Il s’y attendait depuis si longtemps qu’il était surpris de l’être. Il avait tort : il avait trop bien pris l’habitude de voir les diagnostics démentir ses phobies, si bien qu’aujourd’hui le coup le frappait à vif. Assis à la table du café où il avait trouvé un refuge contre l’ironie du ciel limpide, il gardait les yeux fixés sur le compte-rendu de la biopsie. Les mots aveuglants en perdaient leur sens, devenus les signes cabalistiques d’une écriture démoniaque.
– Mauvaise nouvelle ? fit une voix toute proche.
Thomas sursauta, mécontent par réflexe. Levant les yeux, il vit un homme maigre au visage aigu, vêtu sans recherche, dont le regard voulait accrocher le sien et reflétait un intérêt très vif. Cette intrusion avait tout pour lui déplaire, pourtant, besoin de compassion ou apathie causée par le choc, il se surprit à répondre malgré son dégoût des importuns.
– Pourquoi en êtes-vous si sûr ? – Vous sortez de la clinique Saint-Joseph… Foutredieu, je ne devais pas le dire, fit l’autre en se frappant le front et en rougissant violemment. – Je ne vois vraiment pas pourquoi… – C’est seulement le nom… Ne vous occupez pas de ça, répliqua l’homme d’un air gêné. Bref, vous êtes sorti de la clinique avec une mine sinistre, et vous avez un compte-rendu médical entre les mains. Pas besoin d’être grand clerc… Tenez, puis-je m’asseoir auprès de vous et vous offrir un autre café ? Le vôtre doit être froid et complètement imbuvable. Vous me parlerez de vos soucis.
Quand il ne serait plus temps d’éviter le pire, Thomas se demanderait pourquoi il l’avait laissé faire malgré sa méfiance habituelle. Le garçon prit la commande. L’homme s’accouda, les doigts croisés, et l’enveloppa d’un regard curieux et possessif.
– Alors ? demanda-t-il.
Et Thomas s’entendit lui confier qu’il souffrait d’un cancer de la prostate, dont on l’opérerait trois semaines plus tard.
– Ne vous méprenez pas, crut-il bon d’ajouter, ce n’est pas l’issue potentiellement fatale qui me tourmente. Je n’ai pas peur de la mort. – Vraiment ? C’est bien ma chance ! fit l’autre d’une voix changée.
Thomas le regarda plus attentivement. C’était bien du découragement qu’il lisait sur son visage. Du découragement et… oui, de la déception.
– Je crois que je vous comprends mal.
L’homme se reprit précipitamment.
– Excusez-moi, fit-il en bafouillant, je pensais à mes problèmes professionnels. Qui n’en a pas de nos jours, hein ? Rien de comparable avec ce qui vous arrive. Mais dites-moi, ajouta-t-il, vous plaisantez, n’est-ce pas, quand vous dites ne pas craindre la mort ? – Je ne plaisante pas le moins du monde. Non, ce que je redoute, c’est tout ce qui la précède : la souffrance, l’invalidité progressive, des soins plus torturants que le mal lui-même, l’acharnement médical. Je donnerais n’importe quoi pour mourir en pleine santé, d’un arrêt subit du cœur. – Vous avez bien dit n’importe quoi ? répliqua l’autre avec espoir. – N’importe quoi. Je veux bien mourir, mais rapidement et si possible sans le savoir. – Accepteriez-vous de sacrifier votre âme, en échange d’une telle bénédiction… Foutredieu ! Je veux dire en échange d’un tel bénéfice ?
L’homme ne plaisantait pas, à en juger par son avidité fébrile. « Je suis tombé sur un fou », songea Thomas. Au lieu de couper court, il eut envie de se divertir aux dépens de son interlocuteur.
– Quelle révélation allez-vous me faire ? Vous êtes la réincarnation de Méphistophélès et vous allez me proposer un pacte démoniaque ? – Qu’en diriez-vous si c’était le cas ? – Que je suis un très mauvais client pour vous, car je n’ai aucune âme à vous vendre. Je suis un matérialiste athée. – Raison de plus, vous n’auriez rien à perdre ! Puisque vous n’avez pas d’âme, quel risque prendriez-vous ?
Subitement, le jeu cessa d’amuser Thomas. À peine s’était-il su atteint d’une maladie redoutable qu’il s’était confié à un inconnu douteux, à l’esprit détraqué de surcroît, pour finir sur des élucubrations métaphysiques ! L’absurdité de la situation lui riait au nez.
– Restons-en là, coupa-t-il en se levant de table. Portez-vous bien et merci pour le café.
L’autre se leva à son tour si précipitamment qu’il en renversa sa chaise.
– Vous n’allez tout de même pas me laisser tomber maintenant ! Attendez-moi, nous avons à peine commencé la discussion !
Il glapissait, accrochant Thomas par la manche. Celui-ci se dégagea sans douceur.
– Notre discussion a suffisamment duré. Laissez-moi, à présent, j’ai d’autres préoccupations.
L’homme se planta devant lui pour lui barrer le passage. Il s’ébouriffait les cheveux d’énervement, avec des mimiques outrées de désespoir.
– Je vous en prie, excusez-moi, c’est encore ma fichue maladresse. C’est ce que le patron me dit toujours : « Méphisto, tu veux aller trop vite, et tu effraies le client. » Écoutez-moi encore un peu, c’est tout ce que je vous demande. Nous pouvons vous offrir ce que vous souhaitez le plus au monde : une mort rapide, en pleine santé, sans souffrance et sans préliminaires, au terme d’une vie raisonnablement longue. – Votre proposition vient un peu tard, la maladie est déjà là. – Justement, nous pouvons la faire disparaître ! – Un miracle démoniaque, en quelque sorte ? Vous mettez vraiment ma patience à rude épreuve ! fit Thomas en bousculant son interlocuteur pour forcer le passage et en finir.
Mais l’autre lui emboîta le pas. Thomas hâta le sien, et l’homme se mit à trottiner, le souffle court, pour se maintenir à sa hauteur.
– Attendez-moi ! suppliait-il. Puisque vous n’avez rien à perdre ! Pour vous, c’est une bagatelle, et c’est tellement important pour moi ! – Pourquoi ? Vous êtes donc un démon si subalterne ? Votre patron ne sera pas content si vous ne remplissez pas votre quota ? – C’est un peu ça, fit l’autre d’une voix larmoyante. J’arrive à la fin de mon stage de Tentateur, et je n’ai pas encore fait mes preuves. Croyez-moi, vous êtes ma dernière chance. Je serai rétrogradé si je vous rate. Réduit à un boulot imbécile de rond-de-cuir.
Décidément, c’était un fou, mais un fou peut servir de bouffon, et c’est ce qui perdit Thomas. Il ne crut pas s’engager beaucoup en incitant l’homme à en dire plus, et se retrouva sans savoir comment à la table d’un autre café où son interlocuteur, sortant papier et stylo de son portefeuille, rédigea gravement, en deux exemplaires, le contrat dont il avait précédemment exposé les termes. Thomas, qui trouvait l’aventure de plus en plus plaisante, jugea que sa signature lui ajouterait encore du piment. Et puis, pourquoi refuser à un malheureux qui l’avait efficacement distrait un plaisir qui lui coûtait si peu ? Il parapha donc les feuilles d’un cœur léger, sous un regard extatique qui suivait chaque geste de sa main. Puis Méphisto épanoui prit congé, en serrant son exemplaire avec une convoitise d’avare. Thomas replia le sien sans le relire, ramené brutalement à des soucis plus réels. Il vécut les semaines qui précédèrent l’intervention dans une anxiété constante, qui repoussa dans l’oubli le curieux divertissement auquel il avait cédé. Puis attendit avec fatalisme la consultation post-opératoire. Le chirurgien le reçut avec une expression étrange : la gêne le disputait au sourire dans son regard.
– Cher monsieur, je ne sais trop comment vous expliquer les choses. Mais commençons par les bonnes nouvelles. J’ai le plaisir de vous informer que l’étude anatomo-pathologique de la pièce d’exérèse est formelle : vous n’avez jamais eu de cancer.
Thomas, qui peinait à concevoir son nouveau statut de bien portant, ne prêta qu’une attention brumeuse à la suite de l’entretien. L’équipe médicale était navrée, lui assurait-on, du stress physique et moral qu’il avait subi pour rien. Un dédommagement serait envisageable, lorsque l’enquête aurait établi comment et par qui cette erreur aussi inimaginable que lourde de conséquences avait été commise lors de la première biopsie. Dans l’euphorie qui suivit la nouvelle, Thomas songea avec amusement que son Méphistophélès personnel s’en fût sans doute attribué le mérite. Puis, le premier soulagement passé, il fut saisi d’un doute qui, d’abord repoussé victorieusement par ses convictions rationalistes, finit par grignoter sa tranquillité d’esprit comme un rongeur insidieux. Bien sûr, il demeurait un matérialiste athée qui jamais ne croirait Dieu ni diable, mais il restait que le miracle avait effectivement eu lieu. Avec le temps, il se surprit à vaciller dans ses certitudes ; il se prenait d’intérêt pour les questions religieuses ; il lui arrivait de rêver de son tentateur, et ces rêves étaient empreints d’angoisse. Habitué à s’analyser sans complaisance, il se trouva un jour contraint de reconnaître que, quoiqu’il refusât toujours d’y croire, il s’était mis à redouter la damnation éternelle. Sous couvert de satisfaire une curiosité toute intellectuelle, il s’inscrivit à un cycle de conférences théologiques qu’il suivit avec beaucoup de zèle. Quand il apprit que la plupart des spécialistes modernes de la question s’accordaient pour nier l’existence de l’Enfer, qui contredisait l’infinité de l’Amour divin, il fut assez honnête pour s’avouer l’immense soulagement qu’il éprouvait. Rassuré, Thomas se coula de nouveau dans la certitude moelleuse du matérialisme athée. Il passa les années qui suivirent sans incident de santé notable, et venait de fêter son soixante-quinzième anniversaire quand il apprit le décès d’un ancien collègue de son âge. Pendant les obsèques, auxquelles il se fit un devoir d’assister, le prêtre rendit hommage à un homme disparu au terme d’une vie raisonnablement longue, et entouré de l’affection des siens. Une vie raisonnablement longue. La formule, qui pouvait s’appliquer également à lui, frappa désagréablement Thomas. Elle lui revint souvent à l’esprit, chaque fois accompagnée d’un malaise accru dont il ne parvenait pas à comprendre l’origine, jusqu’au moment où il se souvint du contrat passé jadis avec le fou. Les termes y figuraient, il en était presque sûr. Qu’avait-il fait du papier ? Peu de chances qu’il l’eût détruit, lui qui serrait tout dans ses archives. Mais dans quel dossier se trouvait-il ? Conscient de son ridicule, il fouilla ses classeurs avec une impatience de plus en plus fébrile, certain que son obsession s’évaporerait dès qu’il tiendrait le contrat en main. Il le découvrit enfin, le relut in extenso. La formule s’y étalait en toutes lettres, révélant pour mieux la dissiper, la cause de son malaise en lui rendant son ironie d’esprit fort. Ce fut en toute quiétude qu’il se coucha le soir, mais dès qu’il ferma les yeux sa pensée se fixa de nouveau sur les termes du contrat. Une vie raisonnablement longue. C’était ce qu’il avait connu, et ce que lui avait promis le fou. Comme il lui avait aussi promis une mort rapide, sans souffrance et sans préliminaire. Une mort en plein sommeil, par exemple. N’était-ce pas ce qu’il avait toujours souhaité ? Et si ce vœu se réalisait comme s’étaient réalisés les autres… S’il cédait ce soir à l’inconscience, était-il sûr de se réveiller jamais ? Il fut bientôt écartelé par une angoisse contradictoire, redoutant à la fois l’insomnie et le sommeil, l’une pour l’épuisement nerveux qu’elle entraîne, l’autre parce qu’il risquait de le faire glisser dans la mort. Il appela en vain son rationalisme à la rescousse, mais les efforts qu’il faisait pour se convaincre le tenaient d’autant plus éveillé. Il passa ainsi une nuit si tourmentée qu’il aborda le matin dans un état où l’abattement le disputait à une nervosité extrême. Il pensait déjà aux nuits suivantes avec un sentiment d’impuissance épouvantée. Ses craintes se réalisèrent. Il voyait désormais approcher le soir avec une angoisse qui s’aggravait d’heure en heure, et vivait comme une torture sans cesse renouvelée le temps que les autres consacrent à dormir. Il tombait dans des sommes brefs, dont la peur le tirait en sursaut pour le rendre au supplice d’une insomnie que la fatigue accumulée rendait de plus en plus inconfortable. Le jour il se nourrissait à peine, écœuré par une nausée permanente ; ses yeux le brûlaient sous ses paupières constamment chargées de sable. Il était devenu beaucoup trop las pour poursuivre ses activités habituelles. La superstition s’enracinait dans cette demi-vie douloureuse ; de plus en plus souvent, il maudissait sa signature parce qu’il prenait le contrat au sérieux. Alors s’imposa une nouvelle idée fixe : retrouver son tentateur pour obtenir une révision de leur accord. Faute de mieux, il se rendit tous les jours dans le café où avait eu lieu la rencontre, espérant que l’homme le fréquentait encore en quête de victimes. Lorsqu’il le revit effectivement, il faillit ne pas le reconnaître : l’homme, qui avait pris de l’embonpoint et des bajoues, portait désormais des vêtements de marque et arborait une rosette. Thomas posa son troisième café d’une main tremblante et se leva à demi. L’autre qui, debout à la porte, parcourait la salle d’un regard circulaire, le reconnut à son tour. Un sourire épanouit son visage.
– Foutredieu ! s’exclama-t-il d’une voix forte qui fit se retourner les autres consommateurs, cher monsieur, si vous saviez comme je suis heureux de vous revoir !
Il semblait si débordant de cordialité que Thomas craignit un instant qu’il ne le serrât dans ses bras.
– Je vous dois tant, continua-t-il en s’installant à sa table. Grâce à vous, j’ai été promu très vite Tentateur en chef. Mais vous-même, êtes-vous satisfait de nos prestations ? N’avons-nous pas rempli à votre entière satisfaction notre part du contrat ? – Justement, risqua faiblement Thomas, j’aimerais que nous en rediscutions les termes.
Le visage de l’autre se ferma.
– Impossible. Les pactes conclus avec nos services ne sont pas renégociables. Où irions-nous, je vous le demande, si les damnés pouvaient racheter leur âme ? – Justement, je vous la laisse ! Mais reprenez votre don, je vous en prie ! Reprenez-le sans contrepartie aucune. Je veux simplement pouvoir mourir comme tout le monde, après une longue maladie !
Et Thomas d’expliquer l’origine de ses insomnies et les tourments dont elles étaient la cause. Il était au bord des larmes quand il conclut :
– Je vis un véritable enfer. – Précisément, c’est toute la beauté de votre cas. – Rendez-moi le sommeil, cria Thomas tout près de la crise nerveuse. Que je sois damné, mais rendez-moi le sommeil ! – Parlez plus bas ! Vous voulez mettre tout le monde au courant de nos petits secrets ? lui remontra son tourmenteur en jetant des regards inquiets aux autres clients interloqués. Écoutez, cher monsieur, j’aimerais vous rendre service comme vous m’avez rendu service autrefois, reprit-il quand l’indifférence fut revenue. Après tout, c’est à vous que je dois ma promotion. Mais vous ne comprenez pas bien : votre damnation, c’est justement l’insomnie. Vous savez que ces salopards nous ont privés de l’Enfer. Eh oui, nous sommes des anges doublement déchus : les flammes éternelles, c’est terminé. Alors, vous savez ce que c’est, on bricole, on cherche des équivalents terrestres : la crainte de mourir en plein sommeil est devenue votre enfer. Une solution d’une élégance parfaite, et je n’en suis pas peu fier : le don inclut sa propre punition. C’est pourquoi le patron en était si content. Il m’a même décoré, pour la peine ! Vous comprenez que je ne peux rien pour vous.
Et, comme Thomas se cachait la tête dans les mains :
– Il faut positiver, mon pauvre ami, ajouta-t-il en lui frappant l’épaule. Finalement, votre sort n’est pas si terrible. Songez donc aux damnés d’autrefois, qui n’ont pas eu votre chance. Vous, au moins, votre tourment s’achèvera avec la mort.
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