Il faisait très froid ce jour-là. Le temps maussade d’hiver ne prêtait pas à la bonne humeur. Les passants se hâtaient sans se soucier de l’horrible destin qui se jouait sous leurs yeux. Une chanson, lancinante, comme une petite voix, se faisait entendre…
Que de temps, que de jours, Rien ne se voit, rien ne se dit, Tout est là, sous nos yeux, Pauvres de nous, Le silence tel un monstre S’insinue partout.
Que de temps, que de jours, Rien ne se voit, rien ne se dit, Et pourtant pour toujours Le destin est scellé Dans la pénombre humide De cette cave.
Que de temps, que de jours, Rien ne se voit, rien ne se dit, Elle est là, inerte Presque palpable pourtant Elle revêt son manteau Celle que l’on nomme Peur.
Qu’est-ce dont ? Une terrible chanson. D’où vient-elle ? Nul ne le sait et pourtant elle se fait mélopée dans la rue; elle s’entend dans les esprits et semble coller à cette journée humide, froide et morne… Il paraît qu’un jour, il y a très longtemps, un jour où les voitures n’existaient pas encore, un architecte construisit quelque part en ville, des maisons pour complaire au maire. Hélas, sa jeunesse lui apportant peu de notables, il dut se résoudre à suivre les plans d’extension de la mairie. Le maire en effet, voulant plus de monde décida d’étendre ses plans par delà la rivière. Un pont fut construit vers l’autre rive. Des matériaux furent acheminés pour édifier ce nouveau quartier, plus grand, plus spacieux et plus riche que ceux existant déjà. Le maire avait des vues idylliques il voulait une ville démesurée et surtout très prisée.
Où la vie serait facile et sans problèmes. Un rêve, quoi. Pas de pauvres, ni de travailleurs. Les usines seraient aux portes de la ville, toutes les rues seraient pavées…
Hélas, quand l’architecte commença ses édifices, d’étranges éboulements eurent lieu la nuit. Après de nombreuses recherches, il s’avéra que le terrain était glaiseux. Aussi, il fallut creuser, étayer et renforcer les fondations. Cela dura bien évidemment plus longtemps et augmenta le prix des immeubles. La mairie dut faire des sacrifices pour attirer les notables à s’installer dans ce quartier huppé, à l’abri des affres de la vie.
L’époque étant troublée, les demandes affluèrent. Tout fut vendu en un temps record. Le maire se frotta les mains. Les impôts seraient exceptionnels cette année.
Les gens s’installèrent. Les mois passèrent, la population grandissante était heureuse de vivre. La ville était connue pour son contexte de tranquillité et de bon ordre. Mais un jour d’hiver, un événement important vint bousculer ce paysage. Alors que tout le monde dormait profondément, un énorme vacarme suivi d’un séisme, réveilla toute la ville. Même les quartiers défavorisés, aux portes de la ville s’éveillèrent en sursaut. Les habitants sortirent en hâte et s’interrogèrent. Mais l’horreur était là, au centre du quartier neuf.
Un édifice entier s’était écroulé comme un château de cartes. Les secours se hâtèrent mais en vain. Hormis des gravats, rien ne put sortir de cet enchevêtrement de pierre et de bois. Que s’était-il passé ? Des jours durant des volontaires aidèrent les secours à dégager les lieux. Rien. Personne ne put sortir de cette vision d’horreur. Pas un être, pas même un animal ne fut trouvé. Pourtant les malheureux ne retournèrent jamais à leurs activités… Alors, pourquoi aucun cadavre ne put être extrait ? Mais ce qui fit encore plus peur aux habitants des environs, c’est qu’aucune odeur n’apparut. Pas même celle de la poussière, et pourtant les bâtiments étaient en pierres… Alors bientôt une rumeur se fit. La côte ne voulait personne en son centre. Ce qui autrefois était un bois, demeurerait vierge de toute construction.
Quand enfin, tous les gravats furent dégagés, l’architecte et les ouvriers eurent la surprise de voir que le sol était lisse. Pas d’étais, ni de murs, mi même de cave. Et pourtant elle était bien là, construite comme toutes ses semblables, sous l’immeuble. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Des géomètres furent nommés pour comprendre ce phénomène. Leurs rapports affirmèrent que rien jamais n’avait été construit pour soutenir cet immeuble. L’architecte montra ses plans mais rien n’y fit, alors les familles des victimes se retournèrent vers lui et demandèrent réparation pour les malheureux disparus. Mais étrangement, durant le procès nul ne put expliquer clairement le fait qu’aucun cadavre ne fut extrait, ni homme, ni animal. Toutes les caves alentour furent inspectées; rien à dire, tout était normal. L’architecte fut ruiné et emprisonné. Le maire, pour calmer ses concitoyens menaçant de quitter la ville, décida de créer un mémorial à l’endroit du sinistre. Il refusa le moindre soubassement. Il ne fallait rien déranger. Le terrain était ainsi, vierge, il devait donc le rester.
Les années passèrent, les temps changèrent. Mais le maire avait interdit toute construction sur ce territoire inerte. La ville s’étendit loin, très loin de son vieux centre historique. Le mémorial existant n’intéressait plus personne. Qui même se souvenait de ce monument et de cette place immense. Personne.
Les appétits revinrent au galop, quand le prix des terrains se mit à monter en flèche. Les mètres carrés de plus en plus petits abritaient de nos jours de nombreuses familles. Un espace aussi grand, en centre-ville, logerait de nombreuses familles et cas sociaux. Il faut vivre avec son temps. Les arbres se voient au bord des routes de nos jours, et les places rapetissent. Seules les routes restent car les voitures sont nombreuses… Le cadastre fut revu. Le POS est passé par là ! Rajoutez les élections et tout est dit…
Un jour alors, les monstres d’acier passèrent à l’œuvre. On se mit à creuser, à défoncer les pavés. Les camions se suivirent pour extraire la glaise, et puis un matin, les ouvriers durent arrêter le chantier. Ils étaient tombés sur un mur en pierre, enfoui très profondément ; il fallut l’attaquer au marteau-piqueur. Deux ouvriers en furent chargés. Soudain, une odeur infecte se fit sentir, se répandit dans le quartier. Le maître d’œuvre demanda les plans d’époque. Le chantier fut vidé. La police vint constater l’horreur. Les deux ouvriers finirent à la masse l’ouverture. Et là, dans l’horrible puanteur, sous les projecteurs, la vision qui s’ouvrit aux policiers fut si abjecte que les malaises les envahirent.
Dans ce trou noir et béant, un amoncellement d’os ; tel un sanctuaire, cette cave était remplie de cadavres de tous âges, hommes et animaux. Des tissus en lambeaux furent prélevés et étudiés. Les résultats se firent alors avec certitudes. Ils dataient du début du siècle. Mais qui avait pu enterrer autant de cadavres dans une cave ? Une légende alors, revint en mémoire, les recherches le confirmèrent ; alors, dans un dernier élan de pudeur, la ville décida de refermer ce tombeau. On reboucha, on bétonna, on réinstalla le mémorial, et dans le cadastre, en lettres rouge, on abandonna à tout jamais, l’idée de détruire cette place, cette infamie de la nature, ce triste combat de la terre contre la modernité. Si modernité il y a !
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