Journal d'un lecteur fou qui devint auteur
Préface
Je relis aujourd'hui mon journal, qui a commencé il y a quelques mois. La première partie correspond aux jours où j'ai commencé à lire et à écrire des romans en ligne. Si vous êtes impatient de rencontrer des personnages hors du commun, qui ont contribué à ce qui m'arrive ce soir, vous pouvez sauter ce passage.
Il ne s'est pas passé grand-chose d'insolite. Par contre, à partir du 20 mai, j'ai remarqué des faits pour le moins étranges. Quand je revois le fil de tous ces événements qui m'ont conduit là où je suis, je n'arrive pas à comprendre. Il y a quelque chose de diabolique qui me dépasse ! Il n'y a que vous qui puissiez me sortir de ce mauvais pas. Tout m'accable, mais il y a sûrement moyen d'en sortir. Vous trouverez, je pense, la vérité. Elle doit se cacher dans ces pages ! Ce n'est pas possible qu'il en soit autrement ! Sans votre aide, je suis perdu...
Première partie : Comment je suis passé de simple lecteur à écrivain débutant
Premier Avril : une bonne résolution
Je me levai ce matin, de bonne heure et de bonne humeur, comme tous les jours. J'ai toujours été d'un naturel joyeux et aujourd'hui, plus encore que d'habitude. En embrassant Sylvie, je lui dis que cette nuit m'a porté conseil. J'ai décidé de combler mes lacunes en littérature française et étrangère. Ma femme me regarde d'un air curieux et ne cache pas son étonnement.
- Mais Xavier, tu sais bien que les livres et toi, ça ne fait pas bon ménage. Ah ! Ah ! J'ai compris ! Regarde la date d'aujourd'hui ? - Ah ! Oui, c'est vrai ! Je ne l'avais pas remarqué ! Mais je t'assure, c'est très sérieux. Quand je te vois dévorer tous les romans qui sortent, quand tu me lis des passages intéressants, des citations... alors je trouve que tu as beaucoup de chance. Tu as déjà une bibliothèque prestigieuse, avec quelques exemplaires de cette magnifique collection de la Pléiade. Il y a aussi tous ces livres que vous vous passez, entre copines. Quand vous échangez vos impressions, je me sens exclu. Je suis jaloux. Je ne peux jamais te parler de mes livres, puisque je n'en lis pas. C'est frustrant ! Je ne sais pas encore comment je vais m'y prendre, mais ma décision est prise.
Elle me dit qu'elle connaît ce genre de résolution, que demain il n'en restera rien, que c'est un vœu pieux...
3 Avril : la recherche de livres en ligne
Je ne parlerai plus de mon idée à Sylvie. Elle verra bien, plus tard, de quoi je suis capable ! Hier, j'ai passé la soirée à chercher des livres en ligne, ça doit exister ! J'ai trouvé des sites de lecture, mais c'était souvent décevant. Il y a bien googleprint, mais cela se terminait presque toujours par "votre panier !". Non, je veux me cultiver, combler mes lacunes, mais pas toujours tomber dans ce piège de la consommation. Il doit bien y avoir des ebooks libres et gratuits ?
Je n'ai pas mis longtemps pour trouver la bibliothèque Gallica, de la BNF, puis la bibliothèque électronique de Lisieux. C'est tout à fait ce qu'il me faut. Demain soir, je vais m'y mettre.
25 Avril : la découverte d'un auteur mal connu
Je reprends mon journal. Plus de quinze jours ont passé, je n'en reviens pas ! Mais je n'ai pas perdu mon temps. Il y avait dans Gallica, une foule d'auteurs dont je ne connaissais même pas les noms. Comment est-ce possible d'être ignare à ce point ! Il y avait aussi tous les auteurs classiques que j'avais rencontrés au lycée, quand le professeur était acceptable. Je dois avouer que ça n'a pas été souvent le cas. Les élèves sont exigeants et parfois ingrats. Je le sais d'autant plus que je suis moi-même enseignant, mais si je n'ai pas eu le goût de la lecture, ce n'est pas un hasard. Mais je me disperse.
Je me plonge dans des romans sentimentaux du XIXième siècle, en choisissant parmi les auteurs méconnus. Mais comment choisir un roman plutôt qu'un autre et comment être certain qu'il me plaira ? Je ne vais tout de même pas essayer de lire tous les livres de l'index alphabétique, il y en a plus de mille rien que pour Gallica !
Une idée naturelle me vient, je vais d'abord consulter la biographie des auteurs. Si la vie d'un auteur me plaît, ses romans devraient me captiver, car il n'est pas rare que les écrivains se mettent en scène, volontairement ou non. Voilà pourquoi je commence par Léon Bloy, dont la vie misérable et exaltée m'est apparue sublime.
J'ai littéralement dévoré ses deux romans "la femme pauvre" et "le désespéré". Je n'ai jamais vu un style aussi contrasté, capable de vous faire verser un torrent de larmes et parfois de rire aux éclats, et toujours avec une conviction conforme à son engagement de journaliste et critique littéraire. Sa plume est grinçante, il écrit vrai, la société bien pensante de son temps n'a pas dû le ménager. Mais qu'importe ! Ceux qui ont voulu ridiculiser sa "femme pauvre", sont loin de lui arriver à la cheville ! Les éditeurs lui ont fermé leur porte et toute la littérature bien pensante de la fin du XIXième siècle s'est déchaînée contre lui.
J'avais une amie agrégée de lettres modernes. Je lui demande ce qu'elle pense de Bloy. Elle me dit ne pas connaître cet auteur, qui doit appartenir à un de ces nombreux courants qui se sont développés ces deux derniers siècles, les uns remplaçant les autres, par un désir de créativité ou d'opposition systématique.
- Tu vois, les romantiques avaient fait leur temps, ils ont été remplacés par les réalistes, les symbolistes, les surréalistes, les post-modernistes... Ils se sont parfois chamaillés entre eux, comme André Breton et Robert Desnos ou Louis Aragon... D'autres ont voulu créer des tendances bientôt contestées par certains de leurs membres dissidents, comme le lettrisme d'Isodore Isou et l'international situationnisme de Guy Debord. Et puis, il y a aussi tous ces auteurs un peu illuminés, comme Antonin Artaud qui a créé une nouvelle forme du théâtre moderne. On ne peut pas tout lire et pour le lycée, il faut aller à l'essentiel.
Elle a sûrement raison, mais je reste perplexe ! Comment m'expliquer mon enthousiasme pour Léon Bloy, alors que les professionnels de la littérature le classe au rang des inconnus, des auteurs mineurs ? Je m'imagine l'effet que m'aurait produit ce genre de livre, quand j'étais encore sur les bancs de l'école.
Ma décision est prise. Je vais me constituer une petite bibliothèque d'auteurs délaissés par les profs de français, de tous ceux qui ne méritent pas de figurer au programme de l'éducation nationale. Je la mettrai en ligne et je suis presque sûr que les élèves du secondaire se précipiteront dessus. Et vous aussi, chers lecteurs, vous me direz ce que vous en pensez.
On est loin des tragédies classiques, de l'unité de lieu, de temps et d'action... Ce sont pourtant des tragédies, mais tellement proches de la misère actuelle, de la pauvreté des sans logis, des exclus du travail... Il y a de la noblesse d'âme, mais celle-ci se rencontre chez les petites gens, chez les prostituées, les ratés de la société... On est loin de Rodrigue, as-tu du cœur !
Vous allez penser : en voilà encore un qui donne dans l'anti-bourgeois primaire, qui se moque des érudits, de la culture classique... Mais non, ce n'est pas du tout mon intention. On peut être très cultivé et anti-conformiste. Léon Bloy écrit avec son cœur, il ne se couche pas devant les critiques qui caressent les lecteurs dans le sens du poil. Tant pis s'il doit tirer ses romans à compte d'auteur, s'il doit vivre misérablement à "Cochon sur Marne", l'important est de ne pas se renier soi-même. Quelle force, quel courage !
J'arrête là, pour vite retourner à d'autres lectures. Mon journal peut attendre...
10 mai : un désir d'écrire
Vous ne me croirez pas, mais j'ai lu près de soixante romans et nouvelles en trois semaines. C'était presque toujours des études de mœurs. Le sujet qui revenait le plus souvent, tournait autour des amours impossibles ou déchirés. C'était le schéma classique des parents qui s'opposent aux rencontres de leurs enfants, pour des motifs variés, souvent liés à des conditions sociales incompatibles. Le dénouement était assez souvent tragique, mélodramatique.
J'étais parfois un peu surpris par des détails qui ne cadraient plus avec notre temps. Certains textes avaient mal vieilli, d'autres sonnaient faux dans l'époque actuelle. Pourtant, je retrouvais des situations qui m'évoquaient des passages de ma propre vie.
Et si j'écrivais moi aussi, des épisodes de ma jeunesse, cela devrait sonner juste ! Tout lecteur a rêvé de coucher sur le papier, des sentiments qu'il n'oserait jamais avouer à quiconque. Il le fait d'une manière anonyme, car il y a toujours un doute sur les sentiments exprimés. Ce sont ceux de son héros et non ceux de l'auteur. Il peut exorciser ses vieux démons, puisque tout peut être pris comme une fiction. Ecrire, c'est une libération, c'est mieux que le divan du psychanalyste !
J'ai alors commencé mon premier roman, "l'éclipse". Ah ! Avec quelle ardeur je tapais les premières pages de cette histoire d'amour lamentable de ma vie d'étudiant ! Mais on ne s'improvise pas écrivain. Mon style est épouvantable, les auxiliaires sont partout et les phrases courtes sont plus proches du langage parlé que de la littérature.
Mais qu'importe ! En relisant certains passages, je sentais mon cœur se serrer, comme au moment où j'ai vécu les événements que je décrivais. Si vous avez déjà écrit des choses qui vous touchent de près, vous comprendrez ce que je veux dire. Il m'arrivait presque de pleurer sur mon sort !
J'ai une idée pour la fin de l'histoire. Elle n'est pas complètement véridique, mais c'est tellement mieux comme cela. Je vous laisse, il faut que je termine ce soir.
18 mai : la littérature interactive
J'ai fini aujourd'hui mon premier roman "l'éclipse". C'est la troisième fois que je le relis en essayant de me mettre à la place du lecteur. J'ai essayé de mélanger des personnages fictifs, qui ont vécu leurs aventures il y a plusieurs années, avec des personnes actuelles, qui se sont reconnues en lisant le roman en ligne.
Il faut dire que j'ai été marqué par des lectures de documents sur la littérature interactive, telle qu'on la rencontrera bientôt sur internet. Si, si, c'est très sérieux ! Il y a même des universitaires comme Jean-Pierre Balpe, qui étudient ce sujet. Mon idée est simple et pas très originale :
Une lectrice, Aurélie, croît reconnaître son histoire en lisant "l'éclipse" de Xavier Hart, et elle s'identifie avec l'héroïne Julie du roman. Le danger est de perdre un peu le lecteur, qui va se demander où est la vérité et où l'auteur veut-il en venir ? Comment faire pour avoir les impressions des lecteurs ?
C'est important pour un jeune écrivain, qui n'a pas l'intention de continuer à écrire des niaiseries qui n'intéresseront personne. Je ne peux pas demander l'avis de Sylvie, car elle me connaît trop pour ne pas remarquer que mon héros Patrice me ressemble comme deux gouttes d'eau ! Il n'est pas souhaitable qu'elle entende parler de cette Julie, qui m'a fait souffrir, c'est de l'histoire tellement ancienne...
Et puis, je ne tiens pas à lui dire que j'écris, elle va s'écrier : Comment ! Tu écris ! Mais, mon pôôvre ami, tu ferais mieux de commencer par lire et ton envie te passera, en découvrant l'immense talent des autres. J'ai pensé que je ne suis le "pauvre" de personne.
19 mai : la découverte d'Oniris
J'ai passé ma soirée à chercher si un site pouvait accueillir des auteurs en herbe, comme moi, qui n'ont comme seul talent, que celui d'essayer de rassembler, sans prétention, des idées, des souvenirs, des réflexions... Je sais que l'on trouve tout sur Internet, du bon, du très bon et du n'importe quoi ! J'ai pensé ouvrir un blog, mais à quoi bon, il y en a tellement et qui donc les regarde ? Pour me rendre compte de ce que l'on y trouve, je suis allé voir celui de la "princesse bobo", sur lequel je suis tombé tout à fait par hasard.
C'était pas trop mal, mais peut-être un peu trop "people" à mon goût. J'envoie un petit commentaire à la princesse, en lui disant que j'ai été intéressé par ses messages, qu'elle devrait essayer d'écrire des courtes nouvelles, que son style direct était sympa... Elle répond Oh ! La la, Oh ! La la... Comme c'est gentil de me dire ça, c'est vrai que j'y avais pensé, mais... Oh ! La la Oh ! La la...
De temps en temps, je passe voir cette "princesse", incognito. Je découvre une forme de vie révélatrice de celle des filles d'une trentaine d'année. On est assez loin de la littérature, mais pourquoi pas ! Je ne regrette pas mon commentaire, comme il a dû la surprendre agréablement. Il y a aussi les ateliers d'écriture, mais c'est pour ceux qui veulent se perfectionner. Je ne peux pas m'inscrire à un atelier, ce serait indécent ! Je suis bien trop débutant, on verra plus tard.
Je tombe par hasard sur ce site Oniris dont le nom fait rêver ! Il est dit qu'il n'y a pas de censure, qu'il faut simplement respecter la charte, pour que les nouvelles soient publiées. Je vais me risquer à envoyer mon roman, bien que les publications du site soient essentiellement des nouvelles courtes ou des poésies. On verra bien. Ce qui me plaît dans ce site, c'est l'espace de commentaires, dans lequel les lecteurs donnent leurs impressions. C'est tout à fait ce que je recherche.
Je me précipite sur la catégorie "sentimentale", un peu inquiet de trouver des nouvelles écrites par des professionnels. En fait, il y a de tout et il y en a pour tous les goûts. Je suis surpris par le foisonnement d'idées, de styles différents, d'audaces et d'inventions. Il n'y a pas que la catégorie "sentimentale", mais aussi de l'humour, de la réflexion... Le fantastique ou le roman d'anticipation m'attire moins, mais je reconnais qu'il y a des textes très bien pensés.
Je n'ai plus qu'à attendre la publication éventuelle, ou le refus, pourquoi pas, de ma première production.
Deuxième partie : une série de faits troublants
20 mai : des voisins peu ordinaires
Il était dix heures du soir, quand la cloche de la porte d'entrée se mit à retentir, secouée violemment à plusieurs reprises, par quelqu'un vraisemblablement inquiet. Qui peut bien venir à cette heure relativement tardive ! J'étais seul, car comme tous les mardis soirs, Sylvie était au club de scrabble.
Ce bruit soudain, dans le calme de la nuit, m'a fait sursauter. Il faut dire que j'étais en train de lire, tranquillement installé dans mon bureau, "le horla" de Guy de Maupassant. Vous savez, c'est cette nouvelle, écrite sous la forme d'un journal, dans laquelle l'auteur se trouve en face de situations étranges, comme la disparition puis la réapparition de son mobilier. Il se demande s'il a rêvé, ou s'il devient fou... Il parait que la syphilis dont il était atteint à la fin de sa vie, produit des accès de folie, des délires... c'est ce qui explique l'épouvante que je ressentais à cette heure tardive.
Je me ressaisis, sort de cette atmosphère insolite de la nouvelle, en descendant sans bruit jusqu'à la porte d'entrée. En général, je n'ouvre pas sans savoir qui vient. J'attends derrière la porte, pensant que le visiteur s'en est allé, ne voyant rien venir, quand subitement, la cloche retentit une fois encore, avec une force inouïe. Je lance un "qui est là ?", bien sûr sans ouvrir.
- C'est Michèle, votre voisine.
Elle était comme hors d'elle, me dit qu'elle voulait parler à Sylvie...
- Elle n'est pas là. - Ah ! Si j'avais su, je ne serais pas venue ! - Mais entrez donc, je peux peut-être vous aider, vous semblez disons, perturbée.
Je l'installe au premier, dans un fauteuil du salon et elle commence, d'une voix véhémente, à dire :
- Ah ! Ce n'est pas supportable ! Oh ! Oh ! Je n'en peux plus...
Tout était assez incohérent et incompréhensible.
- Mais de qui voulez-vous parler ? - C'est mon mari, vous ne savez pas, mais c'est un feignant, c'est un profiteur et il vit chez moi... mais la maison est à moi... Je l'avais déjà quand on s'est marié... et je ne tolère pas qu'il m'insulte... Je n'en peux plus, je ne vais tout de même pas aller me jeter dans le canal...
J'étais bien ennuyé, car je ne me sens pas de qualité de "psy" ! Il ne faudrait pas qu'il arrive un accident, sait-on jamais !
Après quelques mots d'apaisement, quelques phrases de consolation, elle eut l'air de se calmer. Il semblait possible qu'elle retournât dans son bercail sans danger immédiat. Ce n'était pas la première fois qu'elle était venue, dans un état d'excitation extrême ! Je dois vous dire comment nous avons connu ce couple de voisins assez atypique, sous bien des rapports.
Il y a peut-être un an ou deux, une dame que nous ne connaissions pas, accoste Sylvie dans le jardin par ces mots :
- J'ai appris que votre mari donne des conseils pour que les aveugles puissent avoir accès à la culture par internet. Je vous dis ça, car mon époux est en train de perdre la vue, il a une rétinite qui évolue rapidement, il n'en a plus que pour quelques mois avant d'être complètement aveugle.
Sylvie la fait monter; elle me redit toute son histoire, avec beaucoup de détails supplémentaires. Son second mari s'appelle Gérard, il a 25 ans de moins qu'elle, c'est un paysan du Périgord... ils étaient douze frères et sœurs... sa maladie est héréditaire... d'ailleurs sur les douze, il y en a déjà la moitié qui sont devenus aveugles... et leur mère s'est suicidée en voyant tout ce désastre... Elle a connu Gérard, dans un centre pour handicapés légers dans lequel il avait été pris comme jardinier... On l'avait remercié après avoir constaté qu'il retaillait, sans s'en rendre compte, des arbres qu'un autre jardinier venait de couper...
- Je travaillais moi aussi dans ce centre, il m'a remarqué et il est tout de suite devenu amoureux de moi, il avait un peu plus de 20 ans et moi un peu moins que 50 ! Certains collègues ne se sont pas gênés pour faire des remarques, par derrière, à cause de la différence d'âge bien sûr, mais moi, j'étais divorcée, j'étais libre... Mon premier mari était un égoïste, qui dépensait tout l'argent de la famille pour sa passion, faire de la voile... C'était insupportable. Dès que mes deux fils ont atteint leur majorité, on s'est séparé...
Ce flot de parole m'avait étourdi, et soyez persuadé que je ne vous ai pas transcrit ici, plus de la moitié de ses propos. Elle en est venue au fait, disant qu'ils avaient obtenu une subvention pour l'équipement d'un ordinateur avec une synthèse vocale, mais que Gérard ne savait pas comment s'en servir. C'est entendu, je viendrai lui donner quelques conseils à domicile, connaissant bien le problème.
C'est la seule phrase que j'ai pu prononcer, car elle en profita pour me parler de sa famille à elle, dont elle avait une très bonne opinion, que son père avait été commissaire de police... qu'ils étaient cinq tous très unis et très bien élevés... que sa famille était extraordinaire... que ce n'était pas le cas de ces paysans grossiers comme il y en avait dans la famille de son mari... qu'elle avait été mariée une première fois mais que...
- Je vous prie de m'excuser, car je dois préparer mon cours pour demain, lui dis-je, Sylvie va vous raccompagner. Je n'aurais jamais dû dire ça, c'était l'occasion de reprendre la conversation, ou plutôt le monologue... - Ah ! Vous êtes dans l'enseignement ! - Moi, j'étais professeur de danse... il faut dire que j'étais très bien de ma personne... d'ailleurs, tout le monde trouvait que je ressemblais à B.B, je vous montrerai les photos... j'ai maintenant un peu plus de 70 ans, mais il fallait me voir quand j'étais jeune ! Mon père, je ne sais pas si vous le savez, était commissaire de police dans la brigade des mœurs... Il avait toujours peur que je me fasse violer tellement tous les hommes se retournaient en me voyant dans la rue... Il faut dire que j'habitais dans le quartier des Gobelins... Ah ! Quelle maison on avait... J'étais un peu nunuche et je me suis mariée sans trop savoir ce qui m'attendait, avec le premier garçon qui m'a voulue... C'était un sportif de haut niveau, il avait été à Joinville... Il était professeur de gymnastique, Il faisait beaucoup de bateau...
Aie Aie Aie ! Voilà que ça recommence ! Je m'étais levé, en me dirigeant vers l'escalier. Arrivé à la grille, elle parlait encore de sa famille... elle disait :
- Vous ne savez pas tout, nous sommes vraiment extraordinaires, je reviendrai, je vous le promets...
Elle s'éloigna enfin, puis se retournant subitement, comme si elle avait oublié de dire quelque chose d'important, elle me remercia de bien vouloir m'occuper de la formation de son mari.
J'ai écrit tout ça dans mon journal, ce soir, en attendant que Sylvie revienne. Je n'avais plus envie de poursuivre Maupassant, le charme était rompu ! Vous vous dites que j'ai inventé le personnage de ma voisine de toutes pièces, mais il n'en est rien. Si j'en ai l'occasion, je vous dirai des choses incroyables sur ce couple imprévisible. C'est encore plus ahurissant que ce que j'aurais pu inventer ! Mais assez parlé d'eux, ils vont finir par se reconnaître. J'arrête; j'entends Sylvie qui rentre.
22 mai : une rencontre curieuse
Je n'avais rien lu de la littérature étrangère. Mais par quoi commencer, et surtout, comment trouver des livres en ligne ? Je pense que la littérature russe devrait me plaire. J'avais entendu dire que les romans de Dostoïevski ressemblaient à de vrais romans policiers, avec des intrigues, des dialogues incomparables, des personnages délirants au vrai sens du mot.
En cherchant dans l'encyclopédie libre Wikipédia, je trouve mon bonheur. On me renvoie dans Wikisource, qui rassemble des livres de Gogol, Tourgueniev, et bien sûr Dostoïevski.
Je ne vais pas commencer ce soir la lecture de "Crime et châtiment" suivi par "Souvenirs de la maison des morts", ni lire "les frères Karamazov", ce sera pour plus tard; ce sont de vrais monuments ! Je me contente de la petite nouvelle "toc toc toc" d'Ivan Tourgueniev. D'après les autres titres de ses nouvelles, comme "Fantômes", "Un rêve"... j'ai la sensation que ce "toc toc toc" va être plein de mystère et de fantastique ! Eh bien ! Je ne me suis pas trompé.
On y trouve un homme un peu superstitieux, qui croit entendre frapper à sa fenêtre, une nuit, alors qu'il dormait dans la même chambre que l'auteur de la nouvelle, qu'il avait invité pour quelques jours.
- N'avez-vous rien entendu ? Je suis persuadé qu'on a frappé ! - Mais non, vous avez rêvé !
Et quelques instants plus tard, l'auteur se dit, « je vais m'amuser un peu et lui faire passer ses croyances maladives sur les événements surnaturels, je vais le mystifier. » Il fait semblant de s'être endormi et frappe trois petits coups, qui font se dresser son compagnon sur son lit.
- Cette fois ci, je suis certain qu'on a frappé, n'avez vous rien entendu ? - Mais non, je dormais...
Et le manège se répète. Il dit :
- Venez, sortons, je suis persuadé que c'est elle qui m'appelle. J'ai un pressentiment !
Je n'osais pas lui dire que c'était moi qui avais fait cette farce grotesque et nous nous sommes retrouvés dans le jardin, enveloppés d'une brume épaisse... enfin, tout y était pour ne pas se sentir à son aise. Il me dit :
- N'avez-vous rien entendu, cette voix qui m'appelle...
Je prête l'attention et j'entends, en effet, une voix faible, qui semble venir de l'autre côté de la clôture...
Je ne vais pas vous raconter la suite, qui se termine tragiquement... Vous pourrez lire la nouvelle si ça vous tente, je l'ai placée dans ma petite bibliothèque en ligne.
J'étais en train de finir ces quelques lignes, quand Sylvie frappe à la porte de mon bureau. Je me mets à rire en entendant "toc toc toc," mais elle n'a pas dû comprendre ce qui m'amusait.
- J'ai oublié de te dire que j'ai rencontré notre voisine au marché, tu sais cette Michèle qui a débarqué l'autre soir, pendant que j'étais au scrabble. « Je regrette d'avoir été absente, quand vous êtes passée, et comment cela va, et votre mari ? »
Elle m'a regardée, un peu surprise.
- Mais je ne suis pas allé chez vous depuis plus d'un mois ! Vous savez, Gérard est vraiment un gentil garçon... et travailleur comme pas deux. Figurez-vous qu'il a fendu à la hache, tout le bois qu'il a fait rentrer pour l'hiver. C'est lui qui fait la cuisine, moi je soigne mes chiens... Savez-vous qu'un de mes chiens, vous vous souvenez, j'ai cinq chiens, ils ont tous plus de quinze ans mais c'est toute ma vie, c'est eux qui m'ont aidée à continuer à vivre, après le suicide de mon grand... eh bien, voici qu'hier, le plus vieux de mes chiens, vous savez, celui qui est un peu dérangé, car il ne sait pas contourner les obstacles, bref, j'étais en train de vous dire qu'il est tombé dans la piscine et sans Gérard, il se serait certainement noyé, le pauvre, c'est atroce... mais Gérard lui a fait du bouche à bouche, il l'a sauvé...
Sylvie me dit combien elle a été agacée par tout ce temps perdu et ces commentaires sordides.
- J'ai été un peu perplexe, mais ce n'est pas la première fois qu'elle me fait le coup de l'amnésie. Une fois, elle m'a téléphoné pour me demander quel jour on était, et une heure plus tard, elle a recommencé.
Quant à moi, j'étais troublé par cette histoire qui arrivait juste après ma lecture de la nouvelle de Tourgueniev !
25 mai : Un roman policier, pourquoi pas !
Je n'ai pas touché à mon journal ces jours-ci, j'étais pris par Raskolnikov. C'est le héros de "Crime et châtiment", vous savez, ce jeune écrivain un peu idéaliste, qui a eu l'idée de tuer une vieille usurière, pour le bien de l'humanité ! La vieille avait mis sur son testament, qu'elle donnerait sa fortune aux pauvres. Autant faire une bonne action, en réalisant rapidement son souhait. Napoléon a bien contribué à la mort de nombreux hommes, pour le bien de tous, et malgré cela, tout le monde l'admire. Avec ces grandes intentions, ce pauvre Raskolnikov sans le sou, se rend alors chez l'usurière, qui le connaît bien pour lui avoir déjà donné quelques misérables roubles, en échange d'objets de valeur, qu'il avait été contraint de lui apporter pour pouvoir subsister. Il avait caché une hache dans une jambe de son pantalon. Elle ne se méfiera pas. Il suffira de lui en asséner un grand coup sur la tête, quand elle se penchera pour examiner le nouvel objet que je lui apporte. Mais tout ne se passe pas comme il l'avait prévu. La jeune sœur de la vieille survient, au moment où il est en train d'achever l'usurière à coup de hache. Il se voit contraint de se débarrasser aussi de la jeune fille. Le crime est sordide ! La suite du roman est époustouflante.
Elle nous fait vivre le délire de Raskolnikov, à travers des dialogues extraordinaires avec son concierge, son ancien copain universitaire, qui le croit innocent, la pauvre Sophie qui se prostitue pour subvenir à sa famille, le commissaire qui mène l'enquête... C'est encore mieux qu'un très bon roman policier. On se demande, par moment, si il a vraiment tué ou si ce n'est que le fruit de son imagination !
Je découvre que des grands écrivains ont créé le roman policier ! On dit que Dostoïevski admirait Edgar Allan Poe, qui serait l'inventeur de ce genre littéraire. Il faudra que je lise ses "histoires extraordinaires".
31 mai : Une bonne nouvelle
Mon texte a été accepté ! Il paraîtra le 17 juin. Je pense qu'ils sont bien indulgents, ou alors, c'est qu'ils acceptent tout ! Enfin, je vais pouvoir recevoir les commentaires des lecteurs. C'est une drôle d'idée qui m'a pris, de soumettre mon texte à Oniris. Je me rends compte maintenant, que le texte est très long, qu'il ne se passe pas grand-chose, que l'on ne peut pas intéresser un lecteur uniquement avec des sentiments somme toute ordinaires, que la fin du récit est un peu trop larmoyante...
Évidemment, je pense tout ça après avoir lu Dostoïevski ! Savez-vous qu'après "crime et châtiment", je n'ai pas résisté au plaisir de dévorer "les frères Karamazov". Alors là, on peut dire qu'il s'en passe, des rebondissements, des intrigues, des déchirements...
Pour ne pas décourager le lecteur, il faut ménager un peu de suspense, qui lui donnera envie de continuer, si possible jusqu'au dénouement. J'entrevois une seconde partie pour "l'éclipse", avec un personnage anonyme, dont on ne connaîtra sa vraie figure qu'à l'épilogue. Cette idée va me permettre de prolonger l'histoire de Patrice et Julie, pour qu'elle se termine un peu moins en mélodrame.
Les fins de roman à la manière de Bernanos, où la petite Mouchette termine lamentablement sa courte vie misérable au fond d'un lac, c'est déprimant ! Une vie n'est jamais complètement gâchée ! Et même si un auteur aussi génial que le grand Victor a conduit Javert au fond de la seine, François Cérésa a pu le ressusciter sous un nouveau jour !
17 juin : un premier commentaire
Je m'en doutais, on me dit que le texte est trop long, que la présentation n'est pas adaptée, que le personnage d'Aurélie est simpliste... Il faut que je fasse mieux pour la seconde partie ! Sylvie a raison, je dois continuer mes lectures, et quoi de mieux, pour acquérir un style, que de regarder du côté des académiciens. Sur le site de l'académie française, on trouve les principaux discours de réception, prononcés par les nouveaux membres, en hommage à l'immortel dont ils ont hérité du fauteuil. C'est très instructif.
On apprend beaucoup sur l'œuvre du défunt remplacé par le nouveau venu dans l'illustre maison. Il y a des situations cocasses.
Par exemple, Eugène Ionesco avait été élu au fauteuil du critique et éditeur Jean Paulhan. Il a dû l'encenser, alors que celui-ci avait refusé la publication de ses premières pièces à la nouvelle revue française. Il y a aussi ce discours mémorable de Paul Valéry, qui a réussi son hommage à Anatole France, qu'il n'aimait pas, en réalisant la prouesse de ne jamais prononcer son nom. Il ne lui pardonnait pas d'avoir refusé un livre de Mallarmé. Quel tour de force !
Savez-vous qui a été élu au fauteuil de Jules Romains ? C'est le comte Jean d'Ormesson. Sylvie m'a souvent parlé de Jean Lefèvre, qui se cache sous le nom de Jean d'Ormesson. Elle aime bien son style, son érudition, et elle n'est pas la seule. Il est très apprécié, surtout par les femmes, pour son tempérament enjoué et son esprit brillant. Elle a eu l'occasion de l'avoir au téléphone, comme je l'ai écrit dans "l'éclipse", pour parler de son livre "Voyez comme on danse". Et ça, je ne l'ai pas inventé ! On pense trop souvent que les académiciens sont des vieux messieurs pas marrants pour un sou. En fait, ils ont un certain humour.
J'ai lu dans Dostoïevski, l'épitaphe inscrit sur la tombe de Piron, qui fut élu en 1753, mais que le roi refusa, comme il en avait le droit :
"Ci-gît Piron qui ne fut rien, pas même académicien"
Il faut dire que ce Piron avait écrit, dans ses débuts, une ode à Priape assez coquine et même plutôt gauloise, qui a permis à ses adversaires, d'obtenir le refus prononcé par Louis XV. En fait, Louis XV, dont on se souvient de sa vie dissolue, connaissait bien le poème de Piron. Devant l'académicien qui était venu lui lire le poème à haute voix, il n'a pu faire autrement que de refuser l'entrée de Piron dans l'illustre Académie, ce qui n'était pas sans déplaire à son adversaire, qui s'est empressé de prendre sa place. Ce pauvre Piron, qui était très myope et presque aveugle à la fin de sa vie, a écrit autant que Voltaire. Sa correspondance nous renseigne sur les mœurs du XVIIIième siècle, et des auteurs comme Sainte-Beuve ou les frères Goncourt, ont tenté de le réhabiliter, mais il faut reconnaître que son œuvre est presque entièrement tombée dans l'oubli.
J'ai été frappé de constater que la fin de vie de Piron peut être rapprochée de celle de Léon Bloy. Leurs femmes sont toutes les deux devenues folles et ils sont morts, rejetés par tous, dans une grande misère. Le journal de Bloy, dans lequel on peut lire des propos assez virulents contre des célébrités de son temps, tout comme la correspondance de Piron à M. Maret, dans laquelle on trouve des commentaires peu élogieux sur le théâtre de Voltaire, qu'il n'encensait pas, montrent chez ces deux auteurs, un désir d'indépendance par rapport à la mode littéraire du moment !
Pourquoi, alors que je m'intéressais à Léon Bloy, je tombe, par hasard, sur cette biographie d'Alexis Piron ! Je trouve cette coïncidence étrange.
18 juin : Une histoire extraordinaire
Je ne savais pas comment captiver mes lecteurs, pour la seconde partie de "l'éclipse". Ce serait bien qu'il y ait un peu de mystère, comme dans un roman policier. Pourquoi ne pas m'inspirer d'une nouvelle d'Edgar Poe ? Je choisis la nouvelle William Wilson, que l'on trouve dans les "histoires extraordinaires". Je ne dévoile pas la fin, qui est plus que surprenante et qui vous fera dresser vos cheveux sur la tête !
Le petit William commence par rencontrer un petit enfant à l'école, qui lui ressemble et qui porte le même nom que lui. Plus tard, à des moments inattendus de sa vie, il retrouve ce William sur son chemin. Celui-ci lui barre la route, l'empêche de faire ce qu'il a décidé... Une dernière fois, particulièrement excédé, il le provoque en duel et alors...
Voilà une idée de choix. Faire jouer à un personnage anonyme, un rôle qui influe sur les événements, de telle manière que le héros se demande comment cela peut se faire, et ne dévoiler l'identité de ce personnage qu'à la dernière page.
5 juillet : suite et fin
La seconde partie de l'éclipse est parue ce matin. Il y aura, je l'espère, des commentaires, sinon autant abandonner.
15 juillet : une nouvelle orientation
C'est les vacances, j'en profite pour lire tout ce que je peux. Sur Oniris, il y a des textes originaux dans beaucoup de styles différents. Je vais m'essayer dans le genre "nouvelle humoristique", cela devrait provoquer des réactions ! Et toujours aucun commentaire sur "l'éclipse", qui décidément, porte bien son nom. Il y a pourtant près de 200 visites, mais rien ne dit que les lecteurs sont allés jusqu'au bout !
2 septembre : de la psychanalyse
Ma voisine, vous savez, celle qui a cinq chiens, est encore passée l'autre soir. Cette fois-ci, elle était hors d'elle, parce que son mari Gérard passait la plus grande partie de la nuit sur internet.
- Je ne sais pas ce qu'il y fait, mais je ne trouve pas ça normal.
Je lui dis que je n'y étais pour rien, qu'il passait peut-être ses nuits à lire des livres en ligne, car je lui avais expliqué comment faire pour chercher des textes accessibles aux aveugles.
- Mais vous n'y êtes pas du tout, je l'ai surpris à parler avec des femmes et ils échangent des courriers ou je ne sais quoi d'autre ! Vous me comprenez... mais je ne suis pas jalouse... d'ailleurs, il y a longtemps que nous faisons chambre à part... moi, je dors avec mes chiens... c'est eux qui m'ont sauvé la vie quand mon fils, vous savez, celui qui était docteur...
Je lui dis que je savais tout cela, que Gérard ne faisait rien de mal, il devait simplement participer à une liste de discussion, comme il y en a tant sur le WEB.
Elle ne semblait pas convaincue. En partant, elle jura qu'elle prendrait ses dispositions, et adviendra ce qu'il adviendra. Elle donnait l'impression de m'en vouloir, d'avoir formé son mari, pour qu'il puisse utiliser les nouvelles technologies. C'est pourtant elle qui était venue me chercher et elle ne pouvait pas me rendre responsable de tout ce qu'il lui arrivait.
C'est parfois difficile d'analyser ce qui se passe dans la tête des gens. J'avais lu un article de réflexion sur Deleuze et Foucault, sur Oniris. C'était signé Nat, c'était bien documenté, mais je me suis vite rendu compte que j'avais plus que des lacunes en psychanalyse.
Je vais y remédier, en commençant bien sûr par Freud et le complexe d'Œdipe, je poursuivrai avec Jacques Lacan... Comme j'ai un fils qui est "psy", toutes ces lectures devraient m'éclairer, car jusqu'à présent, j'ai, disons-le, beaucoup de mal à cerner ce type d'individus !
En général, je me méfie des spécialistes, qui utilisent un langage que personne ne comprend, ça doit cacher une certaine incompétence. Je pense à cette anecdote, que j'ai lue chez Dostoïevski :
On avait envoyé un malade à Paris, auprès d'un grand spécialiste des affections du nez. Comme le patient lui expliquait comment sa narine droite le faisait souffrir, l'éminent chirurgien lui dit, je suis désolé, je vais vous adresser à un de mes confrères, car je ne m'occupe que de la narine gauche !
5 octobre : un peu d'humour, ça fait du bien
Ma petite nouvelle "la dissertation" a été bien accueillie. Elle a obtenue trois commentaires, dont celui de Nat, qui l'a trouvée "jubilatoire" ! C'est vraiment gentil de sa part. C'est une petite revanche, que j'ai prise sur un professeur de français assez inintéressant, comme vous en avez certainement côtoyé au lycée. Ce petit texte humoristique m'a aidé à surmonter les impressions pénibles, laissées par certaines de mes lectures un peu trop philosophiques. Il faut dire que je n'y suis pas allé de main morte ! Après le complexe d'Œdipe, je me suis penché sur l'anti Œdipe, encore appelé le complexe d'Électre. C'est le pendant du complexe d'Œdipe, mais pour les filles, si vous voyez ce que je veux dire !
Après toutes ces lectures, moi qui était un peu coincé du côté sexuel, eh bien ! On peut dire, que ça va beaucoup mieux maintenant ! Pour comprendre certains comportements atypiques, j'ai aussi lu "l'homme qui prenait sa femme pour un chapeau" d'Oliver Sacks. C'est un neurologue anglais, qui a beaucoup étudié l'autisme, le syndrome de Korsakov... Il est célèbre par ses ouvrages sur les études du comportement d'individus ayant subi des troubles des lobes de leur cerveau. On y trouve des récits composés d'une suite d'anecdotes qu'il rapporte et analyse. Il rend ainsi accessible ses conclusions auprès d'un grand public non spécialisé. Je ne crois pas que ces lectures me feront mieux comprendre le fonctionnement mental de ma voisine, mais au moins, elles m'ont fait prendre conscience qu'il existe, en neurologie, de nombreux cas atypiques.
15 octobre : encore des coïncidences exagérées
J'ai écrit un petit essai autour de mes lectures "philosophiques" de ces derniers jours. Ce sont les chants de Maldoror d'Isidore Ducasse, qui m'ont inspiré, avec une fin inattendue, empruntée en partie à Edgar Poe. C'est un texte assez provoquant, qui n'est pas destiné à être mis en toutes les mains. Mais comme le fait Lautréamont, le lecteur est prévenu, et on lui conseille de ne pas lire la nouvelle, si il a un cœur et un esprit fragiles ! C'est un humour grinçant qu'il ne faut pas prendre au premier degré et qui ne peut se comprendre qu'après une certaine réflexion.
Sylvie lit en ce moment "odeur du temps", de Jean d'Ormesson. Décidément, elle est abonnée à cet auteur ! Comme à l'accoutumée, elle me commente des passages intéressants.
- Ce livre n'est pas un roman, c'est une suite d'articles critiques, qu'il a écrit dans le Figaro. Dans sa préface, il dit :
"Qu’est-ce qui a compté pour moi ? Les livres. Je leur ai voué un culte, je leur ai consacré le plus clair de mon temps. Bouleversants ou délicieux, décisifs ou charmants, ils ont enchanté notre bref passage dans un monde qui sans eux serait sinistre et n’existerait presque pas. Du flot des livres qui ont passé dans ma vie et dans la vôtre, un tout petit nombre apparaît dans ces pages : Chateaubriand, évidemment, Toulet, Joyce, Cioran, Aragon, Yourcenar, quelques autres… Ils sont l’avant-garde d’un immense cortège qui n’en finit pas de nous entraîner derrière lui. Je dois beaucoup à un petit nombre de maîtres et d’amis – des vivants et des morts – qui m’ont fait ce que je suis. Les uns, parce qu’ils m’ont encouragé, aidé, soutenu ; les autres, parce que je les ai lus. À beaucoup d’égards imparfait, bâti de bric et de broc, encombré de répétitions inhérentes à son genre, et parfois de contradictions, ce livre est très loin d’être un de ces livres d’amertume que dicte parfois le grand âge que j’atteins à mon tour. C’est un livre de gratitude et d’admiration. L’admiration, de nos jours, n’est pas un sentiment à la mode. Odeur du temps est un exercice d’admiration et de fidélité. Voilà plus de trois-quarts de siècle que ce monde où j’ai été jeté par le hasard ou par la Providence n’a jamais cessé de m’éblouir. C’est un peu de cet éblouissement que voudraient transmettre ces pages..."
Je me dis, tiens ! J’ai eu la même idée que lui, toute proportion gardée, de commenter des œuvres, des biographies d'auteurs, connus ou moins connus... Sylvie me demande :
- Connais-tu cette citation "Ci-gît Piron, qui ne fut rien..."
Je la coupe en m'exclamant "rien, pas même académicien !"
- Ça alors, tu as déjà lu le livre ! - Mais non, j'ai lu cette épitaphe chez Dostoïevski, mais le comte d'Ormesson t'a-t-il dit pourquoi ce pauvre Piron a été gratifié de cette épitaphe ? - Non, je ne sais pas.
Et je lui raconte ce que j'avais lu sur Piron et sur son ode à Priape. Ce poème de jeunesse est un peu cru, mais cela ne justifiait pas ce déchaînement d'opprobres ! On en a vu d'autre, avec, par exemple, "les mots et la chose" de Jean-claude Carrière. C'est une nomenclature coquine empruntée par l'auteur à la littérature et à la langue vivante dans tous ses registres, pour parler d'érotisme. On y trouve des métaphores comme "je vais serrer la main du père de mes enfants", pour désigner la masturbation... Piron utilisait des mots comme la boutonnière, l'œillet, la béquille... pour désigner des choses... ce n'était pas bien méchant, et personne ne pouvait s'en offusquer ! En littérature, on trouve beaucoup de poèmes qui tournent autour de l'érotisme. Il y a bien longtemps, l'abbé Gabriel Charles de Lattaignant, avait déjà écrit le poème galant "le mot et la chose". C'est fort probable que Jean-Claude Carrière en eut connaissance et s'en fut inspiré, du moins pour le choix de son titre. Il existe encore deux livres dont les titres sont voisins, mais sur des sujets bien plus sérieux : "les mots et les choses", du philosophe français Michel Foucault "le mot et la chose", du philosophe américain Van Orman Quine. Il y a de quoi s'y perdre !
Mais je m'égare, revenons à ma discussion avec Sylvie. Je me rappelle que j'ai fait un certain rapprochement entre Piron et Léon Bloy, ce qui me pousse à demander à ma femme :
- As-tu entendu parler de Léon Bloy, dans ton livre ? - Mais oui, je suis juste à la page où on le cite ! - Mais je vais te coller ! - Sais-tu qui est Olivier Sacks ? - Mais bien sûr, c'est un neurologue écrivain, qui a étudié le comportement de certains malades mentaux. - Ça alors ! Tu es vraiment très fort. Je viens juste de lire ce que d'Ormesson à écrit à propos de "l'homme qui prenait sa femme..." - Oui, je le sais..."pour un chapeau" - Le comte trouve ce livre très amusant ! - Alors là, je ne suis pas d'accord avec lui. Peut-être que certaines anecdotes font sourire, mais dans l'ensemble, les comportements pathologiques de ses malades, sont plutôt attristants. Je suis aussi un peu surpris que son prénom, qui est Oliver, ait été francisé en Olivier, dans ton livre. En général, quand on traduit un livre étranger, on ne traduit pas le nom de l'auteur !
Je me garde bien de dire à Sylvie que j'étais en train d'écrire un journal, dans lequel je venais tout juste de parler de certains auteurs, cités dans "Odeur du temps". Il ne faudrait pas que Jean d'Ormesson pense que je l'ai plagié ! Mais non, ce n'est pas possible, et puis, il est tellement au-dessus de ces petites mesquineries entre auteurs, comme ces deux femmes écrivains, que je ne citerai pas, qui se sont querellées, l'une reprochant à l'autre, d'avoir traitée le même sujet qu'elle, "celui de la mort d'un enfant" ! C'est grotesque !
Comme il le dit très bien, on est rien, que le reflet de tout un passé littéraire. On utilise, volontairement ou non, tout ce que l'on a lu. Le titre "Odeur du temps" n'est-il pas celui d'un poème d'Apollinaire, comme il l'avoue humblement ! Mais comment ai-je pu être inspiré par un livre dont je n'avais pas encore eu la connaissance !
Je reste cependant troublé par toutes ces ressemblances avec mon petit journal. Ce ne sont que des coïncidences. C'est ce que j'appelle des coïncidences exagérées. Moi qui ne suis pas superstitieux, je me demande ce que tout cela cache ?
20 octobre : rencontres
Voilà, ma nouvelle à ne pas mettre entre toutes les mains est sur Oniris. Je l'ai appelée "rencontres", mais en fait, j'aurais dû l'appeler "rencontre" sans "s", comme vous vous en apercevrez à la dernière ligne.
25 octobre : une visite insolite
Sylvie me propose de passer une semaine à Paris, au quartier latin. Il y a en ce moment l'exposition Courbet, que j'aimerais tant voir. Une émission de télé a été consacrée à sa grande toile "l'enterrement à Ornans". C'est le style "réaliste", comme on le trouve aussi en littérature. J'avais lu "les bourgeois de Molinchart" de Champ-Fleuri, dont Courbet avait fait son portrait.
Ce roman réaliste évoque bien la vie dans une petite bourgade de l'est de la France, avec les commérages des vieilles filles bien pensantes, qui colportent des ragots sur tout le monde. Le récit commence par une scène de chasse à cour, comme Courbet aimait à les peindre. Là encore, Sylvie était étonnée que je connaisse tous ces détails.
- Mais où vas-tu chercher tout ça !
J'ai été obligé de lui avouer que j'avais beaucoup lu depuis quelques mois. Tu te souviens de ce premier avril ? Tu as cru que c'était un poisson, mais tu vois, le résultat est là ! Tu pourras aussi admirer "l'origine du monde" de Courbet, ce tableau qui a longtemps été chez Jacques Lacan, dissimulé par un autre tableau. Le "psy" ne le dévoilait qu'aux intimes !
- Tu en connais, des choses ! Moi, je n'ai appris cette anecdote que dans l'émission de l'autre soir, dans laquelle on pouvait aussi entendre un enregistrement de la voix de Lacan. À propos, j'oubliai de te dire qu'il est passé, ce matin, un gendarme qui voulait te voir en personne. Ça m'a fait un peu peur !
- Qu'est-il arrivé ? - Ne vous inquiétez pas, madame, je dois vérifier quelque chose avec votre mari.
Qu'est-ce que c'est encore que cette histoire !
26 octobre : le gendarme revient
Sylvie a retenu un hôtel au quartier latin.
- C'est l'hôtel Saint Pierre, tu connais ? - Tu parles si je le connais, j'y ai séjourné pendant toute la seconde partie de "l'éclipse".
Elle m'a regardé comme si j'avais perdu la boule ! C'est vrai qu'elle ne pouvait pas comprendre ce qui s'était passé dans mon roman dont elle ignorait l'existence. Mais cette phrase m'a échappé, je suis tellement dans mes pensées en ce moment, que j'en oublie la réalité. Il faut que je me surveille.
Ce soir, le gendarme de l'autre jour est repassé. J'aimerais parler à Xavier Hart en tête à tête, si vous le permettez, madame, car le problème est un peu délicat. Il ne pouvait pas faire mieux, pour que Sylvie soit complètement affolée.
On passe dans mon bureau.
- Voilà ce qui m'amène. Quelqu'un est venu faire une déposition à la gendarmerie, qui m'oblige à faire quelques vérifications sur votre ordinateur. - Quelles sortes de vérifications voulez-vous faire, je ne me sers de mon PC que pour mon courrier et pour mon site "studyvox". - Eh bien, si vous avez une connexion haut débit sur Internet, c'est justement pour cela que je suis venu. Mais ne craignez rien, je vais simplement faire une copie de votre disque dur et nous verrons bien ce qu'il en est. - Vous m'intriguez ! Ne pouvez-vous pas me dire plus précisément où vous voulez en venir ? - Non, l'enquête ne fait que commencer. On est tenu au secret de l'instruction.
Il est alors parti avec son butin, en me laissant perplexe et quelque peu déstabilisé. Bien sûr, je racontais tout à Sylvie, sauf la copie de mon ordinateur. Plus fine que moi, elle eut tout de suite des soupçons, mais ne voulant pas m'inquiéter, elle les garda pour elle.
29 octobre : un voyage annulé
Depuis la visite de ce gendarme, je ne dormais que quelques heures la nuit. Des idées folles me trottaient dans la tête. Il y a dû avoir un accident, ou un crime, pourquoi pas, qui s'est produit, et ils recherchent des indices partout. Mais pourquoi chez moi, et pourquoi sur mon ordinateur ? Je m'imaginais les pires situations. Un malade, un maniaque aurait-il voulu me compromettre, en racontant je ne sais quoi aux gendarmes ! Et dans quel but ?
Heureusement, tout est prêt pour ce voyage à Paris. Ça va me changer les idées. Je descends les bagages dans l'entrée et Sylvie vérifie si elle a bien les billets de train dans son sac, quand on tambourine à la porte. Flûte alors, pourvu que ce ne soit pas encore la voisine, on n'a plus de temps à perdre ! J'ouvre. C'est encore ce gendarme qui arrive avec un air goguenard.
- Nous avons du nouveau, des indices... Je crois tenir le coupable... mais dites-moi, qu'est-ce que c'est que ces bagages... vous vouliez vous enfuir... j'arrive bien...
Ma femme, un peu agacée et voyant qu'il n'y avait pas trop de temps avant le départ, lui dit assez brusquement :
- Nous partons à Paris pour les vacances. Vous allez nous retarder. Revenez plus tard. - Madame, ne le prenez pas sur ce ton... vous allez voir à qui vous avez à faire... et puis vous ne partirez pas... je vous assigne à résidence... et estimez-vous heureux que je ne sois pas venu avec un mandat d'arrêt pour Monsieur Hart !
Nous étions anéantis. Mais pour qui il se prend, ce pandore, avec ses airs de détective et sa suffisance ! Avant de se retirer, il a encore ajouté :
- Ne vous avisez pas de vous absenter, cela aggravera encore votre cas.
Il ne nous restait plus qu'à défaire nos bagages. Il y a quelque chose de bizarre dans cette affaire. Je commençais à paniquer. Et si c'était une erreur judiciaire, il y en a eu beaucoup par le passé ! Je me torturais l'esprit, pour comprendre pourquoi il a dit qu'il tenait le coupable, en laissant entendre que c'était moi. Je n'avais pas avoué à Sylvie qu'il avait copié mon disque dur, avec tous les romans que j'avais lus ou que j'avais écrits. C'est certainement là dedans, qu'il a trouvé quelque chose de compromettant.
Il se faisait tard, Sylvie dit :
- Moi, je me couche, tu devrais en faire autant.
Si elle croit que c'est facile de s'endormir, avec toutes ces questions que je me pose ! Je cherche, dans tout ce que j'ai écrit, ce qui a pu paraître suspect à ce crétin de gendarme. Il a peut-être lu ma nouvelle "rencontres", classée dans la catégorie "réflexion".
Allez alors savoir ce qu'un brigadier de gendarmerie peut avoir compris, en lisant ce texte un peu philosophique, dans lequel on met en évidence la part de sadisme qui existe dans tout homme, alors qu'il est persuadé de n'avoir que de bons sentiments envers son prochain. Pour sûr, il n'aura rien compris ! Quelle est cette personne dont il a affirmé qu'elle avait fait une déposition ? C'est peut-être cette voisine, qui est parfois dérangée au point de ne plus se souvenir de ce qu'elle fait. Mais alors là, cela peut devenir très grave. Son mari l'a peut-être battue, c'est ça, ou même pire encore... Non, ce n'est pas possible, il avait l'air d'un gentil garçon. Pourvu que les livres que j'ai mis en ligne ne lui aient pas donné des idées morbides ? Oui, ce doit être ces romans russes !
La tête me tourne. J'entends Sylvie qui me demande d'aller me coucher, il est près de 4 heures du matin ! Je vais taper une petite préface à mon journal, que je vais envoyer tout de suite à Oniris, pour publication. On ne sait jamais ce qui peut arriver... Voilà, c'est fait, je peux enfin aller me coucher, mais je ne me sens pas très bien, je vacille, il faut dormir... Ah ! Je ne sais pas comment tout cela va finir !
Quelle peut bien être la suite de cette terrible méprise ?
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