a établi sa renommée avec "La mort du roi Tsongor", un roman épique, déjà !

Bonne chance à Vous !...


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