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Sentimental/Romanesque
studyvox : L'éclipse
 Publié le 14/06/07  -  2 commentaires  -  79332 caractères  -  16 lectures    Autres textes du même auteur

Aurélie retrouve son histoire, dans un roman sentimental écrit sur un site de littérature interactive, sur Internet. Elle revit comme dans un rêve l'amour qu'elle a connu avec Patrice, trente ans plus tôt.


L'éclipse


Chapitre 0 : Avant-propos


Les trois personnages de ce roman racontent ce qu'ils ont vécu il y a quelques années, et leur histoire se mélange avec leur vie d’aujourd’hui. Ces allers et retours entre le passé et le présent peuvent dérouter les lecteurs, d'autant plus que l'on ne sait pas très nettement si Julie et Aurélie sont une seule et même héroïne, et si Patrice s'appelle vraiment Patrice.


Il se crée une atmosphère un peu irréelle, autour des souvenirs de leur jeunesse, avec le sentiment d'être passé à côté de quelque chose ! Au fil de la lecture, on s'attache à ces personnages, et leur histoire nous rappelle notre vie passée. On aimerait que tout se finisse bien, pour ne pas rester sur une certaine amertume et une impression d'un grand gâchis.


Vous vous reconnaîtrez peut-être, sous les traits de Julie, d'Aurélie ou de Patrice. Les souvenirs des premières rencontres ne s'effacent pas facilement, dans notre vie d'adulte.


Vous pourrez changer le cours des événements, rencontrer les personnages et devenir en quelque sorte, une partie d'eux-mêmes, en écrivant à l'auteur, ou en utilisant le dictionnaire interactif.




L'éclipse, roman interactif en ligne




Chapitre 1 : Une étrange rencontre



Patrice : c1.P1


Un jour de l'année 2007, au jardin du Luxembourg, à Paris.


- Je crois vous avoir déjà rencontrée ?

- Vous croyez ? dit-elle. Vous ne me rappelez rien.

- J'ai connu une fille brune comme vous, et avec de grands yeux noirs. Elle s'appelait Julie, et elle était originaire de Tunisie.

- Vous vous trompez, car ce n'est pas mon prénom, et je suis assez pressée. Et puis, je ne suis jamais allée en Tunisie.

- Bon, je vous laisse, mais cette rencontre est troublante. Je vous ai peut-être déjà rencontrée sur Internet, car je consulte assez souvent des sites d'écriture en ligne...


Aurélie : c1.p2


Quelques jours plus tard.

Je cherchais un roman à lire en ligne, et voilà que je tombe sur un texte écrit par un certain Patrice. C'est étrange, car son histoire me dit quelque chose. J'ai comme l'impression d'avoir déjà vécu des moments que je retrouve dans sa vie ! Je dois me tromper, car il n'y a aucune raison pour que j'ai connu ce garçon, il y a bien longtemps. Et puis, il y a cette rencontre, hier, au Luxembourg. Tout cela est étrange...


Patrice : c1.p3


Il y a des années, je me promenais au jardin du Luxembourg, près de la fontaine Médicis. C'était une belle après-midi de printemps, et toutes les filles avaient mis leurs habits d'été. Les chaises étaient toutes occupées et je cherchais désespérément un siège libre.


- Pardon, est-ce que je peux prendre la chaise ?

- Non, dit-elle, j'attends quelqu'un.


Et elle ne retira pas ses pieds de la chaise inoccupée. D'ailleurs, il y avait beaucoup de pieds, qui réservaient, si l'on peut dire, une place pour un copain qui n'était pas encore arrivé. Ah ! Voilà enfin une place libre. Je m'y précipite et je m'étire au soleil d'avril.


J'aime ce coin du Quartier Latin, qui me rappelle des souvenirs de ma vie d'étudiant, au cours des années 1960. J'avais alors des grandes idées et l'impression que tout pouvait se comprendre, s'expliquer sans difficulté. Il suffisait de réfléchir, et l'on pouvait parler de tout avec n'importe qui, sans risquer d'être incompris. J'avais dans les vingt-deux ou vingt-trois ans, et beaucoup de certitudes, comme tous mes copains d'alors.


C'est à ce moment que j'ai revu pour la première fois cette fille que j'avais rencontrée dans un train, quelques années auparavant, entre Paris et Belfort. À cette époque, je n'avais pas beaucoup de succès auprès des filles. Mais pendant tout le voyage, elle avait l'air de s'intéresser à moi. Elle était accompagnée de son frère, avec qui je parlais, mais en réalité, c'est à elle que je pensais, et elle donnait l’impression, que je ne lui étais pas indifférent.


C'était la première fois qu'ils partaient en vacances, depuis leur arrivée en France. Ils allaient chez des amis qui possédaient une villa au bord d'un lac, près de Champagney, je crois. Je voyais arriver la fin du voyage, en me disant que tout allait se terminer, comme toutes les rencontres que l'on peut faire, au hasard des chemins. Mais cette fois, j'avais osé lui demander son adresse, avant de nous séparer.


Julie ne parlait pas beaucoup, mais elle m'a donné son adresse, comme si cela n'avait pas d'importance. Elle avait le type de ces filles méditerranéennes, peut-être une Italienne, très brune, avec un visage qui font se retourner tous les garçons, quand ils aperçoivent une belle fille. J'ai pensé tout de suite, que ce n'était pas une fille pour moi, mais plutôt le genre de fille qui sort avec ceux qui ont l'habitude de fréquenter les belles nanas. Je pensais à elle par moment, mais je n'aurais jamais osé lui écrire, pour chercher à la revoir.


Les adolescents se font beaucoup d'idées, sur les sentiments des autres, et j'étais de ceux-là. Il n'y avait aucune raison pour qu'elle se souvienne de notre rencontre, somme toute, assez banale, dans un train qui partait vers les vacances. Et puis, quelques années se sont écoulées, et voilà qu'elle passe par ici, près de la fontaine Médicis.


- Tiens ! Vous ici, dit-elle.


Pas de doute, c'est bien elle.


- Je croyais que vous m'aviez oubliée. Vous venez souvent ici ?

- Oui, je passe parfois une après-midi entière, à regarder les pigeons, les promeneurs... Dites-moi ce que vous êtes devenue, depuis ce temps où nous avons passé un moment ensemble, pendant un voyage, je crois ?

- C'est ça, je partais en vacances dans l'Est.


Elle me demande :


- Et vous, vous faites quoi, maintenant ?

- Je suis à la fac, en maîtrise de maths.

- Quelle horreur ! Les mathématiques, je crois que c'est ce que je hais le plus au monde.


Je me dis que ça ne commençait pas fort.


- On peut peut-être aller boire quelque chose sur le Boul’ Mich’ ?

- Non merci, sans façon, j’aime mieux profiter du soleil printanier.


Elle s'assied dans un fauteuil, à quelques mètres de moi, et se met à lire une revue du style Match...


- Vous pouvez me donner votre numéro de téléphone ? Les maths, ça peut toujours servir !


Je lui donne, en me disant : « Tiens, elle a peut-être envie de me revoir ! » Elle ne dit plus un mot pendant une bonne heure, et moi non plus, car elle avait l'air de vouloir qu'on la laisse tranquille. Soudain, elle ramassa ses affaires, se leva et me fit un petit signe de la main, comme pour dire : voilà, à la prochaine, si par hasard on se revoit, et elle s'en alla, comme si subitement, elle avait quelque chose d'important à faire, comme des courses, ou un rendez-vous...


Aurélie : c1.p4


On est le mardi 8 mai 2007 et je viens de lire cette rencontre de Julie avec Patrice au Luxembourg, qui s'est passée il y a bien longtemps ! Il m'est arrivé une histoire un peu semblable, mais le garçon ne s'appelait pas Patrice. Il faisait aussi des études de maths dans un institut près de la rue Saint-Jacques, ou à la Sorbonne. Mais les auteurs de roman peuvent changer les noms et mélanger la réalité et la fiction, donc cela ne prouve rien. J'attends la suite de leur histoire avec impatience, pour m'assurer qu'il n'y a pas d'autres ressemblances et que je me fais des idées.


J'ai gardé des souvenirs douloureux de cette période de ma jeunesse, qui ont suivi mon arrivée en France. Mes parents avaient un petit commerce de porcelaine en Tunisie, mais ils ont tout quitté après l'indépendance. Ils se sont installés dans le 17ème arrondissement, et ils ont recommencé à tenir un petit commerce, comme ils le faisaient en Afrique du Nord. Nous étions quatre enfants, un garçon et trois filles. J'étais la troisième. Ma sœur aînée s'était mariée assez jeune et nous restions tous les trois chez nos parents, dans un petit appartement situé juste au-dessus du magasin. Je n'avais pas continué mes études après la troisième. Je faisais des remplacements, comme dactylo, grâce à une société d'intérim. Ma vie était assez quelconque, jusqu'au jour où... Mais attendons la suite


Julie : c1.p5


Après avoir feuilleté le magazine Match pendant quelques minutes, je me suis mise à rêver, bien assise sur mon fauteuil du Luxembourg. J'observais discrètement ce garçon, qui avait l'air de s'intéresser à moi, bien qu'il ne parle pas beaucoup. Je me disais que c'était un drôle de garçon, bien différent de tous ceux que j'avais connus. Il ne baratinait pas, comme tous les garçons de son âge, qui ne peuvent pas voir une fille sans leur faire du plat. C'était reposant, car j'en avais un peu assez, de tous ces types qui me couraient après. J'enviais parfois mes amies, qui n'attiraient pas trop les jeunes. C'est vrai qu'il y a des inconvénients d'être trop jolie. Je me souviens de vacances passées en Grèce, pendant lesquelles je ne pouvais pas aller sur la plage, sans être poursuivie par des jeunes, et aussi des moins jeunes, bien trop entreprenants, à mon goût !


Mais là, pour le coup, j'aurais mieux aimé que ce Patrice me dise quelque chose, comme pendant ce voyage en train, où je l'avais rencontré, pour mes premières vacances passées en France. Comme il n'avait pas l'air de vouloir me parler, je me suis levée, au bout d'une heure, en faisant mine d'être pressée. Je verrai bien s’il bouge. Mais arrivée aux grilles du jardin, en haut du boulevard, je constatai que j'étais bien seule. Tant pis pour lui, je ne vais pas m'en faire pour ça. Je pris la petite rue Monsieur le Prince sur la gauche, pour descendre jusqu'à la station de métro Odéon. Je me retournai de temps en temps, mais personne en vue ! C'est l'heure d'affluence. Je prends la direction "Porte d'Auteuil", pour changer à Sèvres-Babylone, et rentrer chez moi...




Chapitre 2 : Une amitié impossible



Aurélie : c2.p1


J'ai lu ce que vient de dire Julie, dans le roman. Je conviens que cela me ressemble. Mais on est en 2007 et je crois qu'elle parle au passé, il y a plus de quarante ans. Elle aurait maintenant dans les soixante ans et c'est à peu près mon âge actuel. Je me souviens d'avoir fréquenté, comme elle, pendant près de cinq ans, un garçon qui faisait des études à la Sorbonne, pour qui j'avais une grande attirance, mais qui me déroutait par bien des points. C'est pourquoi je suis restée par moments très longtemps sans le revoir. Puis nos relations reprenaient, très intenses, jusqu'à une nouvelle séparation. Il y avait quelque chose d'impossible à expliquer clairement. Je l'aimais beaucoup, mais tout nous séparait. Il parlait franchement, sans détours, presque trop franchement.


Il était d'une famille modeste, mais très traditionnelle, comme on en trouve encore en France. La religion catholique avait marqué son adolescence et il y faisait de temps en temps référence. Il m'avait donné son numéro de téléphone, un jour où je l'avais revu, pour la première fois, au jardin du Luxembourg...


Julie : c2.p2


Quelques jours se sont passés, et je dois dire que je pensais souvent à ce garçon que j'avais revu au Quartier Latin. Je vais essayer de l'appeler ce soir, pour voir comment il va me parler. Il était déjà un peu tard, mais c'était toujours l'heure où j'aimais rester de longs moments au téléphone. La nuit est plus propice à la rêverie, loin des réalités d'une journée de travail. Et puis, au téléphone, on peut prendre son temps, en écoutant ce que disent les amis, sans équivoque sur leurs intentions. C'est vrai que je ne supportais plus tous ces garçons, qui ne me parlaient que dans l'espoir de me séduire et de sortir avec moi. Après quelques instants, on décroche et j'entends :


- Bonsoir, c'est de la part de qui ?


C'était bien lui et je ne puis me retenir de dire, d'une voix mal assurée :


- Bonsoir Patrice, je suis Julie.


Après un silence, il dit :


- Comme vous me faites plaisir de m'appeler à cette heure.


Il était aux environs de dix heures du soir, et j'avais eu peur de ne trouver personne. Nous nous sommes rappelés quelques souvenirs de ce voyage, puis il m'a souhaité de passer une bonne nuit, au bout de quelques minutes de conversation. J'étais un peu déçue, mais c'est vrai que pour ce premier échange, je ne pouvais pas m'attendre à plus. J'aimais entendre sa voix, qui était très radiophonique. Elle ressemblait en effet, à ces voix de conteurs d'histoires extraordinaires, qui se passent dans des pays lointains, comme on peut en écouter à la radio.


J'ai renouvelé mes appels, les jours qui suivirent, et les échanges sont devenus plus intimes. Il y avait de grands moments de silence, puis nous poursuivions, calmement, à parler de tout, sans arrière-pensée. Je me sentais bien, dans cette ambiance du début de la nuit. Sa voix me suffisait et je n'éprouvais pas le besoin de le voir. Il devenait l'ami de mes rêves et j'allais me coucher, encore sous le charme de ces discussions sans fin. Mais un soir où j'étais particulièrement émue par ses paroles, je lui avais demandé de venir me rejoindre, place Clichy, je crois.


- Nous pourrions aller au Gaumont, si cela te fait plaisir de sortir ce soir.


Il est arrivé devant le cinéma, à l'heure dite, et m'a demandé :


- Que va-t-on voir comme film ?


Je dois dire que cela m'était complètement égal, et d'ailleurs, je ne me souviens pas de ce que l'on a vu. J'étais comme dans une autre vie et je ne sais pas pourquoi ce soir-là, nous étions si proches et si heureux. Nous n'avons rien vu du film, et il a fallu nous séparer, en se demandant ce qu'il nous était arrivé de si merveilleux ! À partir de ce moment, il nous arrivait de nous retrouver Boulevard Saint-Michel.


On marchait dans les petites rues de la montagne Sainte-Geneviève, vers la Contrescarpe. Il me prenait la main et il me parlait comme au téléphone, comme à une amie. Mais parfois, il s'arrêtait et m'embrassait un peu fougueusement, comme s'il ne pouvait se retenir. Ces transports me dérangeaient, car je me disais que finalement, il était comme les autres, qu'il ne s'intéressait qu'à mon physique. Il n'était pas très beau, et ce n'était, en tout cas, pas le type de garçon que j'aurais choisi pour sortir. Cela détruisait un peu cette atmosphère et cette relation d'amitié que je recherchais avec lui...


Aurélie : c2.p3


Je me souviens d'un jour où nous marchions au hasard des rues, au Quartier Latin. Il s'arrêtait souvent. Nous restions alors serrés l'un contre l'autre quelques instants, puis l'on repartait jusqu'à la prochaine étreinte. Tout en marchant, il me disait comment il voyait sa vie, plus tard. Il semblait avoir des idées assez arrêtées et j'étais surprise et parfois choquée par ses affirmations. Une fois, il m'expliqua que, plus tard, quand il aurait des enfants, il tiendrait à ce qu'ils soient baptisés, dans la religion catholique. Il avait des idées toutes faites. Elles lui avaient été dictées par son éducation traditionnelle et il ne s'en était pas affranchi.


Ses propos sur les enfants étaient très mal venus, mais il ne pouvait pas savoir que j'étais juive. Dans ma famille, mon père et ma mère, bien qu’ils ne pratiquent pas, étaient très attachés aux règles du judaïsme. Ils ne fréquentaient que des Juifs, qui étaient, comme eux, des petits commerçants. Ils n’étaient pas très fortunés, mais pour eux, le commerce, c'était leur raison de vivre. Dans la communauté juive du 17ème arrondissement, tout le monde se connaissait et se soutenait, quand il y avait un coup dur. Presque tous les couples s'étaient mariés entre Juifs. C'était presque une obligation, peut-être recommandée par la religion. Je ne pratiquais pas, mais j'étais très sensible aux coutumes. J'écoutais tout ce que ma mère pouvait nous dire, pour toujours garder notre identité. Il faut dire que la dernière guerre ne les avait pas épargnés. On entend encore en France, des propos antisémites, qui expliquent la méfiance de mes parents, surtout envers certains catholiques. J'étais très obéissante et je tenais compte de tout ce que ma mère disait. En écoutant Patrice, je commençais à comprendre ce qu'elle voulait me dire et pourquoi elle me mettait en garde.


Ce soir-là, nous nous sommes quittés sans qu'il ne se doute de rien. Quelque chose me disait que je ne devrais plus le revoir. L'attirance physique ne peut pas tout remplacer et je ressentais confusément une opposition entre mon cœur et mon esprit. Je l'aimais bien, mais je le considérais plutôt comme un bon copain, que comme mon amoureux. Et quant à faire des projets d'avenir, je n'y pensais vraiment pas. Je suis alors restée plus de quatre mois sans lui donner signe de vie...


Patrice : c2.p4


Les jours se suivent, sans qu'il se passe d'événements notoires. Un jour, une étudiante qui était assise dans l'amphi à côté de moi, me demande si ça m'intéresse d'aller à une soirée de discussion, ce soir, au centre Richelieu. Le centre Richelieu était place de la Sorbonne. C'était le lieu de réunion des étudiants catholiques. Je n'étais pas très chaud, car j'avais gardé des mauvais souvenirs des mouvements de jeunesse catholiques, où l'on m'avait mis dès l'âge de douze ans, et que j'avais continué à fréquenter plus tard comme moniteur.


J'avais même passé un brevet de moniteur de colonies de vacances. La paroisse avait une maison dans l'Aisne, dans laquelle elle envoyait les jeunes du seizième pendant un mois d'été. Je m'occupais alors des enfants de quinze à seize ans et j'étais à peine plus vieux qu'eux. Il y en avait qui venaient de familles très modestes. Il ne faut pas croire que tous les habitants du seizième sont fortunés, contrairement à ce que l'on peut entendre. Le bas du boulevard Murat, près de la Seine, possédait de nombreux HLM, occupés par des familles d'ouvriers.


Les moniteurs de la colo étaient tous bénévoles, comme toujours, dans les institutions religieuses. J'ai fait ce travail « gratuit » pendant plusieurs étés. C'était exténuant et je n'avais pas trop d'un mois en Alsace, pour me reposer. Le dernier été, il m'est arrivé un accident qui m'a retardé dans mes études.


Un séminariste un peu fougueux, m'avait envoyé un ballon de foot en pleine figure, disons-le, à bout portant ! J'étais sonné et quelques jours après, je voyais un voile sombre, bordé d'éclairs, remplir progressivement mon champ de vision. C'était un décollement de rétine. Une ambulance m'emmena avec l'infirmière à l'hôpital de Reims. Il fallait opérer. On me transporta à Paris, pour être opéré par le spécialiste qui me suivait régulièrement depuis tout petit, car j'étais très myope. Je n'avais pas été reçu à la première partie du baccalauréat et j'aurais dû repasser l'oral en septembre. Il va de soi que je n'ai pas pu. J'ai même perdu toute une année, car l'accident avait nécessité trois opérations successives et un séjour en maison de repos. Le directeur de la colonie était un prêtre qui n'avait pas les pieds sur terre. Il réconforta ma mère en lui disant qu'il prierait pour mon rétablissement, mais il ne fit aucune déclaration d'accident de travail ! C'était d'autant plus regrettable que je risquais de devenir aveugle plus tard. Tout cela explique pourquoi je n'avais pas du tout envie de remettre les pieds dans un centre religieux.


L'étudiante me dit que l'on pourrait parler avec le professeur Pisot, que nous avions pour les cours de techniques mathématiques de la Physique. Le professeur Pisot était un professeur éminent, spécialiste de la théorie des nombres. Il y avait d'ailleurs des nombres que l'on appelait « nombres de Pisot ». C'était une occasion de voir un grand professeur de près. On s'est retrouvé ce soir-là, autour de petites tables, par groupe d'une quinzaine d'étudiants. Il y avait le père Lustiger, qui est devenu plus tard archevêque de Paris. Il fumait beaucoup. Il était très fort en théologie et je ne comprenais pas tout ce qu'il disait. On voyait qu'il s'adressait à des intellectuels. J'étais assis juste à côté de Monsieur Pisot. Il était très simple et très sympa. Il nous expliquait que la recherche sur les nombres pouvait faire intervenir plein d'autres branches des mathématiques. Il était touchant, avec son accent alsacien si prononcé. Jean-marie Aaron Lustiger était d'une famille juive.

Il avait eu la révélation et était devenu catholique après la guerre. Je me disais que les deux religions ne devaient pas être incompatibles. L'important, ce n'est pas la religion, mais la morale religieuse. À part cette soirée un peu extraordinaire, je n'ai plus rien fait d'original.


J'allais aux cours. Je préparais les examens de juin, et je ne sortais pas beaucoup. J'aurais bien aimé revoir Julie, mais voilà près de trois mois qu'elle ne m'a plus téléphoné.


Je n'ai pas son numéro de téléphone et je ne vais pas risquer d'aller la voir chez elle ! La dernière fois que l'on s'est quittés, j'ai pensé que j'avais eu beaucoup de chance de l'avoir près de moi, quand nous marchions comme ça, dans les rues, sans but précis, mais tellement heureux d'être ensemble. Je me demandais pourquoi, subitement, elle ne téléphonait plus et pourquoi elle ne cherchait pas à me revoir. Vers la fin juin, les cours étaient finis, et j'attendais les résultats des écrits, en espérant passer les oraux. J'avais du temps. J'en profitais pour retourner tous les jours au Luxembourg, et je restais de longues heures en espérant trouver, sur un fauteuil du jardin, Julie en train de profiter du soleil. Je lui dirais : « Comme je suis heureux de te revoir ! Tu te souviens de nos marches, en avril ? Que de temps perdu et comme tu m'as manqué. Nous aurions pu faire quelques sorties ensemble. J'aurais pu t'emmener au cinéma, il y en a qui passent des films d'art et d'essai, près de la rue Saint-Jacques. »


Je m'imaginais avec elle, dans la salle obscure, tout ému de la sentir près de moi, comme la première fois, au Gaumont... Mais les journées se suivaient, sans que j'aperçoive sa silhouette se profiler au bout d'une allée du jardin. C'est terrible, les idées que l'on se fait, quand quelqu'un vous manque à ce point. On se sent malheureux, inutile, médiocre... c'est presque comme une maladie. J'avais été admissible à tous mes écrits, et la préparation des oraux me fit un peu oublier mon état mélancolique. J'allais travailler à la bibliothèque Sainte-Geneviève, que je trouvais plus accueillante que celle de la Sorbonne. On y entrait, près du Panthéon. Un grand escalier montait vers la salle de lecture située au premier. Là, il régnait une atmosphère lourde d'un silence pesant, qui favorisait la lecture et la réflexion. Je choisissais des livres qui semblaient se rapprocher des matières que j'avais étudiées cette année. Nous n'avions pas de polycopiés et mes notes de cours étaient souvent incomplètes, même parfois incompréhensibles.


Il faut dire que je n'ai jamais pu lire ce qui était écrit sur un tableau noir, et cela depuis ma plus petite enfance. J'avais hérité de la mauvaise vue de mon père, qui était myope, disons comme une taupe. Je ne l'ai jamais connu, car il est mort quand j'avais un an, écrasé par un camion militaire, sur la route de l'exode. J'arrivais tant bien que mal, à reconstituer les cours qui me manquaient, avec les livres de la bibliothèque. Elle n'était pas riche en livres scientifiques et les étudiants qui la fréquentaient étaient plutôt des juristes ou des littéraires.


Les oraux ont commencé vers le 15. Fin juin, tout était fini et j'étais reçu, sans mentions, à tous mes examens. Ce n'était pas très glorieux, mais je pouvais penser m'inscrire l'année prochaine, en troisième cycle. Cette perspective me donna du moral et un peu d'assurance en moi. Finalement, je pourrais travailler autrement, être un peu moins besogneux, un peu moins austère. C'est sûrement mon caractère entier, sans fantaisie, qui décourageait les filles de mon entourage. Je décidai de prendre la vie du bon côté des choses, d'autant plus que j'avais quelques possibilités.


J'avais appris la guitare classique au club « Plein Vent », rue Descartes. C'était un endroit où des professeurs de talent, espagnols pour la plupart, donnaient des cours, qu'ils se faisaient payer assez cher, mais qui étaient très efficaces. Pour que le prix reste raisonnable, je prenais une heure à quatre, ce qui pouvait aller avec mes petits moyens financiers. Je commençais à avoir un bon niveau, qui me permettait de jouer parfois en public, dans des salles des fêtes, pour des spectacles de fin d'année. On me proposait assez souvent de venir dans les « surprises-parties » de l'époque, avec ma guitare, bien sûr ! En pensant à tout cela, je reprenais de l'assurance, et je me disais que si, par hasard, je recommençais avec Julie, ce serait très différent. Fini les grands discours sérieux et ennuyeux. Il y a mieux à faire, que de se prendre pour un intello !


Je me demandais comment passer mes vacances, cet été. Un bon copain m'avait dit la veille : « Que fais-tu en août ? J'aimerais voir comment se passent les vacances, dans un Club Méditerranée ». Pourquoi pas, c'est une occasion de connaître un autre milieu. Les Clubs « Méditerranée » n'avaient pas une très bonne réputation, du moins pour le comportement un peu libertin de leurs adhérents. Le mieux est de s'en faire une idée par soi-même. Et nous voilà tous les deux à la recherche d'une station pour quinze jours en août. La plage ne nous attirait pas, et nous avons choisi une station en montagne, au nord de Turin, du premier au quinze août...


Julie : c2.p5


Voilà plus de trois mois que je n'ai pas vu Patrice. Il ne m'a pas appelé, mais c'est vrai que je ne lui ai pas donné mon numéro ! C'est toujours moi qui l’appelais. L'intimité de nos soirées au téléphone me manque, et j'aimerais bien les reprendre. Mais après tant de temps sans lui parler, il ne va pas comprendre pourquoi je le relance. C'était bientôt mon anniversaire et j'invitais toujours, pour cette occasion, des amies de ma jeune sœur qui venaient avec leurs copains. On faisait ça en fin d'après midi, et l'on écoutait des disques, en dansant, en mangeant quelques gâteaux. Je n'invitais pas mon frère et les copains de son âge, qui avaient à peine dépassé l'âge bête et que je ne supportais pas. Je vais profiter de cette petite fête pour revoir Patrice, et comme cela, mon coup de téléphone passera mieux.


Il était environ dix heures, comme pour mon premier appel, et je me demandais comment il allait réagir. Je trouvais qu'il en mettait du temps avant de décrocher ! Puis j'entends sa voix, un peu lointaine, assez peu distincte. Je me dis que la ligne n'était pas assez bonne pour lui parler, après si longtemps de séparation. Je raccroche sans dire un mot. Je recommencerai demain.


Patrice : c2.p6


- Allô, bonjour. Qui est à l'appareil ?


Tiens, ça sonne « occupé ». Quelqu'un a dû se tromper de numéro. Mais, c'est curieux, car il est juste dix heures, comme quand Julie m'appelait, il y a déjà bien longtemps. Si j'avais eu son numéro, j'aurais pu vérifier si elle était bien chez elle. Mais il y a des annuaires, ce n'est pas fait pour les chiens ! Je cherche s’il y a un magasin de porcelaine à son adresse. Mais oui, j'aurais dû y penser plus tôt. Il n'est pas trop tard, je l'appelle tout de suite. Je fais le numéro, on décroche et j'entends une voix au bout du fil, qui n'était pas la sienne. Un peu paniqué, je raccroche rapidement sans rien dire. Je me dis que ce n'est pas très poli, ce que j'ai fait, et je refais le numéro pour m'excuser. Je retombe sur la même voix, qui devait être celle de sa mère, je suppose.


- Excusez-moi, j'aimerai parler à Julie, s'il vous plaît ?

- C'est de la part de qui ?

- Je suis Patrice, un ancien ami de Julie.


Elle réfléchit quelques secondes puis me dit que Julie n'est pas là.


- Bien, excusez-moi encore.


Et je raccroche. J'étais mal à l'aise, d'avoir remué ces souvenirs vieux de trois mois. Je me demande pourquoi cette femme a dû réfléchir, pour savoir si sa fille était là ou non. J'ai l'impression qu'elle ne voulait pas me la passer, pour je ne sais quels motifs. Il faut absolument que je ne pense qu'aux vacances qui approchent, et que je chasse ces idées de ma mémoire. Julie, c'est fini, elle doit avoir trouvé mieux à faire, que de perdre son temps avec un type comme moi.


Aurélie : c2.p7


Cette fois-ci, il n'y a pas de doute. Julie ou moi, c'est la même fille. J'ai fait celle qui ne le reconnaissait pas, quarante ans plus tard. Je lui ai menti, pour que ce passé ne revienne pas hanter mon esprit. Quand je lui ai dit que je n'étais jamais allé en Tunisie, c'était mentir, puisque j'y suis née. Je vais continuer à lire leur histoire, mais je m'en souviens comme si c'était hier. J'aime lire ce que dit Julie. J'ai l'impression de revivre ce que j'ai vécu, et parfois, elle me rappelle des détails que j'avais oubliés...



Chapitre 3 : un retour inattendu



Julie : c3.p1


Tout était prêt pour mon anniversaire, dans une semaine. Il ne me restait plus qu'à téléphoner. Cette fois, je ne raccrocherai pas, même si la communication est mauvaise. Il a décroché tout de suite et je lui ai dit :


- C'est moi Julie. J'aimerais t'inviter à la maison pour mon anniversaire. Il y aura ma petite sœur et des amis. On écoutera des disques. Qu'en penses-tu ?


Il me répond, sur un ton un peu distant, que cela peut se faire.


- C'est pour quand ?


J'étais un peu surprise par le peu d'enthousiasme qu'il manifestait.


- Dans une semaine ! Bon, ça va, car plus tard, je serai parti...


Patrice : c3.p2


Le téléphone a sonné et j'entends :


- C'est moi, Julie.


J'ai cru défaillir. Je l'écoute sans dire un mot. Je me dis qu'il ne faut pas qu'elle se rende compte de mon émotion. Bien sûr que je vais aller à son anniversaire, mais il faut que je reste sur mes gardes. Je lui donne mon accord, d'une voix neutre et presque indifférente, sans rien ajouter. Pendant toute cette semaine, je me demande comment cela va se passer. Je vais acheter un livre pour lui offrir, avec une petite dédicace. J'écrirai quelque chose comme Pour tes 20 ans, avec tous mes vœux de bonheur, pour toute la vie.


J'arrive vers six heures ; c'est elle qui m'ouvre. Elle me présente les invités, tous bien plus jeunes qu'elle. Il y avait peu de monde, peut-être une dizaine de garçons et de filles en tout. Elle me présente sa sœur, qui était très brune, comme elle. Elle avait l'air malicieuse et elle était très gaie, ce qui contrastait avec le caractère de Julie. Elle prend mon livre en disant qu'il ne fallait pas, mais elle ne l'ouvre pas et le pose dans un coin. Il y avait un copain de sa sœur, qui chantait des chansons un peu yéyé, pas trop mal d'ailleurs, en s'accompagnant à la guitare. Je me sentais un peu de trop, parmi ces « écoliers », qui n'avaient pas plus de seize ans, à vue d'œil. La soirée avançait. Je demande au chanteur s'il peut me passer sa guitare. Comme l'ambiance était redevenue assez calme, je me mets à jouer les accords de Nuit et brouillard de Jean Ferrat. Julie m'écoutait religieusement et semblait comme envoûtée par la musique et les paroles. Tous étaient attentifs et stupéfaits. Ce n'était pourtant pas terrible, et je ne m'attendais pas à faire autant d'effet. Pour ne pas rester sur ces paroles tragiques, je me mis à jouer quelques morceaux de guitare classique, en terminant par l'incontournable Jeux interdits.


J'avais réussi mon coup. Julie était devenue toute rêveuse. Elle s'approche de moi en me disant :


- Je ne savais pas que tu jouais si bien de la guitare.

- Il ne faut pas exagérer, je continue à apprendre, mais c'est vrai que j'aurais bien aimé faire le Conservatoire, au lieu de faire des mathématiques.


On a passé des disques de danse, surtout des slows. Comme j'étais le seul de son âge, Julie dansait toujours avec moi. Elle était toute troublée et s'abandonnait dans mes bras, alors que je n'avais rien fait pour cela. Je suis parti vers minuit et elle me raccompagna jusqu'à la porte, en m'embrassant avec tant d'affection, que j'en fus bouleversé. Pendant tout le trajet du retour, je pensai à cette effusion, qui ressemblait tellement à celles du début. Tout semblait renaître. Je regrettais presque de partir en vacances, avec cette perspective de la revoir tous les jours, comme ce soir de ses vingt ans...


Patrice : c3.p3


On est arrivé assez tôt, par le train de nuit. Nous étions parmi la vague des adhérents du club, qui allait remplacer ceux qui étaient repartis la veille. La station était encore toute endormie et nous avons eu du mal à trouver un café ouvert. Les chambres de l'hôtel où nous devions passer quinze jours à la montagne ne seraient pas prêtes avant midi ! C'était une station qui devait fonctionner pour les sports d'hiver, car il y avait des remonte-pentes un peu partout. Cela détruisait le paysage et ma première impression était que j'allais m'ennuyer dans ce cadre un peu surfait, manifestement destiné à accueillir un maximum de touristes. On a attendu midi, avec les autres arrivants, dans le hall de l'hôtel. Il y en avait des gros, des petits, des laids, des grossiers, des insignifiants...


Les filles avaient presque toutes dépassé la trentaine. Elles étaient toutes très moches, sauf une qui s'appelait Thérèse et qui avait l'air sympa. Elle n'était pas vraiment jolie, mais elle contrastait par rapport au reste. Elle devait être d'un milieu modeste, peut-être d'un milieu ouvrier ou employé. Elle s'exprimait simplement, n'avait pas de complexe avec les garçons. Elle nous parla la première. Je me dis que le séjour ne sera pas aussi pénible que je l'imaginais ce matin. Le repas arriva enfin. Ce n'était pas trop mal, mais il y avait des pâtes italiennes, sous toutes les formes. Je pensais que ce serait le plat de prédilection.


L'après-midi se déroula un peu laborieusement. Avec mon copain, on essaya de marcher en montagne, mais les chemins étaient les pistes de ski. Ce n'était pas des petits sentiers, comme on en trouve dans les Vosges, avec de la mousse, des feuillus ou des sapins qui donnent une température agréable. Ici, les pistes étaient larges et caillouteuses, la pente, calculée pour les skieurs, était trop importante pour les randonneurs. Mon copain, qui était un peu corpulent, s'est vite essoufflé. Il est sûr qu'il ne recommencera pas les balades un autre jour. Le repas du soir était quelconque, avec toujours les éternelles pâtes italiennes. Sur un tableau, à la porte du restaurant, on pouvait lire les excursions prévues par la direction. Il fallait tout payer en supplément, ainsi que les boissons à table, et les consommations au bar.


La seule activité gratuite, c'était la boîte qui ouvrait après le dîner, qui était faite pour favoriser les « rencontres ». On y entendait des chanteurs bien italiens, comme Boby Solo, par exemple, pour faire rêver les midinettes ! C'était fait pour danser. Il n'y avait que des slows et les filles, d'un certain âge, essayaient manifestement de se caser. C'était attristant de voir tous ces couples se frotter dans la pénombre de la salle volontairement peu éclairée.


Je ne pouvais m'empêcher de penser à Julie. Comme nos relations étaient différentes de ce que je voyais ici ! Je ne mis plus les pieds dans la boîte pendant tout le séjour. Je passais mes soirées dehors, en écoutant les bruits des musiques, qui provenaient des autres hôtels. Je m'imaginais d'autres boîtes, toutes semblables, avec leur lot de couples mal assortis. Je m'étais trompé en choisissant ces vacances. Je m'en voulais de la laisser si loin, après cette fête pendant laquelle elle était si attachante. Les deux semaines passèrent tant bien que mal. J'écrivais beaucoup de cartes, aux copains, à la famille. Je lui ai aussi écrit quelques lettres. Mais le temps me semblait long.


Je me suis inscrit à une excursion en car, pour faire diversion. C'était une visite de Turin. Le chauffeur était un des serveurs du restaurant. Un bel Italien, comme on en voit dans les films, le style jeune premier. Il baratinait toutes les filles, comme beaucoup d'Italiens. Il avait choisi Thérèse, c'est ce qui était le moins mauvais choix possible. À chaque arrêt, il passait ses bras sur ses épaules et elle semblait apprécier ses avances. La visite de Turin était un prétexte, pour nous conduire dans tous les endroits où l'on pouvait acheter quelque chose. C'était tout, sauf culturel ! Il y avait deux garçons dans le car, un gros et un maigrichon. Le gros n'arrêtait pas de sortir des blagues grossières, que son acolyte ponctuait en répétant d'une voix niaise la dernière phrase, en ricanant comme un débile.


Dans un magasin où l'on vendait des cochonneries pour touriste, il me demanda de lui prêter cinquante francs, pour s'acheter une horrible statue en plâtre. Je lui prêtais en lui donnant mon adresse, pour qu'il puisse me rembourser quand il serait rentré chez lui. Je n'ai bien sûr jamais récupéré mes sous ! J'étais naïf au point de croire à l'honnêteté de tout le monde. Il en allait de même pour mes sentiments. Je ne me souviens plus de ce que j'ai pu faire d'autre, et le jour du départ était pour moi, un grand soulagement.


Les mêmes que quinze jours plus tôt se retrouvent dans le train de nuit pour Paris. Thérèse me dit au revoir, en me donnant son adresse. Un peu étonné, je lui dis que j'étais content d'avoir pu parler un peu avec elle ces quelques jours. Elle habitait dans le 16ème, avenue de Versailles. Ce n'est pas très loin de chez moi. Je suis près de la Porte de Saint-Cloud. Mais je savais avec certitude que je ne chercherai pas à la revoir. Je voulais d'ailleurs faire une croix sur ces vacances désastreuses...


Julie : c3.p4


Tiens, une lettre d'Italie ! C'est Patrice qui m'écrit :


Bonjour Julie. Je suis allé passer deux semaines en Italie, avec un copain de lycée. Je te mets ce petit mot pour te dire que je pense beaucoup à toi, depuis le jour de ton anniversaire. Ton accueil m'a donné beaucoup de joies et j'y pense souvent. Je serai de retour à Paris fin août. J'aurai du temps libre, car les cours de troisième cycle à la fac ne recommencent pas avant le mois d'octobre. Je t'embrasse comme l'autre soir, quand tu m'as quitté, ma chérie.


Je relus cette première lettre plus d'une fois, et les autres qui suivirent. Elles étaient toutes écrites avec beaucoup d'attention pour moi. Son amour me touchait et il était sincère et franc. Je gardais toutes ses lettres sur moi, pour les relire quand j'en éprouvais le besoin. Je ne lui ai jamais répondu, puisqu'il suffisait que je lui téléphone, quand il serait rentré de vacances...


Patrice : c3.p5


Vers le début du mois de septembre, Julie m'appela. Elle me dit qu'elle avait reçu mes lettres d'Italie, qu'elle serait contente de me revoir. Elle ne faisait aucune allusion à mes propos amoureux, ce qui me laissait pensif. J'aurais mieux aimé qu'elle me fasse des remarques, dans un sens ou dans un autre. Je ne savais pas trop quels sentiments elle avait pour moi. Son attitude m'avait souvent dérouté. Elle pouvait être froide et distante, un peu triste, presque morose. D'autres fois, elle se jetait dans mes bras, au moment où je m'y attendais le moins. Tout cela était imprévisible. Tout devrait s'arranger, d'autant plus que j'avais bien l'intention d'être différent des années précédentes. Après mon inscription en troisième cycle, je mesurai à quel point tout allait changer. Les cours auraient lieu à l'institut Henri Poincaré, rue Pierre et Marie Curie. Fini les amphis surchargés, les études besogneuses, la peur de l'échec. J'allais me retrouver avec une sorte d'élite, des Normaliens de la rue d'Ulm, des Sévriennes...



Chapitre 4 : Une période heureuse



Patrice : c4.p1


On s'est retrouvés dans un café, au début du mois de septembre. J'étais arrivé le premier, bien avant l'heure de notre rendez-vous. Je guettais la porte d'entrée, depuis le petit coin où je m'étais assis, sur une banquette à deux places. Je la vis tout de suite. Elle faisait le tour de la salle du regard. Elle m'aperçut dans ce petit coin reculé et vint s'asseoir près de moi. Elle était dans un bon jour. Sa gaieté tranchait avec sa mélancolie habituelle. Elle m'embrassa rapidement et nous nous mîmes à parler des vacances passées, des projets pour cette année scolaire qui commençait. Le serveur demanda :


- Qu'est-ce que je sers aux amoureux ?


Notre intimité avait dû lui paraître évidente. J'étais heureux de ce nouveau départ. Tout allait dans le bon sens. Je lui dis que j'avais obtenu une bourse pour mes études supérieures. J'avais aussi réussi à obtenir un petit emploi, comme interrogateur au Lycée Saint-Louis. Ce n'était pas le Pérou, mais je serais complètement indépendant au niveau financier. J'habiterais encore chez mes parents, mais ma mère me laissait libre de mes actions. De toutes façons, j'avais passé l'âge de me faire réprimander et tout se passait bien à la maison. Nous n'étions plus que trois à vivre dans un trois-pièces, depuis que mon frère était parti au service militaire en Algérie. Il s'était marié avant de partir. J'avais apprécié son départ, car nous étions tous les deux dans une même chambre, ce qui était parfois gênant. Il restait ma grand-mère, qui couchait dans la salle à manger, et ma mère, qui avait sa chambre au bout d'un couloir. On cohabitait assez bien, bien que je fus forcé de passer par la chambre de ma mère, pour rejoindre la mienne. Ma grand-mère était une femme assez autoritaire, qui nous avait élevés, mon frère et moi, car ma mère travaillait en faisant beaucoup d'heures supplémentaires, pour nourrir tout le monde.


Mais je ne racontais rien de tout cela à Julie. Lui parler de ma famille, c'était retomber dans des échanges qui pouvaient être mal interprétés. Je ne voulais pas retomber dans mes erreurs passées, quand elle ne m'avait plus revu pendant quatre mois. On s'est quittés, après un long moment passé au café, et elle m'a promis de venir m'attendre, quand je sortirai de Saint-Louis, à la fin des « colles », que je ferais passer aux étudiants de Maths Spé, tous les vendredis.


Patrice : c4.p2


Les lycées avaient repris les cours. Ce vendredi, je sortais vers dix-huit heures trente de Saint-Louis J'étais en retard d'une demi-heure, car des étudiants n'avaient pas trouvé la turne où je faisais passer les colles. Elle m'attendait près de la porte principale. Elle me demanda si elle s'était trompée d'heure, mais je lui ai dit que c'était moi qui étais en retard.


- N'y a-t-il pas un autre endroit où je pourrais te rencontrer, pour ne pas attendre comme ça, à ne rien faire.

- Je vais te montrer la nouvelle salle dans laquelle je vais travailler cette année et les suivantes.


Nous allons ensemble jusqu'à l'institut Poincaré, et je la conduis au premier, dans la salle des chercheurs. Il y avait une bonne dizaine de tables et c'est là que je serai, en dehors des cours. Les heures de cours n'étaient pas très nombreuses. La plus grande partie du travail était un travail personnel, que l'on devait organiser soi-même, en allant dans les bibliothèques, en écoutant des séminaires. Elle était soulagée de savoir où me trouver, sans avoir à m'attendre dans la rue. On est ensuite allé dîner dans un petit restaurant de la rue de l'école de médecine. On a mangé très simplement, en payant chacun son repas, car elle ne voulait pas que je lui offre.


Les habitudes étaient prises. Je la voyais plusieurs fois par semaine. Elle ne me disait pas quand elle passerait la prochaine fois, mais ses visites à la salle des chercheurs étaient assez régulières. Elle entrait doucement, sans mot dire, pour ne pas déranger les autres chercheurs. Quand j'avais le nez dans un bouquin, elle tapotait légèrement sur la table, pour me signaler sa présence. On sortait quelques instants dans le couloir, ou bien on allait boire quelque chose ensemble rue Saint-Jacques. Quand il ne faisait pas trop froid, on allait jusqu'au Luxembourg. Les autres chercheurs l'avaient vite remarquée. Une Normalienne m'a demandé un jour, d'un ton malicieux :


- Comment va la jolie brunette ?


L'automne puis l'hiver passèrent comme un éclair...


Patrice : c4.p3


J'allais souvent à la bibliothèque de la montagne Sainte-Geneviève, pour approfondir les cours. Je continuais à prendre des leçons de guitare classique, près de la Contrescarpe et j'en profitais ensuite pour pousser jusqu'à la bibliothèque. Un jour où je montais le grand escalier qui mène à la salle de lecture, un grand garçon élégant et très stylé m'accoste en disant :


- Je cherche un guitariste pour un metteur en scène, qui veut faire un disque et monter un spectacle de poésies, à la mémoire d'un poète grec contemporain.


Il me demande s’il peut m'entendre. On s'assied à mi-étage et je lui joue quelques morceaux du XVIème siècle, et quelques pavanes des luthistes espagnols. Malgré le brouhaha de l'escalier, la guitare faisait un bel effet, car cet endroit était très haut de plafond. Il y eut bientôt un petit attroupement. On n'entendait plus que les accents de la guitare. Au bout de quelques instants, un appariteur est venu nous dire que ce n'était pas un lieu pour faire de la musique. Je remis mon instrument dans sa housse. Ma prestation avait été concluante, car le grand étudiant me donna l'adresse du metteur en scène, en me demandant d'aller le voir au plus vite.


Les répétitions se tenaient chez lui, place Jussieu. C'était sur mon chemin, quand j'allais, pour certains cours, au quai Saint-Bernard. La faculté des sciences de Jussieu, avec ses tours et la grande tour Zamanski, n'était pas encore construite à cette époque. On traversait la Halle aux vins, dans laquelle il y avait encore des vinatiers, qui n'avaient pas tous été expulsés. On traversait un long espace couvert, bordé de cuves à vin et l'odeur de la vinasse était partout. Seuls les bâtiments le long du quai étaient terminés. Le reste était en chantier, en attendant que tous les entrepôts aient disparus.


J'arrivai chez le metteur en scène, qui était grec, comme les « poésies ». Il y avait dans la pièce des garçons qui devaient faire des études d'art dramatique. Ils récitaient des poèmes de cet auteur, qui vantaient la beauté de jeunes adolescents. L'auteur devait aimer les jeunes hommes, vu la teneur des paroles. Une fille, qui était vraisemblablement la petite amie du metteur en scène, s'évertuait à déclamer son texte d'une voix sans nuance. Une phrase se terminait par :


- Et il a vécu ce que vivent les Parthes, l'espace d'un maatin.


Le Grec la reprenait, d'abord calmement, puis de plus en plus excité, en criant :


- Ne dis pas l'espace d'un maatin mais l'espace d'un matin !


Et elle reprenait, docilement en répétant :


- … l'espace d'un maatin.


Au bout d'un moment, je commençai à m'ennuyer et je demandai si ça allait être encore long. Ils ont fait une pause et il m'a expliqué qu'il aimerait que je lui compose une musique originale, qui servirait de fond sonore pour le disque et pour le spectacle. J'avais quelques semaines avant l'enregistrement. Je lui ai composé quelques fragments, inspirés de la musique du film Zorba le Grec, que j'avais vu avec Julie. Je connaissais assez bien la musique de Théodorakis, car j'avais acheté le disque de la musique du film. J'avais offert le disque à Julie, en souvenir de cette séance de cinéma, pendant laquelle elle était particulièrement gentille et aimante.


Je suis revenu quelques jours plus tard, pour demander au Grec si la musique que j'avais composée lui plaisait. Il me dit que ça n'allait pas du tout, qu'il fallait quelque chose de plus lent, de plus grave. Il commençait à me casser les pieds et je n'avais pas du tout envie de perdre du temps avec cette troupe. Je lui ai alors joué un ou deux petits morceaux pour débutants, comme on en trouve dans des livrets allemands, comme Die Stunde der Guitare. Il trouva cela très bien et me dit qu'il suffirait de quelques répétitions avec les comédiens. L'affaire était conclue. Tout était fait gracieusement, car ce devait être pour moi un honneur que de travailler avec lui ! En tout cas, je n'avais jamais pensé me faire payer.


Julie : c4.p4


Je faisais un remplacement comme secrétaire, près de la mairie de Montreuil. C'était très loin du Quartier Latin. Patrice venait me rejoindre à l'heure du déjeuner. J'avais juste une heure, car on faisait la journée continue. Il avait du courage de venir de si loin pour juste une heure où nous étions ensemble. J'étais un peu inquiète qu'il soit tellement attaché à moi. Que se passerait-il si l'on devait se quitter ? Je n'osais pas y penser, car sa réaction pouvait être imprévisible.


Je me sentais un peu fatiguée, avec tout ce trajet en métro, que je devais faire tous les jours, pour aller au bureau. Mon médecin traitant me donna une semaine d'arrêt de travail, sans difficulté. Il me connaissait bien, et j'obtenais souvent des arrêts de travail, quand je ne me sentais pas en forme. Il me dit tout de même qu'il ne fallait pas exagérer, car la Sécurité Sociale allait me contrôler plus systématiquement, en constatant ces arrêts à répétition. Je demandai à Patrice de venir au bas de chez moi, car je ne pouvais quitter ma chambre, à cause des contrôles...


Patrice : c4.p5


Je la retrouvai au début de l'après-midi, près de chez elle. Elle m'avait dit qu'elle était en arrêt de maladie. C'est vrai que je la trouvais bizarre, pas très gaie, et l'air un peu absent. Ce n'était pas la première fois qu'elle s'arrêtait de travailler. Je pensais que les docteurs étaient bien complaisants avec leurs patients. À force, cela pourrait faire un trou dans la Sécurité Sociale ! Cet horaire n'était pas pratique pour moi, et il m'arrivait de ne pas pouvoir assister à mes cours. Mais je ne pouvais pas me passer de la voir, c'était plus fort que moi.


J'étais retourné chez le Grec, pour une répétition avant l'enregistrement du disque. Je faisais un fond sonore pour certains poèmes et je n'ai pas eu besoin de revenir plusieurs fois. Ils avaient loué un studio d'enregistrement aux Champs-Élysées, pour un matin de février. Je leur ai dit que ça ne m'arrangeait pas, car je devais passer un examen écrit en début d'après-midi. C'était déjà retenu et ils n’ont pas pu changer la date. J'arrivai à l'heure dite, avec ma guitare, des cordes neuves, et fin prêt pour l'enregistrement. Ils n'étaient pas encore tous arrivés. Après une bonne heure de retard, ils commencent à déclamer et toujours pas de guitare à enregistrer.

La petite amie du Grec continuait avec sa voix monotone, et le poème se terminait comme prévu par : Et il vécut ce que vivent les Parthes, l'espace d'un mââtin. Il était plus de midi et je voyais que j'allais devoir sauter le repas, si je voulais arriver à l'heure à la salle d'examen. Assez hors de moi, je leur demande d'enregistrer la guitare d'un seul coup.


- Vous vous débrouillerez ensuite pour faire un mixage.


Le technicien dit que c'était possible. J'étais libéré vers treize heures, ce qui me permettait d'arriver tout juste pour le début de l'épreuve.


Le métro mettait un temps fou à arriver. C'était une heure un peu creuse, et j'avais un changement. L'examen se passait rue de l'Abbé de l'Épée, et il y avait pas mal de marche à pied à faire, depuis la sortie du métro. Je n'y serais jamais ! On me laissa tout de même composer, car je n'avais pas tout à fait une demi-heure de retard. Je n'étais vraiment pas dans les meilleures conditions pour réussir cette épreuve. Ce n'était pas dramatique, car je m'étais inscrit à des certificats supplémentaires, qui n'étaient pas obligatoires pour obtenir le diplôme d'enseignement supérieur. Je n'ai pas été admis à ce certificat, comme c'était prévisible.


Quelques semaines plus tard, le disque sortait. Je le trouvais assez lamentable. Ils avaient monté le spectacle dans une petite salle de théâtre, près de Saint-Germain. Ils ont voulu que la guitare accompagne les poèmes, comme dans le disque. Mais il ne fallait pas que l'on me voie. Je jouais derrière les rideaux, sans micro ! Je ne sais pas ce que les spectateurs ont entendu, mais cela ne devait pas être formidable. Comme leur spectacle était un peu court, le Grec voulait absolument que je continue à jouer après le dernier poème. J'ai coupé court à cette proposition, en pensant que les gens de toute façon, n'entendraient rien. Ils m'ont offert un disque, en guise de remerciements. Quand je revois cette pochette, sur laquelle était dessinée une tête couronnée de pampres, je repense à cet épisode attristant, de ma collaboration avec ce Grec...



Chapitre 5 : Quelque chose d'incompréhensible



Patrice : c5.p1


La fin de l'épisode avec le Grec s'était accompagnée d'un changement dans mes relations avec Julie. À partir du mois de mars, tout sembla se gâter. Julie avait repris un travail plus près. Elle s'occupait de l'accueil des élèves, à l'École Centrale, qui est, je crois vers le boulevard Réaumur. Malgré cela, elle venait de moins en moins souvent à la salle des chercheurs. Chaque jour, je m'attendais à la voir, mais elle me disait qu'elle n'avait pas beaucoup de temps, à l'heure du déjeuner.


Une fois pourtant, elle me demanda de venir avec elle voir un film au Champollion. Elle ne devait pas travailler ce jour-là, à moins qu'elle ne fût en arrêt de maladie. C'était une petite salle d'art et d'essai et le film était en version originale. Le film s'appelait L'éclipse. Le metteur en scène était je crois Antonioni. J'avais vu une fois le film Désert rouge de ce même metteur en scène, et je n'avais pas été emballé. En face, on donnait Jules et Jim. Je lui demande si elle ne voulait pas aller voir cet autre film, car pour moi, les sous-titres, ce n'était pas ma tasse de thé. Mais elle tenait absolument à ce que nous voyions L'éclipse ensemble. Bon, allons-y pour L'éclipse ! La salle était presque complète. Il ne restait que des places séparées tout au fond. On s'est assis. Quatre fauteuils nous séparaient. J'étais tout décontenancé de ne pas être à côté d'elle.


Déjà le film commençait, sans que je n'aie pu dire un mot. Je n'ai rien compris, étant trop loin pour pouvoir lire les sous-titres et même pour voir correctement les images, avec ma mauvaise vue. J'ai eu l'impression que le film durait une éternité. Heureusement, il n'y avait pas de court-métrage. Nous nous sommes retrouvés dans la rue, comme deux étrangers. Elle me dit alors :


- Maintenant, tu dois commencer à comprendre.


Je n'ai pas osé lui dire que je n'avais rien vu du film, pour qu'elle ne pense pas que ma vue était encore pire qu'elle ne pouvait se l'imaginer. Je n'ai jamais su ce que je devais comprendre, c'est resté pour moi un mystère.


On s'est séparé sur cette incompréhension et assez lamentablement, sans effusion, sans marque d'affection. Elle était d'ailleurs dans ces mauvais jours, où elle était renfermée et presque absente. Je ne la vis plus de toute la fin de l'année scolaire. J'étais tellement seul, que j'ai travaillé mes cours comme un fou. Je n'ai jamais eu ces facilités qu'avaient tous ces Normaliens qui m'entouraient. J'étais plus besogneux que doué. Cela me permit d'être reçu assez brillamment. Je pouvais espérer être pris en thèse de troisième cycle. À cette époque, il existait deux sortes de thèses, la thèse de troisième cycle, qui se préparait en deux ans, et la thèse d'État, qui pouvait demander une dizaine d'années. Les Normaliens étaient pris directement en thèse d'État. On leur proposait en même temps, presque systématiquement, un poste d'assistant ou de maître assistant. Ces conditions ont bien changé à l'heure actuelle.


Pour moi, qui n'était pas Normalien, il ne fallait pas espérer avoir un poste dès cette année. J'étais tellement triste de ne plus jamais voir Julie, que cela devait se voir sur ma tête. La petite Normalienne, qui me demandait parfois « comment va la jolie brunette », avait remarqué ma mélancolie. Elle connaissait un cloutier qui était parti en coopération à Madagascar. Elle me le fit rencontrer, car il était de passage à Paris, et il cherchait des enseignants pour la faculté de Tananarive. Il me dit que je pouvais avoir un poste, sans problème, à la rentrée prochaine. Il n'en tenait qu'à moi et il ferait tout de suite le nécessaire pour que je sois pris. Comme je n'espérais plus rien de mes relations avec Julie, je me dis que je l'oublierai plus facilement, loin de la métropole. Il n'y aurait plus ces attentes perpétuelles d'un rendez-vous manqué, d'une sortie reportée...


Julie : c5.p2


Le téléphone sonne.


- Julie, j'aimerais te dire au revoir avant mon départ pour Madagascar.


Je ne savais pas quoi dire. C'est vrai que je ne le voyais pas très souvent, mais l'idée de ne plus le voir du tout ne m'avait jamais effleurée. J'étais seule dans ma chambre ce soir-là. Il est arrivé bien à l'heure. Il m'a dit qu'il était reçu et m'a décrit son projet. Il ne reviendrait plus m'importuner. À l'idée de ne plus jamais le revoir, je sentis monter en moi cette attirance que j'avais si souvent ressentie, dans les moments où nous étions si proches. J'allai me donner à lui, toute entière, pour la première fois. Mais brusquement, comme s'il avait deviné ma pensée, il s'éloigna de moi, m'embrassa une dernière fois, puis il partit, presque brusquement...


Patrice : c5.p3


Je devais donner ma réponse, avant que l'enseignant de Madagascar ne reparte. Entre-temps, j'avais eu un entretien avec celui qui devait être mon directeur de thèse. Il m'avait déjà proposé un sujet. Il m'a dit que je devais être capable de faire cette thèse en moins de deux ans. Il pouvait aussi y avoir des postes d'assistant qui se créent. Il serait possible de faire des dossiers pour postuler dès la fin de la première année de thèse. J'étais hésitant, surtout après cet adieu si ambigu de Julie. J'étais parti brusquement, pour ne pas me laisser entraîner par les instincts qui m'attiraient vers elle. Mon amour était resté intact, et j'aurais regretté d'aller plus loin ce dernier soir. Si je pars, je ne pourrai jamais faire de thèse. Je serai condamné à rester toujours loin de la France, dans un pays que je ne connaissais pas. Et puis, si Julie voulait se donner ce soir-là, il devait y avoir une raison. C'était peut-être pour me retenir.


Finalement, j'abandonnai mon idée. Je me mis tout de suite au travail. La recherche était quelque chose de très nouveau pour moi, mais j'avais tellement l'habitude de lire les livres en bibliothèque, que j'ai vite fait de trouver des articles sur mon sujet, dans des revues scientifiques. Je devais laisser passer un certain temps, avant d'annoncer à Julie qu'en définitive, je ne partais pas. Elle n'aurait pas compris. Elle aurait pu croire que c'était un mensonge de ma part, pour la provoquer. Je suis resté à Paris tout l'été. J'avais emprunté des documents, car les bibliothèques fermaient au mois d'août. Je travaillais au Luxembourg, car l'institut était aussi fermé. L'été passa vite...


Julie : c5.p4


Il doit être loin maintenant. Finies les discussions tardives, les rêveries qui m'aidaient à m'endormir. Le médecin m'avait donné un médicament qui devait me faire du bien, disait-il. Si ça ne suffit pas, on verra autre chose. Mon humeur était changeante. Mes parents trouvaient que je dépérissais. Ma mère me demanda un jour :


- C'est à cause de ce garçon ?


Je ne sais pas pourquoi subitement, je fondis en larmes. Elle me redit que je ne pourrais pas être heureuse avec lui, car il était trop différent de nous tous. Mais je savais bien pourquoi notre union était impossible. Je ne lui avais jamais dit et je ne lui dirai jamais...


Patrice : c5.p5


C'était presque la canicule. Les grilles du jardin fermaient à vingt-deux heures. Il y avait encore beaucoup de promeneurs à cette heure tardive, et les gardiens sifflaient dans tous les coins, pour faire sortir tout le monde. Je rentrai ensuite à Boulogne en métro, en pensant déjà au jour suivant. J'arrivai au jardin le matin vers l'heure du déjeuner avec un sandwich. Je travaillai ensuite toute l'après-midi, bien à l'ombre des grands arbres. J'étais plongé dans un article un peu compliqué, quand on me tapa sur l'épaule.


- Toi ici ! Je te croyais à Madagascar !

- Oh ! C’est toi. Je vais t'expliquer.


Elle s'assied et m'écoute, d'un air pensif. Une fois mes explications terminées, je ne savais que faire, car elle ne disait pas un mot. Alors, je lui explique que je ne la comprenais pas, que c'était bien elle qui était venue me rechercher pour son anniversaire, qu'elle était imprévisible, tantôt affectueuse, tantôt indifférente... Au bout d'un moment, elle me dit que je ne pourrai jamais comprendre, que ce n'était pas de sa faute. J'ai cru qu'elle allait éclater en sanglots, mais elle se ressaisit et me dit qu'il valait mieux ne rien prévoir entre nous. Si par hasard on se rencontre, on ne s'évitera pas, mais on ne se donnera plus de rendez-vous réguliers.


- Voilà, je te quitte pour aujourd'hui.


Et elle s'enfuit, au bord des larmes...


Patrice : c5.p6


L'année reprenait. Les bibliothèques ouvraient de nouveau leurs portes. Comme l'année précédente, je continuais mes colles le vendredi au lycée Saint-Louis. Ma thèse avançait normalement. J'étais dans les temps.


Un vendredi soir, je trouvai Julie à la porte principale du lycée. J'étais sorti en retard, mais cette fois-ci, elle ne m'en fit pas le reproche. On n'a pas dit un mot, mais on s'est embrassé, comme au premier jour. Je ne lui ai posé aucune question, j'étais trop heureux qu'elle soit venue d'elle-même. On s'est retrouvés comme cela, plus d'une fois, le vendredi soir, sans que je m'y attende. Elle travaillait toujours au secrétariat de l'École Centrale. Elle venait après son travail et nous restions toute la soirée ensemble. Elle semblait aller beaucoup mieux. Parfois même, elle s'amusait, quand je lui racontais mes histoires...


Julie : c5.p7


Ce soir j'attendais Patrice pour lui demander un petit service. Il était tout content que je lui demande quelque chose.


- Voilà, c'est pour ma petite sœur Rachel. Elle passe son baccalauréat cette année. Il lui faudrait des cours de mathématiques, car elle n'est pas au niveau. Bien sûr, je te payerai.


Il avait l'air déçu. Il devait s'attendre à autre chose, qui me concerne, plutôt que cette proposition pour ma sœur. Il me dit que c'était un joli prénom, pas très courant ! Je lui ai dis que nous étions tous juifs, et que pour nous, c'était un prénom usuel.


Patrice : c5p8


Je n'avais pas imaginé une seconde que Julie puisse être juive. Je me rappelais alors des propos que j'avais eus sur l'éducation des enfants, il y a bien longtemps. Je me suis rendu compte que c'était vraiment malvenu. Je comprenais aussi pourquoi elle était si réceptive aux paroles que je chantais le jour de son anniversaire. Il y a parfois des situations où tout s'éclaire. Pour sa sœur, je ne pouvais pas refuser, elle n'aurait pas compris. Je lui ai fait un prix symbolique, car elle y tenait. Je verrais sa sœur à la bibliothèque de la montagne Sainte-Geneviève, car il n'était pas question que j'aille chez elle. On a commencé les cours rapidement. Rachel était une fille souriante, jolie et enjouée, mais elle ne comprenait rien aux mathématiques. Au bout d'un mois, pendant lequel j'ai essayé tous les trucs qui marchaient d'habitude, j'ai dû dire à Julie que je ne pouvais plus rien pour sa petite sœur. J'étais incompétent !



Chapitre 6 : Un dénouement tragique



Patrice : c6.p1


Je continuais mes recherches dans la salle qui nous était affectée. Il y avait là des Normaliens, qui avaient déjà obtenu un poste et des étudiants qui venaient de la licence, comme moi. Je me souviens de Georges, ce Normalien de la rue d'Ulm, qui avait été reçu premier à l'agrégation. Tout lui réussissait. Il comprenait tout en un clin d'œil. C'était désarmant. Je lui demandais parfois des renseignements, quand j'étais en rade sur un article. Il m'expliquait tout avec un petit sourire qui voulait dire : mais c'est évident ! Il était marié et avait deux garçons déjà assez grands. Cela ne l'empêchait pas de courir après toutes les filles du groupe. Il avait quelque chose de séduisant, et puis il était tellement doué.


J'ai retrouvé dans le groupe de chercheurs, l'étudiante qui m'avait entraîné au centre Richelieu. Elle œuvrait beaucoup pour qu'il règne une bonne entente entre nous. Et je dois dire qu'elle y arrivait assez bien. Elle nous proposa une fois, d'aller passer tout un week-end, à des journées œcuméniques. Il y aurait le père Danielou, théologien de renom, qui était aussi l'aumônier des Sévriennes, je crois. Pour la religion juive, elle était représentée par un professeur d'économie ou de sciences humaines, je ne sais plus. Il s'appelait Benzécri, ou quelque chose d'approchant.


On était six ou sept à s'être retrouvés, dont le fameux Georges. Il y avait plus de filles que de garçons. Il faut dire que je n'étais pas venu de bonne grâce, car le sujet ne me passionnait pas. Après un exposé très brillant de Danielou sur la transcendance, auquel je n'ai rien compris, on a entendu Benzécri qui s'est mis à vociférer du fond de la salle :


- C'est une honte ! Je ne viendrai plus jamais dans ces réunions de faux-culs... !


De son côté, Daniélou lui répondait par des injures au moins aussi véhémentes. Je n'ai pas compris ce qui les avait piqués, mais j'ai compris ce jour-là combien il fallait se méfier des religions. Elles pouvaient conduire au meilleur comme au pire. Juifs, cathos, protestants... qu'est-ce que cela peut faire ? La morale est la même. Je me souvenais d'avoir lu un livre d'André Gide, La porte étroite, dans lequel les héros ont dû se quitter dramatiquement, car ils étaient protestant et catholique. C'était un livre déprimant et fataliste. Ce sont les croyances aux sornettes inventées par les Églises qui conduisent à de tels drames. C'est pire encore, elles peuvent séparer ceux qui aimeraient tant se rapprocher. Je pensais bien sûr à notre amour déchiré, en quelque sorte, pour ces stupidités. Je me suis juré d'aller voir la maman de Julie. Je lui dirai des mots comme : « J'aime Julie, je l'aime au point de faire ma vie avec elle », qu'il n'y avait pas d'obstacles à cela, que j'avais pris mes distances avec la religion...


Patrice : c6.p2


J'étais devant le magasin de porcelaine. Je regardais la vitrine, sans oser entrer. J'étais mort de peur. Je me trouvais soudain bête d'avoir cette idée d'aller parler à sa mère. D'abord, elle ne me connaissait pas. Julie ne lui avait vraisemblablement jamais parlé de moi. Peut-être se souviendrait-elle que je l'avais déjà eue au téléphone. En ouvrant la porte, une sonnette à grelots se mit à carillonner, pour annoncer l'arrivée d'un client. Un homme assez petit, un peu voûté, qui se frottait les mains, me demanda sur un ton très commerçant :


- Que désirez-vous, monsieur ?


Ce devait être son père. Je rassemblai mon courage, en lui demandant, d'une voix faible, si je pouvais parler à la maman de Julie. Il eut l'air de comprendre tout de suite qui j'étais, car il me dit qu'il allait la chercher de suite. C'était une femme assez ronde et de petite taille, brune comme sa fille. Elle était très gentille et je n'ai pas eu le temps de me présenter, qu'elle me disait déjà :


- Je crois que vous vous appelez Patrice.


Je n'ai rien pu dire d'autre qu'un petit « Oui, madame ». Alors elle me parla, comme elle parlait à sa fille.


- Je connais vos sentiments à tous les deux. Mais c'est sans espoir.


Et elle parlait toujours du cœur et de la raison. Je n'arrivais pas à savoir à quoi elle faisait allusion. Quelle était la raison qui nous empêchait d'être un jour heureux ensemble ? Je me hasardai à lui demander si c'était une question de religion, mais elle ne répondit pas. Je suis reparti complètement décontenancé, après qu'elle m'ait redit que le mieux pour tous les deux, c'était d'arrêter de nous rencontrer, car c'était sans issue. Je revis Julie le vendredi suivant, à la porte du lycée. Sa mère lui avait dit que j'étais passé au magasin.


- Tu n'aurais jamais dû venir à la maison. Maintenant, je crois qu'il faut finir. Je ne reviendrai plus.


Et c'est vrai qu'elle n'est plus jamais venue m'attendre le vendredi, quand je sortais. Je regardais partout, mais il n'y avait plus personne. J'étais bien triste et j'ai essayé de l'appeler, mais on me raccrochait au nez, dès que l'on reconnaissait ma voix. Alors je me suis imaginé le pire. Elle devait connaître d'autres garçons, jolie comme elle était. Peut-être même qu'elle se prostituait ! Oui, ça doit être ça. Je me montais la tête. J'étais jaloux à l'idée qu'elle sortait avec d'autres, qu'elle s'amusait pendant que je me retrouvais seul avec mon chagrin. Je n'y tenais plus. Je décidai d'aller la voir à son travail, à l'École Centrale. Il était près de deux heures, quand j'arrivai devant l'école. Il y avait juste en face un café avec une terrasse, où se trouvaient des élèves de Centrale, qui buvaient en attendant la reprise des cours de l'après-midi. Je la vis au milieu d'un groupe. Elle riait et semblait à son affaire, avec tous ces garçons autour d'elle. J'étais dans un état second. Quand elle m'aperçut, elle s'éloigna du groupe. Son visage se ferma soudain et elle vint à ma rencontre. Je n'entendais plus rien, j'étais comme guidé par une force extérieure, qui n'était pas moi.


Tout d'un coup, je l'ai giflée avec une violence inouïe, et je suis parti sans me retourner. Elle est sûrement tombée, tellement le coup était brutal. Je suis rentré à pied, dans un état épouvantable. Ce n'était pas moi, ce n'était pas possible. Je n'ai jamais frappé personne, encore moins une fille. Plus tard, j'ai entendu un fait divers, où un chanteur avait giflé son amie comédienne, dans un accès de jalousie, et elle en était morte. Voilà où peut mener la passion. J'ai compris que c'était possible, que l'on n'est plus soi-même. Bien sûr on est coupable, mais la fille qui nous conduit dans cet état doit aussi avoir une part de responsabilité.


Dans la soirée, je l'ai eue au téléphone. Elle avait été ramassée et conduite à l'infirmerie de l'école. On l'avait laissée partir se reposer chez elle. Tout était maintenant irréversible. Quelques jours plus tard, le facteur m'apportait un petit colis. C'était son écriture.

Je l'ouvre en tremblant. Il y avait le disque de Zorba, le livre avec ma dédicace pour ses 20 ans et toutes les lettres que je lui avais envoyées. En relisant cette phrase, où je lui souhaitais d'être heureuse toute sa vie, je me suis effondré de tristesse. Après m'être ressaisi, je me mis à tout déchirer, pour ne jamais relire ces mots qui me faisaient tant de peine. Je me suis aussi juré de ne plus jamais dire de mots d'amour de toute ma vie. Quand on aime, cela doit se voir plus que cela ne doit se dire.


À la fin de l'année, j'ai envoyé des dossiers, pour obtenir un poste d'assistant. J'ai été pris comme assistant délégué à Strasbourg, pour remplacer un assistant qui devait faire son service militaire. On me dit que le poste n'était que pour un an, car je devais le lui rendre à la fin de son service. J'acceptai, puisque tout était fini et que je n'avais plus de raison de rester à Paris. Je me sentais vraiment seul et désemparé. Je pris contact avec la fille que j'avais rencontrée en Italie. Thérèse se souvenait très bien de moi et je l'ai invitée au restaurant, un soir rue Descartes. Après le repas, elle n'a pas mis longtemps avant d'être plus qu’une copine. On voyait qu'elle avait l'habitude de fréquenter les garçons. Elle était toujours partante pour une soirée, un film, une sortie. Je restais à Strasbourg du mardi au vendredi, mais je rentrais tous les week-ends à Paris. Dans le train, j'ai connu des filles qui me trouvaient sympathique. C'était les rôles renversés, car je ne faisais rien pour les aborder. Thérèse me suffisait, pour oublier mon expérience désastreuse avec Julie. Elle était toujours de bonne humeur, souriante, et toujours contente. Elle se laissait caresser sous « toutes les coutures », si l'on peut dire. Parfois, je trouvais que j'exagérais, mais elle ne s'en plaignait pas. On ne peut pas dire que j'avais de grands sentiments pour elle. J'étais un peu honteux de profiter d'elle.


Deux années ont passé. J'ai soutenu ma thèse de troisième cycle et obtenu un poste d'assistant stagiaire à Paris. J'ai rencontré une jeune fille qui avait huit ans de moins que moi. Elle n'avait pas de famille. Elle venait juste de prendre une chambre chez une vieille dame de la rue de l'École de Médecine, à sa sortie du foyer, qui ne gardait plus les pensionnaires après dix-huit ans. Elle était aussi dactylo, comme Julie. Je n'étais pas pressé de m'engager avec elle, car elle était bien jeune. J'avais aussi peur d'une aventure malheureuse, qui laisserait forcément des traces. Je n'avais pas le droit de faire ce qu'il m'était arrivé avec Julie. La petite Normalienne de la salle des chercheurs m'a dit un jour, d'un air moqueur :


- Tu les prends au berceau, maintenant ?


On sortait souvent ensemble et elle était venue à la maison. Ma grand-mère l'avait tout de suite adoptée. Comme je me l'étais juré, je ne disais jamais de mots d'amour, comme on le fait d'habitude. Elle me disait, en boutade, que j'étais « coincé », que c'était à cause de mon éducation « judéo-chrétienne » ! Elle avait subi elle aussi cette éducation, en pension depuis toujours chez les petites sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Elle était très mignonne, mais un peu complexée par ce milieu intellectuel de haut niveau. Pourtant, les collègues de la salle des chercheurs l'avaient tout de suite acceptée. On s'est marié après deux ans de fréquentation, juste après les événements de mai 68.


Les années ont passé, avec, parfois, des chamailleries, comme dans tous les couples. C'était souvent à cause des enfants. Quand elle devenait impossible à supporter, je ne disais plus un mot, de peur de tout gâcher. Je me souvenais du mal que mes propos avaient provoqué chez Julie. Tous ces souvenirs me faisaient monter les larmes aux yeux, mais jamais elle n'a pu savoir à quoi ou à qui je pensais, dans ces moments-là...



Chapitre 7 : Épilogue



Aurélie : c7.p1


J'ai lu le roman toute la nuit. Je ne sais plus si je m'appelle Julie ou Aurélie. Tout était tellement vrai, je suis troublée. Il faut que j'écrive à l'auteur. Il a mis son adresse sur le site d'écriture en ligne. Je lui demanderai quelle est la part de réalité et de fiction dans son roman. Ce n'est pas possible qu'il ait tout inventé. Quarante ans après, il m'a fait revivre tout ce passé. Il reste l'énigme de cette fille, qui l'aimait si fort. On ne comprend pas pourquoi elle ne voulait plus le revoir...


L'auteur : c7.p2


Je trouve ce matin un mail dans ma boîte. C'est signé Aurélie. Elle écrit :


Je me permets d'écrire à l'auteur du roman « L'éclipse », que j'ai lu cette nuit, sur Internet. J'aimerais savoir quelle est la part de vérité et de fiction dans votre roman. Mon vrai prénom est Julie. J'aimerais vous rencontrer demain, au Luxembourg, là où je retrouvais Patrice, quand j'avais vingt ans. Il y a un point d'ombre dans votre histoire. Je peux vous en parler. Acceptez les remerciements d'une de vos lectrices.


C'était signé avec le pseudo « Aurélie ». Je réponds toujours au courrier des lecteurs, mais ici, je ne savais pas comment m'y prendre. Je lui ai répondu quelque chose comme :


Bonjour Aurélie ou Julie, je ne sais pas ! Il y a toujours un peu de la vie d'un auteur, dans ses romans. Quelle est la part de l'imagination, je ne sais pas. C'est ce qui fait le charme de la lecture. On se reconnaît dans les personnages, on rêve. C'est l'essentiel. Les évocations sont souvent plus fortes que la réalité. Je suis heureux d'avoir pu vous toucher à ce point.


Les souvenirs d'un amour impossible sont idéalisés et bien plus profonds que dans la vie réelle. Je ne dis rien à propos de son rendez-vous, et je terminai par une formule de politesse assez banale. Je n'étais pas très content de ma réponse, mais c'était trop tard, le mail était déjà parti...


Julie : c7.p3


Il m'a répondu. Son mail est assez impersonnel. Il m'est impossible de savoir si ce qu'il a écrit a été vécu ou non. J'irai tout de même au rendez-vous, on ne sait jamais...


Patrice : c7.p4


Un jour du mois de mai, en 2007. Je suis revenu près de la fontaine Médicis, au Luxembourg, après avoir reçu ce mail d'Aurélie. Dans l'allée, sur un fauteuil du jardin, je vois une dame qui devait avoir dans les soixante ans. En passant, elle me dit :


- Oh ! Patrice, je savais bien que tu viendrais.


C'était Julie, mais comme elle avait changé. Il lui restait quelque chose de sa beauté d'adolescente. Elle avait toujours ses cheveux aussi noirs. Elle me remercie pour mon mail.


- Je suis venue pour te dire ce que je n'ai jamais pu t'avouer, quand nous étions ensemble.


Et elle m'explique ce qu'elle avait vu toute petite, quand elle était encore en Tunisie. Des enfants ont été massacrés sous les yeux de leurs parents, des images horribles qui ne pouvaient s'effacer.


- Quand j'étais contrariée, ces images me revenaient toujours à l'esprit et je tombai dans un état dépressif. J'étais suivie par un psy, qui me donnait des médicaments assez puissants pour me faire oublier ces choses terribles. Cela me changeait le caractère, je devenais absente, j'étais quelqu'un d'autre. Je devais souvent m'arrêter de travailler.

- Alors ces arrêts de travail, c'était donc ça ! Moi qui pensais que ton médecin t'arrêtait par complaisance.


Elle me dit aussi qu'elle avait été admise plusieurs fois dans un hôpital spécialisé, au moment où elle avait eu des pensées suicidaires. Je m'expliquais soudain toutes ces périodes sans la voir.


- Si tu savais, Julie, ce que j'ai pensé de toi, quand tu ne voulais plus me revoir ! J'étais persuadé que tu sortais avec d'autres garçons et même que tu étais une fille légère.


Elle me dit encore comment elle a failli mourir, après cette dernière entrevue dramatique devant l'École Centrale.


- Oh, ma Julie chérie !


Je me penche vers elle pour l'embrasser et la prendre dans mes bras. Mais je ne trouve que du vide. J'étais tout seul. Il n'y avait personne à côté de moi. Ce n'est pourtant pas un rêve. D'ailleurs, il y a ce mail, qui est bien réel. Je me lève et me dirige vers la sortie principale, en haut du boulevard Saint-Michel. Je me retourne de temps en temps, pour voir si elle me suit, mais personne. Je prends la petite rue Monsieur le Prince, sur la gauche, qui descend vers le carrefour de l'Odéon. Mes yeux se remplissent de larmes. J'ai compris que je ne la retrouverai plus jamais, seulement dans mes rêves.


Mon roman était terminé.


 
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   studyvox   
16/6/2007
Commentaire de l'auteur : la suite de l'éclipse est en préparation. On peut lire le début de la seconde partie sur le site http://studyvox.biwi.ca/index.php Elle sera soumise au modérateur du site oniris dès que possible.

   Maëlle   
22/8/2007
Je ne crois pas que ce texte soit fait pour cette présentation là. Il me manque de bruit de la page, pour passer de l'un a l'autre.

Ce que je dis ensuite ne concerne que le début du texte.

J'aime bien l'idée directrice, même si ce scénario là je le verrais plus angoissant que romantique.

Je trouve Patrice trés bien, un personnage d'intello timide convaincant. Les passage attribué à Aurélie me semble surjoués, entre autre parce qu'il reprennent trop du "roman". Le fait qu'il n'y ait aucune différence de style en passant d'une narration à l'autre m'a, a mon avis, empéché de garder le fil, en plus de la mise en page linéaire qui me parait vraiment inadaptée.

Et puis, juste pour le clin d'oeil : la possibilité d'agir sur l'histoire, c'est sur le blog, non?


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