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Humour/Détente
Sylvaine : Criminel
 Publié le 20/06/20  -  14 commentaires  -  5228 caractères  -  121 lectures    Autres textes du même auteur

Un code pénal vraiment exigeant.


Criminel


J’étais serein en sortant du tribunal, et je me suis même offert le luxe de sourire aux flashs des journalistes. Je sais que mon avocat m’en veut beaucoup, que je suis sûrement son pire échec. Je crois qu’il a été soulagé, quand j’ai refusé de me pourvoir. La proposition qu’il m’en faisait honore sa conscience professionnelle, mais un client comme moi n’est pas une sinécure, et je lui rends service en l’en délivrant. J’ai transformé mon procès en tribune, j’ai scandalisé tout le monde et j’ai aggravé mon cas au point de le rendre indéfendable. Bref, je suis pleinement satisfait.

Ma réputation n’était pas mauvaise au lycée, et maître Thibault a cru bien faire en citant mes collègues comme témoins à décharge ; ils ont décrit un homme courtois, discret, étranger à toute violence et porté au consensus. L’habileté du procureur, qui est plus talentueux que lui, fut de tirer de ces propos mêmes des arguments contre moi : ma discrétion devint refus du contact, mes tendances conciliatrices une indifférence polie au débat, d’où il ressortait que je fuyais mes semblables et m’impliquais peu dans les relations humaines. Je mesurai à cette occasion avec quelle facilité on peut infléchir les témoignages. Avec le proviseur, avec les élèves, mon accusateur employa la même technique : le premier commença par louer la solidité de mes cours, mais, adroitement questionné, dut reconnaître que je restais en retrait des projets pédagogiques novateurs qui mobilisaient l’enthousiasme de l’équipe éducative ; les seconds me décrivirent comme un enseignant plutôt sympathique, jamais humiliant et capable d’accrocher leur intérêt, mais admirent que je gardais toujours mes distances et ne les encourageais guère à discuter après la fin des cours. Autant de points marqués contre moi, qui furent confirmés par des témoins à charge encore plus accablants : les délégués syndicaux attestèrent mon refus endurci de tout engagement social ; Martine, surtout, en affirmant qu’elle avait rompu nos relations parce que je lui refusais un enfant, apporta la preuve de la haine manifeste que je nourrissais contre la vie. Interrogé à mon tour, je précisai qu’il me paraissait peu opportun d’accroître la surpopulation de la planète ; je sentis presque physiquement la réprobation des jurés.

Non content de mon effet, j’en rajoutai dans le nihilisme. Je reconnus de bon gré que je n’accordais pas de valeur sacrée à la vie humaine : quelle importance pouvait-elle avoir, si notre espèce elle-même n’était qu’un épiphénomène provisoire dans un canton perdu de la galaxie, qui disparaîtrait sans émouvoir les étoiles ? Je ne manquai pas de citer Pascal, comptant sur cette pointe de pédantisme pour accroître l’antipathie que j’inspirais, et conclus sur un vers de Leconte de Lisle, « qu’est-ce que tout cela, qui n’est pas éternel ? » Quand j’ajoutai fermement que je ne regrettais pas mon acte, et que j’expliquai pourquoi, le président me fit taire, tant je suscitais de scandale. Mais j’eus le temps de dire ce que je voulais.

J’avais devancé le réquisitoire et mâché la besogne du procureur, qui eut beau jeu de faire de moi un criminel dans l’âme, et d’autant plus condamnable que je n’avais pas agi sous l’emprise d’une pulsion irrépressible, mais après une décision froidement préméditée. Il n’y eut guère que le témoignage des médecins qu’il ne put retourner contre moi, et il conclut en demandant la peine capitale, quoiqu’elle fût inhabituelle en pareil cas.

Pour un avocat commis d’office, maître Thibault fit preuve d’une belle énergie pour me défendre, et je craignis jusqu’au retour des jurés qu’il ne gagnât la partie. Outre les circonstances atténuantes que justifiait mon état, il disposait d’un argument de taille, puisque je n’avais pas eu le temps de mener à bien mon crime, et que punir de mort un meurtre inaccompli serait une condamnation sans précédent connu. La décision, qui ferait jurisprudence, débordait de beaucoup ma personne. Les jurés devaient donc prendre garde, dépasser l’aversion qu’ils éprouvaient pour moi et mesurer les conséquences futures du verdict.

La plaidoirie aurait dû convaincre, mais l’impression désastreuse que j’avais volontairement produite l’emporta sur la raison et l’équité. On me refusa donc toute circonstance atténuante, et c’est ainsi que je fus condamné à la décapitation pour avoir attenté à la vie d’un être humain, sans avoir réussi à le tuer. Ma déclaration ultime mit le comble à la provocation : j’affirmai n’avoir rien fait d’autre qu’exercer ce qui, à mon sens, était le premier des droits de l’homme.

On dit l’exécution sans douleur, même si personne n’a jamais pu en témoigner. J’ai cependant bon espoir. Disparaître sans souffrance quand je suis encore lucide et autonome, avant que mon mal ne m’ait transformé en douloureux déchet, je n’ai jamais rien désiré d’autre. Que mon châtiment comble mes vœux ne semble avoir effleuré personne. Cette situation recèle un humour involontaire qui m’apporte une grande satisfaction. Il n’empêche. Il aurait quand même été plus simple de me laisser dormir, au lieu de me ranimer pour que je puisse répondre de mon crime, puisque notre nouveau code pénal, si respectueux de la vie, identifie suicide et assassinat.


 
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   ANIMAL   
23/5/2020
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Un texte fort qui met les pieds dans le plat : être condamné à mort pour avoir attenté à ses propres jours et s'être raté ! Un comble... Et pourtant on a l'impression que notre société va tout droit à ce genre de folie.

Au final, notre narrateur a donc réussi son suicide. J'émets des doutes sur la probabilité d'une telle condamnation, sauf à faire passer de nouvelles lois, ce qui semble anticipé dans le texte. La méthode de ces désespérés qui attaquent des policiers pour se faire tuer par eux semble plus radicale et rapide.

Je ne demande un peu où est l'humour dans ce texte mais il est tout à fait intéressant dans sa démonstration par l'absurde.

   Anonyme   
26/5/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
un court récit mené de manière haletante,sans temps mort. On traverse les sinistres couloirs de la mort comme les chemins de la procédure juridique aussi bien renseignée dans ses rouages et sa mécanique implacable. On pense au procès de Kafka à la fois très humain et inhumain à la fois ...C'est sans fioritures, sans poncifs...et efficace. un moment de lecture aussi intense qu'intéressant.
Une question : est ce que la classification en humour/détente est justifiée, je crains que non, je verrais plutôt policier/noir

   Anonyme   
20/6/2020
 a aimé ce texte 
Bien
Une variante du suicide par Police interposée. Donc suicide par Justice interposée.
C'est très bien écrit, vraiment et ça se lit d'une traite. Je verrais bien un recueil de ce genre de nouvelles tant il est frustrant d'en rester à cette seule lecture bien courte.
J'aurais aimé en savoir un peu plus sur le contexte du crimé imperpétré si j'en crois le texte mais baste ! C'est un bon moment.

J'aime bien.

   Anonyme   
20/6/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Sylvaine,

Je suis toujours curieuse de découvrir une nouvelle de votre plume.
J'aime beaucoup l'écriture que je qualifierai de calme, sereine, claire et précise.
Ensuite, l'histoire, ici est bien menée, bien amenée, et la chute pas du tout prévue pour moi.
J'ai aimé cette absurde dans la situation, très bien mise en scène par une description précise du déroulé de ce procès.
J'ai aimé trouver cette ambivalence de l'impact des témoignages, selon qu'ils soient présentés par l'accusation ou par la défense. Le poids des mots dans un tribunal, ainsi que l'habileté de ceux qui les emploient ne sont pas fiction.

Un court récit très percutant, pour le sujet et ses réflexions induites et par le soin de la rédaction.

Merci du partage,
Éclaircie

   Luz   
20/6/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour Sylvaine,

C'est une nouvelle très intelligente et très bien écrite ; déjà, il fallait trouver l'idée...
Je rejoins complètement le commentaire d' Eclairicie.
Rien d'autre de particulier, j'ai beaucoup aimé.
Merci.

Luz

   FlorianP   
20/6/2020
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Sylviane,

La nouvelle retranscrit parfaitement dans quel aveuglement les procédures peuvent nous enfermer. Ici le recul est perdu non seulement par le juge, le procureur et l'avocat mais également par les observateurs. Il faut parfois s'écarter du réel pour mieux le dénoncer.

L'idée est vraiment excellente.

Le ton sérieux du style rend la chute imprévisible mais peut-être est-ce au détriment de l'effet humoristique.

Merci pour ce moment de lecture.

   Malitorne   
21/6/2020
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Ce texte aurait pu être fort pertinent s'il n'y avait une incohérence qui ruine toute l'histoire, nichée dans la dernière phrase : "notre nouveau code pénal, si respectueux de la vie". Si une société ne peut supporter qu'un de ses membres attente à sa vie, comment peut-elle encore autoriser la peine capitale ? Il y a quelque chose qui ne va pas, il aurait fallu que la peine capitale soit commuer en un verdict non létal pour être en accord avec les nouveaux principes.
Hormis ce détail l'idée est bonne et bien rédigée, rien ne vient heurter le cours de la lecture.

   raphaelHarran   
21/6/2020
 a aimé ce texte 
Passionnément
Le texte qu'on lit deux fois avec autant de plaisir, si ce n'est plus à la seconde !

C'est très bien écrit et très agréable à lire.

J'adore les deux derniers paragraphes : l'absurdité y est parfaitement pointée du doigt. Une version jusqu'au-boutiste de l'expression "avoir le dernier mot" : c'est la société qui vous donne la mort, pas vous.

Ça fait écho d'ailleurs au témoignage de Martine. Donner la vie est à la portée de tous.

Enfin, on se dit que cette société-là n'existe pas. Puis je pense au débat sur l'euthanasie, et je me surprends à relire le texte une troisième fois.

Merci pour ce partage !

   Bossman   
22/6/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J'aime vraiment beaucoup ce texte. Pourtant, la démonstration du narrateur ne laisse aucune place à la faiblesse. Il est trop parfait dans sa démonstration.

Peut-être est-ce justement cela, sa faiblesse, d'être trop parfait. Ce qui me manque un peu, c'est que cette faiblesse n'est pas suggérée. Voyez-vous ce que je veux dire ?
Je crois que les personnages peuvent gagner en profondeur lorsqu'on appuie un peu sur leurs points faibles.

   in-flight   
24/6/2020
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Notre société est traversée par deux injonctions contradictoires : quête de vie éternelle (transhumanisme avec la société Calico, notamment) et une législation qui tend à s'assouplir concernant la fin de vie (l'euthanasie active est légale dans quatre pays:la Colombie, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg. Le suicide assisté est légal en Suisse ainsi que dans cinq États américains).
Ça pourrait se résumer en "La vie est sacrée, mais pas trop".

Ces deux paradigmes se réclament des droits de l'Homme : si vous êtes "abîmé", on va vous réparer, si vous souffrez trop, on va vous aider à partir, par contre, il est extrêmement douteux que vous preniez tout seul la décision de vous supprimer.Or, ceci remet profondément en cause, le droit des humains à disposer de leur propre corps.

Intéressant de remarquer aussi que plusieurs religions condamnent le suicide, mais qu'avec l'ingérence du droit dans le domaine privé, on ne la condamne plus au nom du sacré de la vie, mais comme dans le texte, en "rationalisant" cette condamnation.

Un texte qui ne paraît donc pas si aberrant que ça et qui pourrait dans les décennies à venir se classer dans la categorie "réalisme"... Mais à quoi bon écrire sur ce sujet à l'avenir puisque ce sera rentré dans les mœurs :)

Bonus: Un article sur le suicide en entreprise en Chine: https://www.capital.fr/economie-politique/interdit-de-se-suicider-sous-peine-de-mort-519366

   plumette   
24/6/2020
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour Sylvaine,

Une écriture qui se déguste et un thème qui prend à rebours.

la contradiction de la fin m'a un peu prise au dépourvu: le respect de la vie dans cette société serait tel qu'on aurait érigé en crime le suicide mais conservé la peine de mort?

N'y aurait-il pas pire peine pour celui qui veut mourir que d'être condamné à vivre?

La reconstitution du procès est très réaliste, je n'aurais pas aimé être Me Thibault dont le travail est sapé par son propre client!

A vous relire

   Babefaon   
30/6/2020
 a aimé ce texte 
Bien
Je ne suis pas sûr que la catégorie Humour / Détente soit la plus appropriée pour votre texte, mais bon je dois avouer qu'il n'est pas toujours évident de trouver la bonne classification.
Un texte bien construit par ailleurs, servi par une écriture fluide. J'ai bien aimé le détachement du narrateur par rapport à cette terrible expérience qu'il traverse, un peu à la manière de l'Étranger de Camus, dont la naïveté et les propos ne sont pas sans déstabiliser l'avocat qui sera chargé de sa défense.
Intéressant également le point de vue des éléments à charge qui peuvent être à décharge et inversement en fonction de ce que l'on veut avancer.
Dommage qu'il n'y ait pas plus de détails sur ce crime avorté qui conduit l'accusé à la peine de mort. Une peine qui me semble un peu lourde, eu égard "ce nouveau code pénal, si respectueux de la vie" !
Au plaisir...

   aldenor   
4/7/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Riche idée que ce procès à l’envers !
L’accusé désire le châtiment. Il se proclame coupable, on le croit. Alors qu’ordinairement l’accusé se proclame innocent et on ne le croit pas…
Ses qualités tournent en défauts.
Il se rebiffe contre la liberté bafouée de disposer de soi. Mais finalement, il en dispose, malgré lui.

On ne ressent pas l’humour à la première lecture. Mais en relisant le texte « à l’envers », comme il se doit, sa drôlerie transparaît. Elle réside dans cette inversion persistante, absurde, des points de vue.

Procès + absurde. Bien sur on pense aussi un peu à Kafka.

   jfmoods   
20/12/2020
La réussite de cette nouvelle tient essentiellement à deux éléments.

Le premier élément est le sens de la provocation du narrateur, enseignant qui écorne, avec un certain bonheur, quelques lieux communs de la normalité sociale.

Le second élément est l'effet de surprise, particulièrement bien ménagé, de la chute. Le titre de la nouvelle ne nous conduisait évidemment pas dans cette direction. Voici une démonstration par l'absurde qui n'est pas sans rappeler l'univers d'Albert Camus.

Merci pour ce partage !


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