– Pourquoi tu ne dis rien ? Réponds-moi ! Mais parle bon sang !
Élodie ne supportait pas l’attitude d’Alexis. Lorsqu’il se réfugiait dans le mutisme au lieu de continuer à argumenter, cela la mettait en rage. Alexis de son côté essayait de débrancher son ouïe. Il sentait bien que, s’il continuait la dispute, ses paroles allaient être trop blessantes. C’est à ce moment qu’ils entendirent la clé tourner dans la porte d’entrée. Chloé jeta son sac à dos par terre et lança un « coucou » joyeux tout en déroulant son écharpe. Ses parents laissèrent échapper un soupir de soulagement presque simultanément et voulurent tous deux la prendre dans leurs bras. Elle recula en souriant :
– Hé doucement, il y en aura pour tout le monde !
À nouveau Élodie sentit monter en elle la colère :
– Chloé ! Ça fait plus d’une heure qu’on t’attend ! On avait dit 17 h ! Tu ne te rends pas compte, on était morts d’inquiétude !
Alexis d’une voix plus calme mais sur son ton le plus sévère, renchérit :
– Ma chérie tu ne peux pas faire ça, sinon on ne te laissera plus sortir. Maman m’a reproché de t’avoir autorisée à revoir tes amies et…
Il ne put terminer sa phrase, Élodie le poussa brutalement sur le côté et reprit ses remontrances. Chloé les regarda droit dans les yeux, tour à tour, jusqu’à ce qu’ils arrêtent de parler, puis prit son temps pour accrocher son manteau avant de répondre :
– OK j’ai compris, vous vous êtes encore disputés. Vous n’aviez qu’à me rendre mon Smartphone si vous vouliez que je vous prévienne.
Elle avait dit cela sur un ton calme, presque détaché. Mais son regard se durcit et sa voix se fit plus forte :
– On n’a plus le droit de se connecter à rien, le lycée est fermé, tout est bloqué, donc je vais chez mes copines. Je vous l’ai déjà dit : il faut que vous compreniez, vous les parents, que pour avancer maintenant il faut que nous, les enfants, on puisse se parler. D’ailleurs ça marche plutôt bien, il faut que je vous raconte. Mais avant on se calme !
Elle avait crié cette dernière phrase, les poings serrés, les larmes aux yeux. Le silence se fit, on entendit Chloé renifler puis ils se prirent tous les trois dans les bras, dans une longue étreinte, se chuchotant à l’oreille des paroles réconfortantes. Depuis maintenant six mois que la pandémie avait été officiellement déclarée, Élodie et Alexis n’avaient qu’une obsession : protéger leur fille unique, Chloé. Ils étaient à l’affût de tout changement dans son comportement ou son humeur, la guettaient du matin au soir pour jauger son état de forme, analysaient et commentaient entre eux toutes ses paroles. Et ces discussions tournaient souvent mal, comme aujourd’hui, lorsque l’inquiétude de ne pas la voir revenir les avaient saisis. Pourtant ils étaient restés sereins pendant le début de l’épidémie, se montrant rassurants envers la famille et leurs amis. Ils faisaient partie de ceux qui cherchaient à dédramatiser la situation, insistaient sur le caractère irrationnel de la peur qui saisissait la population, expliquaient que le plus important était de resserrer le lien social et familial au lieu de se cloîtrer chez soi. Bien entendu ils avaient des moments de doute et d’angoisse à chaque annonce d’un nouveau cas mais ils ne le montraient pas trop et essayaient de garder un certain recul, en bons scientifiques. C’est la disparition d’Alexandra, la meilleure amie de Chloé, qui les avait brutalement fait basculer dans l’angoisse. Ils la connaissaient depuis la maternelle, les deux filles s’étaient très souvent retrouvées dans la même classe jusqu’à cette année au lycée où elles étaient ensemble en cours de langue. Ils étaient devenus très proches de ses parents. Alexandra avait toujours été souriante et curieuse de tout et, même si l’adolescence l’avait transformée, tout comme Chloé, jamais ils n’auraient pu imaginer qu’elle se suiciderait. C’était quelques jours avant l’annonce des premières mesures de confinement. Quand elle s’était jetée dans la Seine, le sol s’était brutalement dérobé sous leurs pieds. Depuis ce jour, l’angoisse ne les quittait plus. Élodie, qui avait été la première en France à lancer l’alerte sur une possible épidémie, ne pouvait se défaire d’une sorte de culpabilité, comme si le fait d’avoir nommé le mal l’avait en fait créé. Tout avait commencé quelques mois plus tôt. L’alerte s’était construite au sein de l’association de parents d’élèves. Une maman, choquée par l’annonce d’un suicide dans la classe de son fils, en avait fait part à « tous » dans un fil d’infos de la FCPE du 92. Parmi les dizaines de parents destinataires du mail, deux autres mères d’élèves avaient répondu par un témoignage similaire de suicide récent dans le lycée de leurs enfants. L’une des responsables départementales en avait parlé sur le groupe de discussion de préparation du congrès national, « série noire dans nos lycées du 92 » avait-elle écrit. Tous avaient été surpris de lire en retour plusieurs témoignages provenant de différentes régions sur des drames récents qui avaient frappé de stupeur la communauté des parents, enseignants et élèves. Ces suicides concernaient des élèves de lycée mais aussi de collèges. À chaque fois l’incompréhension la plus totale semblait avoir suivi l’annonce de l’horrible nouvelle. Élodie avait lu avec beaucoup d’attention ces différents messages. Elle avait fait des études de biostatistique avant de rejoindre un laboratoire pharmaceutique, et, presque par réflexe, elle lança alors un appel à témoignage sur le sujet avec quelques questions précises : y-a-t-il eu un suicide d’élève dans l’établissement de vos enfants depuis le début de l’année scolaire ? Indiquez la date, le nom de l’établissement, son adresse, la classe concernée, s’il s’agissait d’une fille ou d’un garçon, si possible le nom et le prénom (pour détecter les doublons). En quelques jours elle reçut des dizaines de témoignages, le plus souvent accompagnés d’un texte bouleversant. Entre-temps elle s’était plongée dans la littérature scientifique disponible sur Internet concernant le suicide en France et plus particulièrement parmi les jeunes. Magie de l’Open Data, des séries de données complètes étaient disponibles en ligne, elle passa plusieurs soirées à consulter les fichiers ainsi que les études publiées par Santé Publique France et les associations de prévention du suicide. Elle se rendit compte d’une part que les chiffres les plus récents avaient plus de deux ans (rien d’étonnant, les évolutions mesurées semblaient compatibles avec un rythme d’analyse annuel voir même plus espacé) et d’autre part que le nombre de témoignages qui lui parvenaient posaient question par rapport aux tendances historiques. Quand elle en fut arrivée à cette conclusion elle alla en parler à Alexis. Celui-ci était très agacé de la voir passer ses soirées sur l’ordinateur familial depuis le début de la semaine, sans daigner lui expliquer ce qu’elle pouvait bien faire. Il prit un malin plaisir à remettre en cause ses conclusions :
– Tu ne peux pas prétendre faire une étude épidémiologique sur la base de quelques témoignages, lui dit-il. Et puis tu sais bien que les chiffres sur une courte durée n’ont aucune signification, ce sont les tendances qu’il faut étudier.
Il était professeur de physique-chimie en lycée mais les statistiques et les probabilités avaient été une de ses disciplines préférées pendant ses études. Élodie voyait bien qu’il mettait de la mauvaise foi et ne se laissa pas démonter. Elle lui présenta un à un tous les éléments qu’elle avait réunis et très rapidement Alexis abandonna son attitude agressive pour se plonger dans les fichiers. Au bout d’un moment il se retourna vers Élodie :
– Tu as raison, c’est dingue ! lui dit-il. Mais qu’est-ce qui est en train de se passer ?
Élodie le regardait, elle avait pâli.
– Ça me fait vraiment peur, lui dit-elle d’une voix étouffée. J’espérais que tu me prouverais que je m’inquiétais à tort.
Alexis se leva et lui caressa doucement la joue. Il s’en voulait de son attitude infantile qui l’avait empêché de voir à quel point elle était bouleversée.
– Qu’est-ce que tu veux en faire maintenant, lui demanda-t-il ? – Je pensais envoyer tout ça à Nathalie, répondit-elle. Tu sais, elle est chez Santé Publique France, elle saura comment l’utiliser.
Nathalie était une des amies les plus proches d’Élodie, elles avaient fait leurs études ensemble et avaient été longtemps colocataires. La suite ne fut pas aussi rapide qu’ils espéraient. L’alerte ne fut pas considérée comme urgente et fut transférée entre plusieurs services sans action concrète jusqu’à la publication par le quotidien belge Le Soir, une dizaine de jours plus tard, d’un article qui allait rester fameux. Cet article, titré « Vague de suicides parmi nos jeunes », s’appuyait sur une série de témoignages très proches de ceux recueillis par Élodie et posait exactement les mêmes questions que la petite étude qu’elle avait constituée. Le retentissement de l’article vint des réseaux sociaux : en quelques heures il fut partagé, traduit, commenté, à travers toute l’Europe et déclencha des centaines de témoignages qui semblaient montrer que le phénomène décrit par l’article ne concernait pas que la Belgique et était d’une ampleur inquiétante. Le sujet fut abordé dans les journaux télévisés du soir, ce qui contribua à accélérer les partages et les commentaires. Nathalie appela Élodie le soir même pour lui dire que toute une équipe venait d’être mobilisée en urgence à Santé Publique France et qu’ils aimeraient qu’elle vienne les voir dès le lendemain matin, avec toutes les informations dont elle disposait. Cela tombait plutôt mal, elle avait une journée chargée. Néanmoins elle appela son responsable dès 8 h pour lui dire qu’elle devait absolument s’absenter pour des raisons personnelles et prit une heure pour reprogrammer ses engagements, sans donner de précision sur les raisons de son absence – trop long à expliquer, trop de risques de déclencher de longues discussions. Elle avait horreur de désorganiser son agenda et c’est de très mauvaise humeur qu’elle partit de chez elle. Le trajet de plus d’une heure en transport en commun suivi d’un bon quart d’heure de marche sous la pluie d’automne ne fit rien pour la calmer, bien au contraire ! À son arrivée dans les locaux de Santé Publique France, Nathalie vint tout de suite la chercher à l’accueil.
– Surtout n’oublie pas, il faut que tu mettes ton masque tout le temps dans les locaux, on est très strict sur le sujet ici depuis le COVID, lui dit-elle d’emblée.
Elle l’accompagna jusqu’à une grande salle de réunion en lui donnant toutes les informations dont elle disposait :
– Bon tu vas voir, il y a plein de monde, et un grand chef. Ils se sont fait engueuler par le ministère quand ils se sont rendu compte qu’ils avaient ton alerte depuis dix jours et qu’ils n’avaient encore rien fait. C’est chaud !
Elle lui ouvrit la porte de la salle de réunion en terminant :
– Je ne suis pas dans le groupe de travail, je te laisse là. Tu m’appelles quand tu as fini et on mange ensemble ?
Plusieurs mois après, Élodie se souvenait encore de ces deux heures passées en réunion dans les locaux de l’Agence. Elle était trempée par la pluie, elle transpirait abondamment et elle aurait tellement voulu s’asseoir à l’écart, reprendre son souffle, se sécher et prendre un café. Las, on ne lui en donna pas l’occasion. Une dizaine de personnes étaient installées autour de la grande table de réunion, un ordinateur portable ouvert devant elles, et semblaient l’attendre pour commencer la réunion. Celui qui semblait mener la réunion, le seul à porter une cravate autour de la table, s’était présenté et avait fait un tour de table afin que chacun puisse à son tour se présenter. Tout en les écoutant, Élodie essayait de s’éponger le plus discrètement possible avec des mouchoirs en papier. Tous les regards convergeaient vers elle, c’était à elle maintenant. Lorsqu’elle indiqua qu’elle travaillait dans le département d’études précliniques d’un grand laboratoire pharmaceutique, elle sentit tout de suite une gêne s’installer dans la salle, sans pouvoir se l’expliquer. Puis le responsable reprit la parole :
– Je ne comprends pas bien, madame, je croyais que vous étiez une représentante de la FCPE, dit-il.
Elle comprit alors la raison du malaise. Dans l’agence, toute relation avec l’industrie pharmaceutique était tellement surveillée et encadrée, que la simple participation à cette réunion sans précaution préalable posait un problème aux participants. Elle les rassura immédiatement :
– Je vous prie de m’excuser, je me suis présentée comme si j’étais dans une réunion professionnelle, par habitude. Bien entendu je ne suis absolument pas venue à titre professionnel, j’ai même pris un jour de congé pour tout vous dire. C’est effectivement dans le cadre de mes activités à la FCPE que j’ai mené cette étude.
Elle leur expliqua alors le cheminement qui l’avait conduite à mener cette étude : les témoignages des parents sur son département puis l’avalanche de retours lorsqu’elle avait sondé les autres régions. L’auditoire l’écoutait avec attention et elle termina alors :
– Je pense que vous avez eu le temps d’éplucher ma petite étude depuis deux semaines que vous l’avez reçue. Je suis là pour répondre à vos questions, je vous écoute.
Le silence qui suivit ses paroles ne dura que quelques instants avant qu’un brouhaha général ne s’installe. Élodie essayait de comprendre ce qui avait fait ainsi réagir mais ne percevait que des bribes des différentes discussions, tenues à mi-voix. Sur sa droite elle entendit à plusieurs reprises le terme « RGPD ». Elle se frappa le front de la paume de la main, dans un claquement qui fit se retourner vers elle plusieurs personnes. Elle en profita pour reprendre la parole :
– Attendez, concernant la conformité RGPD, je vous le dis tout de suite, je n’ai pas demandé de consentement pour le traitement des données personnelles. Je ne pensais pas constituer de fichier lorsque j’ai envoyé mes questions et puis, pour tout vous dire, j’étais tellement inquiète que j’en ai oublié mes réflexes professionnels. Mais la seule donnée personnelle est le nom et le prénom des enfants et je ne l’ai demandée que pour vérifier qu’il n’y avait pas de doublon. Dans la pratique j’ai eu trois doublons en tout. Je vais vous refaire un fichier en anonymisant les données et en enlevant les doublons, comme cela vous pourrez travailler immédiatement dessus. J’ai aussi amené tous les messages que j’ai collectés sur le sujet, vous pourrez recontacter tout le monde en parallèle pour refaire une enquête dans les règles, en l’élargissant, j’imagine. Ensuite j’ai cru comprendre que cela vous posait un problème que je travaille dans un laboratoire pharmaceutique, alors je vous le répète, je n’interviens pas à titre professionnel, je ne demande pas à être citée si vous publiez, je vous demande juste de mentionner la contribution de la FCPE, ce qui me paraît la moindre des choses. Maintenant est-ce qu’il y a encore autre chose qui pose problème ? J’aimerais qu’on se mette au travail maintenant !
Élodie s’était remise à transpirer abondamment, elle n’avait pas l’habitude de s’imposer ainsi dans une réunion mais elle était profondément agacée de cette perte de temps. Le fait qu’elle ne connaisse personne dans la salle, paradoxalement, semblait la libérer de sa retenue habituelle. Elle vit que tout le monde se retournait vers le responsable. Il tripotait nerveusement son masque et se tortillait sur sa chaise. Apparemment il y avait un autre sujet qui dérangeait, mais que diable cela pouvait-il être ? Il finit par prendre la parole, non sans s’être raclé la gorge plusieurs fois.
– Nous nous demandions, madame, si vous, enfin vous ou la FCPE, aviez l’intention de communiquer sur cette étude, sur le fait que vous nous l’aviez transmise, dit-il d’une voix gênée.
C’était donc cela, ils étaient terrorisés que les médias ne les clouent au pilori ! Élodie secoua la tête en poussant un soupir suffisamment fort pour que tout le monde dans la salle l’entende.
– Écoutez j’ai certainement commis une erreur en vous adressant mon étude au lieu de l’envoyer à la presse, je vois bien que cela aurait été plus efficace. Maintenant je suis là pour vous passer le relais, je vous donne tout ce dont je dispose et je passe à autre chose, donc non, je n’ai pas l’intention de faire une quelconque communication sur le sujet. En revanche si les media l’apprennent et me posent des questions, je répondrai avec honnêteté. On peut s’y mettre maintenant ? demanda-t-elle.
Cette matinée de travail à l’agence nationale lui semblait tellement éloignée aujourd’hui. C’était l’époque d’une certaine naïveté : elle était inquiète d’avoir mis le doigt sur ce qui pourrait être une « bombe », elle avait une grande empathie pour les familles touchées, mais elle ne faisait pas encore de lien avec sa propre vie, ses amis, sa famille. Ce n’était que quelques semaines plus tard, lorsqu’elle avait appris la disparition d’Alexandra, qu’elle s’était sentie menacée dans sa chair. Depuis ce jour, une angoisse sourde ne la quittait plus. Chloé était à moitié allongée sur son lit, elle avait un carnet sur ses genoux et suçotait son stylo, les yeux dans le vague. Elle repensait à ces quais de Seine le long desquels elle s’était promenée, pour la première fois depuis que ses parents l’avaient autorisée à ressortir sans limite de distance. Les grandes barrières de plexiglas qui avaient été installées sur chacun des ponts pendant la crise n’avaient pas encore été retirées. Ni le gouvernement ni la mairie ne voulaient prendre le risque de créer un « appel d’air » sur ces lieux qui symbolisaient la catastrophe pour tant de familles. Ces hautes parois vitrées, qui quelques années plus tôt avaient fait l’originalité du Viaduc de Ségovie à Madrid, étaient aujourd’hui à travers toute l’Europe les cicatrices d’une maladie brutale et cruelle. Sa mère entra doucement dans la chambre serrant un mug de tisane entre ses mains.
– Je suis désolée pour la scène tout à l’heure, dit-elle, j’étais tellement inquiète de ne pas te voir revenir. – Je sais bien, lui répondit sa fille, mais ce serait bien qu’on puisse se parler sans s’engueuler dans cette famille.
Élodie accusa le coup, prit une gorgée de tisane, puis reprit :
– Bon, tu me racontes maintenant ?
Chloé avait traversé une période de stupeur et de douleur, comme la plupart des adolescents, pendant les événements des derniers mois. Même si la communauté scientifique restait prudente sur l’origine exacte de l’épidémie, les enfants n’avaient aucun doute : tout avait démarré quelques mois plus tôt avec le suicide de Jonas, un youtubeur hollandais qui avait structuré le mouvement des jeunes pour la planète. Moins clivant que la jeune Greta Thunberg, qui, une dizaine d’années plus tôt, avait elle aussi cristallisé une prise de conscience de la jeunesse, il avait réussi à étendre son audience au-delà de l’Europe et sur des tranches d’âge très larges. La nouvelle de son suicide, sans explication, avait plongé tous ses followers dans un profond désarroi. Les explications, les interprétations de son geste, pullulaient sur les réseaux sociaux générant des commentaires sans fin dans la lecture desquels les adolescents se noyaient. Lorsque les premières preuves de l’épidémie furent connues, les pays adoptèrent les uns après les autres des mesures assez similaires. Cela commença par une demande de modération des contenus sur les réseaux sociaux accompagnée de grandes réunions d’information et de sensibilisation sur le suicide dans les établissements scolaires. Les psychiatres et psychologues étaient évidemment les premiers mobilisés mais pour faire face à la demande on forma en urgence de nombreuses autres professions, à commencer par les enseignants bien sûr. Mais l’épidémie continuait de s’amplifier et les familles paniquées retirèrent en masse leurs enfants des établissements scolaires, précipitant leur fermeture que tout le monde savait inéluctable. Très rapidement les parents en vinrent également à confisquer les mobiles et ordinateurs de leurs enfants, inquiets de la propagation de l’épidémie et une fois encore la pression sur les gouvernements devint telle que la plupart des pays firent voter des textes permettant de suspendre les comptes des mineurs de tous les réseaux accessibles. La courbe des suicides ne commença à s’inverser qu’après la mise en place de ce « confinement numérique » ou « digital lockdown », dénommé ainsi en référence au confinement vécu quelques années plus tôt pendant la crise du COVID. La situation semblait maintenant revenue à la normale mais les parents traumatisés refusaient encore pour la plupart de laisser sortir leurs enfants. Lorsque, comme Élodie et Alexis, ils autorisaient une sortie exceptionnelle, rares étaient ceux qui arrivaient à rester détendus. Une proposition de voie de sortie était venue du Danemark, là où tout avait peut-être commencé. La génération des 18-25 ans, les jeunes adultes, très touchés également par la vague de suicides, mais non concernés par les mesures les plus coercitives car majeurs, avait décidé de prendre les choses en main et d’accompagner les adolescents dans leur chemin de deuil et de retour à une vie normale. Ils s’étaient regroupés en petites escouades de trois à cinq et avaient fait du porte à porte pour discuter avec les plus jeunes et leurs parents. Ils avaient construit des cahiers de parole et de deuil sur leurs amis disparus, les partageaient avec les jeunes et les incitaient à écrire leurs propres cahiers puis à les présenter à leur tour à leurs camarades de classe. Petit à petit cette génération, soudainement privée des outils numériques avec lesquels elle avait été élevée, avait redécouvert l’écriture et la lecture. Une certaine sérénité avait semblé leur revenir, accompagnant une maturité nouvelle et progressivement ils avaient rassuré leurs parents. Chloé faisait partie des ambassadeurs de cette méthode en France et, avec l’aide de ses parents qui lui laissaient l’accès à certains contenus, elle avait pu rédiger son propre cahier de deuil et de parole qu’elle tentait maintenir de faire lire à ses amies. Elle y racontait ses trois camarades de classe disparus pendant l’épidémie, son amie Alexandra, qui avait toujours été comme une sœur pour elle et puis surtout elle s’adressait à Hugo, son premier et unique amour, qui avait survécu à sa tentative de suicide mais qu’elle n’avait pu revoir depuis, les parents du garçon lui interdisant férocement tout accès à leur fils. Chloé regarda sa maman qui attendait en sirotant sa tisane. Elle lui tendit son carnet.
– J’ai écrit quelque chose pour Hugo mais comme je ne peux pas lui faire lire, je veux bien que tu regardes.
Élodie n’avait eu le droit de lire le cahier de sa fille que récemment. Elle avait été bouleversée découvrant soudain une profondeur qu’elle n’imaginait pas de la part de celle qu’elle appelait encore sa petite fille. Elle n’avait encore jamais eu accès à un passage concernant Hugo. Elle lut avec émotion les quelques lignes. Hugo, c’est toi le premier qui m’avais expliqué que les ressources de la Terre étaient finies et ne permettaient donc pas une croissance infinie. Tu m’avais ouvert les yeux sur beaucoup de choses alors que je n’étais encore qu’une petite fille gâtée. Aujourd’hui j’aimerais tellement t’expliquer ce que j’ai compris de mon côté depuis que la catastrophe nous est tombée dessus. J’ai compris que nous pouvons nous appuyer sur ce qui en nous n’a pas de limite. L’amour est infini : j’ai pu tomber amoureuse de toi sans que cela ne diminue mon amour pour mes parents. Je les aime d’ailleurs chaque jour un peu plus. Et cet amour je pourrais le partager, avec toi par exemple – tu les adoreras je suis sûre – sans que cela ne le diminue : c’est comme un gâteau que l’on pourrait partager à l’infini ! Toutes les semaines je découvre de nouvelles personnes qui me surprennent, m’intriguent, m’enthousiasment. Ma soif de découvertes n’a pas de limite ! L’imagination, l’inventivité humaine, sont infinies. J’ai lu ce livre dont tu m’avais parlé, « Le Théorème du Parapluie » de Mickaël Launay, un mathématicien, dans lequel il explique que le nombre de livres qu’on pourrait écrire est fini et qu’un ordinateur pourrait déjà écrire à l’avance tous les romans qui ne seront jamais écrits. J’ai compris, il suffit de combiner toutes les lettres de l’alphabet sur un certain nombre de pages et il en sortira toutes les histoires que l’on pourrait écrire, bien sûr noyées au milieu de textes qui ne font aucun sens. Mais ce que j’ai compris aussi c’est que les chiffres sont suffisamment grands pour qu’à notre échelle, l’échelle d’une vie humaine, l’échelle de cent mille générations même, cela reste une « infinité » de possibilités. C’est pourquoi je suis convaincue que ce qui fait notre humanité est infini et en croissance perpétuelle. C’est là-dessus qu’il nous faut nous appuyer pour construire le monde de demain : l’amour, l’imagination, l’innovation, nos vraies ressources, celles qui n’ont pas de limites. Notre humanité est infinie ! Élodie leva des yeux humides vers sa fille en lui rendant le carnet. Sa gorge était nouée, elle mit quelques instants avant de lui parler.
– C’est vrai que tu nous aimes chaque jour un peu plus, Papa et moi ? lui demanda-t-elle.
Chloé sourit.
– C’est tout ce que tu as retenu de mon texte ! J’aurais dû m’en douter. Tu trouves le reste un peu trop nunuche ? Ou trop pompeux ?
Sa mère s’approcha et lui prit les mains dans les siennes.
– Non, ce que j’ai retenu, dit-elle, c’est que je te sens prête maintenant, prête à voler de tes propres ailes, prête à affronter l’avenir. J’ai confiance en toi, continue, tu es sur le bon chemin. Je te suivrai.
Chloé enlaça doucement sa mère qui posa sa tête au creux de son épaule. Leurs sourires réchauffaient la chambre.
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