Il était une fois, dans une contrée lointaine, une jeune adolescente aux bouclettes adorables. Elle était intelligente, lisait beaucoup, et faisait son effet auprès des garçons du village. Mais ses parents, monsieur et madame Farmer, étaient pauvres et devaient travailler tous les jours au champ, et elle s'ennuyait à mourir. Alors elle s'amusait à inventer des histoires aux garçons qui lui couraient après. Elle racontait qu'elle avait vu des farfadets dans le champ de son père, qui lui avaient donné le secret de l'immortalité, qu'elle avait fait un tour dans le ciel à dos de dragon, ou même que Cerbère lui-même l'avait poursuivie pour la dévorer, mais qu'elle avait réussi à s'échapper. Bien sûr, personne ne la croyait : ces genres de bêtes restaient au château, et n'avaient aucune raison de venir dans ce pauvre village, et encore moins de s'intéresser à cette fille de famille pauvre. Toutes ces histoires lui valurent le surnom de Long Nez. Et chaque fois qu'elle racontait une histoire, les gens lui répondaient :
– Et pourquoi cette créature se serait-elle intéressée à toi, Long Nez, fille de pauvres ?
Et chaque fois, elle répondait :
– Mais parce que je suis la plus belle !
Et tout le monde rigolait avec elle. Mais au fond d'elle-même, elle était triste. Elle avait aperçu un jour le jeune prince, Richard Junior, lors d'un passage du Roi dans le village pour régler un problème urgent en contrée voisine, et était tombée éperdument amoureuse. Mais comme le disaient tout le temps les garçons à propos de ce qui vit au château : pourquoi s'intéresserait-il à elle ? Un jour de pluie, Long Nez sortit, comme tous les jours de pluie, alors que tout le monde se mettait à l'abri. Elle adorait la pluie. Elle alla se promener dans les champs, courir dans le blé désert. Pas un homme ne travaillant aux alentours, pas un bœuf pour beugler, pas un cheval pour hennir. Juste le bruit des gouttes qui tombent sur la terre fraîche, et le vent qui se promène dans le blé. Et là, elle vit des bottes. Des bottes bleues. Mais personne ne portait de bottes bleues dans le village. Et surtout, des bottes de la taille de ses pieds... Quelle coïncidence ! Elle ne put résister à la tentation et les enfila. Elle continua à marcher dans le champ, et arriva rapidement à une sombre forêt. Sauf que... Il n'y avait pas de sombre forêt à vingt kilomètres à la ronde de son village, uniquement des champs. Et elle n'avait marché que cinq minutes. Que venait faire là cette forêt ? Elle ne comprit pas, et changea de direction. Elle voulait rester dans les champs, en terres connues, sa mère lui ayant toujours dit de ne jamais en sortir. Elle marcha encore une vingtaine de minutes, et vit à l'horizon un château.
– UN CHATEAU ? Mais il est à cent kilomètres au nord du village, le château ! Que se passe-t-il ?
Elle fut coupée dans sa réflexion par le bruit d'un chariot venant du sud. C'était le chariot du prince ! Vite, elle se cacha dans un buisson, de peur d'être vue, et regarda passer à travers le feuillage ce beau prince qu'elle aimait tant ! Son cœur battait à toute allure, le sang lui montait à la tête, et elle faillit défaillir en le voyant. Long Nez resta une dizaine de minutes dans ce buisson, avant de reprendre ses esprits et de retourner vers son village. Il ne pleuvait plus, et ses parents devaient se demander où elle restait. Elle y arriva vingt minutes plus tard, et rentra chez elle. En la voyant, ses parents lui dirent le sempiternel : « Mais tu es toute mouillée ! Va donc te sécher en haut ! ». D'habitude, après cette phrase, ils repartaient au champ. Cette fois-ci, sa mère ajouta :
– Mais où as-tu trouvé ces bottes ?
Des bottes ? Ah oui, les bottes... Mais oui ! C'étaient des bottes magiques ! Comme dans le conte du Petit Poucet, son conte préféré ! Des bottes de sept lieues ! Un peu moins puissantes que les originales, mais tout de même ! Cent kilomètres en vingt minutes, c'était la seule explication possible !
– Oh, ça ? C'est Tom qui me les a données. Il sait que j'aime la pluie, et il ne voulait pas que j'abîme mes jolis pieds dans la boue.
Et ses parents partirent. Elle monta se sécher, tout en repensant à ce qui lui était arrivé. Elle pouvait arriver au château en vingt minutes. Là où habitent les farfadets, les dragons, Cerbère, et surtout, surtout, le prince ! Son prince ! C'était décidé, demain, elle s'y rendrait !
Le lendemain matin, Long Nez demanda à ses parents :
– Dites, j'ai vu une fée dans les champs, hier, et elle m'a dit de revenir aujourd'hui pour jouer avec elle. Je peux y aller ? – D'accord, à condition que tu ne fasses pas de bêtises, que tu ne t'éloignes pas trop et que tu sois de retour pour le souper ! – OK ! – Promis ? – Promis !
Alors qu'elle montait chercher ses bottes, elle entendit ses parents discuter :
– Elle me rappelle toi à son âge. Tu te rappelles, tout ce que tu inventais à ta mère pour venir me voir ? – Oh mon chéri, toutes les filles de son âge font ça, tu le sais bien !
S'ils savaient ! Elle partit donc vers le château, ses bottes aux pieds, et y arriva toujours aussi vite. Elle entra par la grande porte, et vit les merveilles du château : là, des forêts d'arbres brillants. Ici, des arbres à miel. Là-bas, des arbres à livres. Et des farfadets qui jouent dans la plaine aux lucioles. Et tout là-bas, une montagne avec une grotte de dragon. L'éclat des diamants et rubis du trésor était visible depuis si loin. Et au milieu de cette scène magique, le château. La maison de son prince. Richard Junior ! Elle se dirigea vers la forêt aux livres, et lu toute la journée. Que c'était passionnant ! Tant d'histoires qu'elle ne connaissait pas ! Tant de connaissances nouvelles, d'aventures trépidantes, avec des oiseaux de fer dans le ciel et des bouts de métal montrant des images qui bougent toutes seules. Avec des voyages dans le temps et des aliens qui débarquent sur terre. Quel bonheur ! Mais la nuit tomba bientôt, sans que Long Nez ne s'en aperçoive. Et en plus, alors qu'elle lisait, un farfadet s'était amusé à lui voler ses bottes ! Zut ! Ses parents ! Jamais elle ne serait de retour à temps pour le souper ! Elle se résolut à aller dans la forêt à viande pour manger, puis dans la forêt aux matelas pour dormir.
Lorsqu'elle se réveilla, le soleil était bas dans le ciel. Déjà le soir ? Elle aurait dormi une vingtaine d'heures d'affilée ? Ces matelas étaient tellement confortables ! Ne se sentant pas prête à dormir, Long Nez décida de faire une balade nocturne dans la forêt brillante. Que c'était beau ! Elle remarqua qu'un farfadet la regardait étrangement. Elle s'approcha, et il lui demanda :
– Comment t'appelles-tu ? – Moi ? Les gens m'appellent Bouclettes, à cause de mes jolis cheveux. Et toi ? – Je m'appelle Farfadet ! Comme tous les farfadets. – Tous les farfadets s'appellent Farfadet ? Mais comment faites-vous pour savoir qui est appelé, quand on vous appelle ? – On écoute le ton. Moi, je suis Farfadet joyeux, comme ça : Farfadet ! Tu entends ? Il faut le dire joyeusement. – Farfadet ? – Non, Farfadet interrogatif, c'est mon frère. Moi c'est Farfadet ! Farfadet ! – Farfadet ! – Ouiiii, c'est ça ! Dis-moi, ça t'arrive souvent de dormir toute une semaine d'affilée ? – Toute une semaine ? Comment cela ? – Eh bien, dans la forêt aux matelas !
Une semaine ? Ses parents devaient être morts d'inquiétude !
– Oh, oui, ça m'arrive tout le temps ! D'habitude, je prends des matelas plus cachés pour dormir, mais hier... Enfin... Il y a sept jours, j'étais trop fatiguée pour en chercher un bon. – Et tes parents sont au courant ?
Hmmm, ce farfadet allait l'ennuyer si elle disait la vérité.
– Mes parents ? Je n'en ai plus, je suis orpheline...
Elle prit l'air triste.
– Ah, ce sont tes parents qui sont morts avant-hier en cherchant leur fille disparue ? Tu es mademoiselle Farmer ? – Pardon ? – Viens, je vais t'amener à leur tombe.
Elle le suivit, choquée de ce qu'elle venait d'entendre. Ils arrivèrent dans un petit cimetière, au milieu de la forêt brillante, et elle vit sur une dalle de pierre les noms de ses deux parents : « Monsieur et madame Farmer, poursuivis et dévorés par Cerbère en cherchant leur fille dans la zone interdite. RIP. » Elle fondit en larmes. Ses parents ! Comment était-ce possible ! Elle vit le farfadet prendre un air ennuyé.
– Pourquoi sembles-tu ennuyé ? dit-elle en larmes. – Eh bien, vu ton humeur, j'ai l'impression que tu n'arriveras plus à prononcer mon nom avant un petit temps...
Elle le gifla si fort qu'il en tomba par terre. Se relevant, il sortit un petit carnet et nota : « Ne pas faire de l'humour à une jeune femme nouvellement orpheline. » Juste au-dessus, il avait déjà écrit : « Ne pas voler les bottes de sept lieues d'une jeune paysanne loin de son foyer, même si c'est marrant. » Il se frotta la joue en relevant le regard, juste à temps pour voir la deuxième venir.
– C'est toi qui as volé mes bottes ? C'est à cause de toi qu'ils sont morts ! De toi !
Et elle s'enfuit dans la forêt aux matelas, en trouva un bien caché, et pleura dessus toute la nuit, puis s'endormit.
À son réveil, le soleil se levait tout juste. Bouclettes alla dans la forêt à pain, et en mangea deux tranches. Au loin, elle vit Farfadet !
– Farfadet ! – Ah non, Farfadet fâché, c'est mon père. – Rends-moi mes bottes ! – Tu disparais une semaine, puis tu reviens juste pour me demander tes bottes ? Et tu vas aller où ? – Une semaine ? – Bah oui, tu es partie du cimetière en courant il y a six jours et vingt heures précisément. Tu as dû aller dormir, je suppose. Ne m'as-tu pas dit que tu dormais toujours une semaine ? – Ou... Oui... – Tiens, voilà tes bottes. Désolé.
Elle remarqua qu'il n'avait pas bonne mine. C'est comme s'il n'avait plus mangé depuis une semaine. Et il était griffé de partout.
– Que t'es-tu fait ? – Oh, ça... Je le méritais. Ça m'apprendra à faire de bêtes blagues.
Et il disparut.
– Farfadet ! Reviens !
Mais il ne revint pas. Un autre farfadet arriva par contre de l'autre côté.
– Ouiiii ? – Tu es qui, toi ? – Je suis Farfadet suppliant. Et toi, qui es-tu pour oser te promener dans la forêt aux matelas, réservée aux proches du Roi ?
Ces farfadets et leurs noms stupides, quel enfer ! Mais il semblerait qu'elle ait d'autres ennuis pour l'instant...
– Oh, moi ? Je suis la nouvelle chevalière du Roi. N'en avez-vous pas entendu parler ? – Ah, c'est là que vous étiez passée, Bouclettes. Ça tombe bien, on vous cherchait partout pour aller nourrir Cerbère ! Je n'aimerais pas être à votre place, je me ferais manger en deux temps trois mouvements. Heureusement que le Roi ne choisit que les meilleurs des meilleurs !
Comment ça, il y a vraiment une nouvelle chevalière du Roi. Et pourquoi l'avait-il appelée Bouclettes ? Tous ses mensonges étaient devenus vrais ! Elle était orpheline, elle se faisait appeler Bouclettes, elle dormait par tranche de sept jours, et voilà maintenant qu'elle était chevalière ? Elle tenta le tout pour le tout :
– Ah mais je l'ai nourri hier, Cerbère a déjà bien mangé, il n'aura plus faim pendant au moins un mois ! – Ah, tant mieux. Cela fait trois jours que je vous cherche, forcément, je n'ai pas eu le temps de me mettre au courant. Pensez aussi à aller balader le dragon, si vous ne l'avez pas encore fait !
Elle se dirigea donc vers la montagne avec ses bottes bleues, et vit à son pied un énorme chien à trois têtes, qui dormait le ventre bien gonflé. À côté, un parchemin contenant toutes les dates où il avait été nourri, dont la dernière, hier, signée Bouclettes. Elle se réjouit de sa petite ruse, et se dépêcha d'atteindre le dragon pour la balade. Une balade à dos de dragon ! Elle en avait rêvé ! Mais son enthousiasme fut de courte durée. Le dragon avait l'air furieux, et l'interpella d'un ton menaçant :
– Bouclettes ! – Ou... Oui ? – Je sais tout sur toi. Ton enfance, ta famille, les histoires que tu racontes, et surtout, tes sentiments ! Tu oses regarder notre prince, toi, une paysanne ? – Heu... Je... dit-elle effrayée. – Tu oses avoir des sentiments ? – Eh bien... – Réponds ! Aimes-tu le prince ? – Bien sûr que n...
Elle s'arrêta. Elle aimait le prince. Si fort. Mais si elle disait qu'elle ne l'aimait pas, alors... Ses parents, ses sommeils, son surnom, son titre de chevalière, Cerbère... Par contre, si elle disait que lui l'aimait...
– Mais lui auss...
Elle s'arrêta à nouveau. Voulait-elle vraiment qu'il l'aime par enchantement ? Un faux amour ? Un amour magique ? Dans toutes les histoires qu'elle avait lues, ce genre d'amour se terminait mal. Elle ne pouvait plus mentir, ça lui avait apporté trop de problèmes. Elle se résolut.
– Oui. dit-elle d'une toute petite voix, fermant les yeux pour ne pas se voir se faire carboniser sur place par un dragon enragé.
Mais rien ne se passa. Elle entrouvrit un œil, et vit le dragon sourire à pleines dents.
– Vous n'êtes pas fâché, monsieur le Dragon ? – Non, tu as réussi ! Tu ne pouvais t'empêcher de mentir sans cesse, et cela déplaisait au prince. Il t'a vue, ce jour où il est passé dans ton village. Il t'a vue et t'a tout de suite aimée. Mais son père ne voulait pas qu'il aime une paysanne, alors il l'a empêché de venir te voir. « Mais elle est parfaite ! » disait-il. Et le Roi lui répondait inlassablement : « C'est une paysanne menteuse, comment peux-tu la trouver parfaite ? ». Mais son fils insistant, le roi Richard a décidé de te faire passer un test, pour savoir si tu aimais le prince, et jusqu'où tu mentirais. – Un test ? C'est lui qui a fait tuer mes parents ? Vous êtes malades ! dit-elle en fondant en larmes. – Tes parents ne sont pas morts. À l'instant où tu as quitté le village, un serviteur du Roi est venu avertir tes parents de ce qui se préparait. Les pierres tombales sont fausses. Comment veux-tu que tes parents arrivent ici en moins de vingt-quatre heures ? Il n'y a qu'une paire de bottes de sept lieues dans tout le royaume ! – Vingt-quatre heures ? Ça fait deux semaines que je suis ici ! – Ah, Farfadet ! Quel farceur celui-là ! Celle-là, elle n'était pas prévue dans le test ! dit-il d'un air amusé. Mais enfin, dans quel monde ce que dit quelqu'un peut s'être réalisé subitement ? Je n'aurais jamais imaginé que tu y croies ! Sois un peu rationnelle, petite fille ! Tu lis trop de bouquins ! – Mais alors... Mes parents sont vivants ? Et le prince... m'aime ? dit-elle en écarquillant les yeux.
Le mariage fut somptueux, et tout le village put y venir. Les deux jeunes mariés volaient haut dans le ciel, sur le dos du dragon, et ils s'embrassèrent sous un tonnerre d'applaudissements. Bouclettes redescendue, ses parents la félicitèrent, les larmes aux yeux. Farfadet, s'étant remis de sa mission de nourrir Cerbère, lui apporta des pâtisseries de la forêt aux mille et une surprises. Elle le prit dans ses bras et le serra tout fort contre elle. Le petit farfadet rougit. Et c'est ainsi que l'histoire de Bouclettes s'acheva. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants.
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