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L'horloge accrochée tout en haut de la tour Milton Friedman rythmait la vie des citadins depuis des décennies. Un peu partout en ville, de grands écrans diffusaient les images du célèbre cadran, permettant aux gens d'être toujours à l'heure, où qu'ils se trouvent, et les invitant à ne pas perdre une seule seconde de leur temps précieux. Posté sous l'écran géant de la Grand Place, Éric observait les passants qui défilaient en un flux ininterrompu, presque homogène, avant de s'engouffrer dans la bouche du métro et d'être emportés au loin, par leur vie trépidante, leur prochain rendez-vous, leurs courses ou leur travail. Il était très dur d'attirer l'attention de quelqu'un à une heure de rush. « Madame, s'il vous plaît... » « Monsieur ?... », disait Éric en surgissant devant les passants. Mais ceux-ci le contournaient en faisant un écart, feignant de l'ignorer, et continuaient leur chemin. Depuis dix minutes qu'il était là, posté entre l'écran géant et l'entrée du métro, ses tentatives d'approche étaient restées vaines.
Lorsqu'un vieil homme, un peu perdu, la démarche hésitante, s'approcha du plan du métro en sortant ses bésicles, Éric se dit qu'enfin la chance lui souriait. Alors que l'homme ajustait d'une main ses lunettes, et faisait glisser de l'autre son doigt le long de la ligne 15, il s'introduisit. « Puis-je vous aider, monsieur. Où allez-vous ? » « Vous êtes bien gentil mon garçon, mais je vais me débrouiller », répondit l'autre avec un sourire poli. Puis il se concentra de nouveau sur le plan. « Dans ce cas-là, c'est moi qui aurais besoin de votre aide », dit Éric en se raclant la gorge. Le vieux monsieur se tourna à nouveau vers Éric, et l'interrogea du regard. « Pourriez-vous répondre à quelques questions... », dit-il, tout en sortant de la poche extérieure de sa veste un tableur numérique. « Il s'agit d'un sondage à propos du multimédia. » Le vague éclat de curiosité teinté d'inquiétude qui avait illuminé un instant le regard du bonhomme s'éteignit soudain. « Ah non, désolé, je ne réponds pas aux sondages », fit-il d'un ton agacé, avant de tourner les talons. Éric resta planté là, silencieux, regardant le vieil homme s'éloigner, et jura intérieurement, exaspéré. Combien de temps allait-il encore rester là à espérer trouver quelqu'un d'assez aimable pour répondre à son sondage ? Il était payé au questionnaire et ne pouvait pas se permettre de perdre ici un temps précieux. Glissant la main dans la poche extérieure de sa veste, il sentit la poignée du paralyx et la saisit. Jusqu'ici, il s'était interdit d'abuser de son arme paralysante, dont l'utilisation était d'ailleurs parfaitement illégale, mais il y avait des jours où on ne pouvait simplement pas faire autrement. Il s'approcha du petit vieux, lui agrippa l'épaule et le ramena de force près du plan de métro, à l'écart de la foule, pendant que celui-ci protestait vivement. Une fois que sa victime fut adossée au panneau, il dirigea discrètement l'arme vers lui et appuya sur le bouton rouge. Il y eut alors un flash blanc presque imperceptible au grand jour. « Je ne peux plus bouger ! », s'exclama alors le papi, paniqué. Ça n'était pas tout à fait exact. Il avait encore la maîtrise de ses muscles faciaux. C'était d'ailleurs tout l'intérêt de ce gadget : empêcher tout mouvement du corps et des membres et laisser à la victime la possibilité de parler. « Rassurez-vous, lorsque j'appuierai sur ce bouton vert, dit Éric en lui montrant l'arme, vous retrouverez votre mobilité. Mais avant cela, vous allez répondre à mes questions. » Comprenant qu'il n'avait pas le choix, l'homme souffla bruyamment. Éric commença à lire les questions. « Possédez-vous un ordinateur, un téléphone mobile, un appareil photo numérique ? » Son interlocuteur, contraint de se prêter au jeu, répondait machinalement. « Oui, non, non, oui, oui, ne sait pas. » « Pouvez-vous me citer une ou plusieurs marques d'ordinateurs ? » Le papi déclina les noms qu'il connaissait et le questionnaire continua ainsi pendant dix longues minutes. « C'est bientôt fini ? » demanda enfin l'homme qui fatiguait. « Pas tout à fait », répondit Éric un peu inquiet. Il s'apprêtait à attaquer la partie la plus pénible du questionnaire et espérait que le petit vieux ne tourne pas de l'œil avant la fin. « Seriez vous intéressé par l’offre 2 h de communications gratuites sur votre téléphone portable + 1 accès Internet à 32,90 dollars/mois + 1 bouquet de 30 chaînes sports. Tout à fait, plutôt, plutôt pas, pas du tout ? » « Je vous ai dit que je n'ai pas de téléphone portable », répondit le bonhomme d'un ton las. « Peu importe, c'est purement hypothétique », précisa Éric. Puis il continua de décliner une liste infinie de packs et autres formules, indigestes rien qu’à la lecture. Enfin, dernière ligne droite du questionnaire, il interrogea sa victime sur ses hypothétiques « désirs d'achat ». « Si vous deviez acheter aujourd'hui un lecteur DVD, quelle marque choisiriez-vous ? Senkaï, Samsung, Toshiba ? » « Tout ça pour moi, c'est du chinois » « Du japonais », rectifia Éric, pointilleux. Le regard vitreux du petit vieux ne le fixait plus depuis un moment déjà. L'enquêteur lui donna une claque sur la joue et le type sursauta. « Allez. Encore un effort », dit Éric comme s'il s'adressait à un enfant qui rechignait à finir sa soupe. « Vous préfèreriez un disque dur de quelle capacité ? 120, 600 ou 900 gigas ? » « J'en peux plus », souffla le papi qui était sur le point de craquer. Il restait pourtant une bonne quinzaine de questions, se disait Éric, et le sondé devait répondre à toutes, sans exception, quitte à dire n'importe quoi. Car tout le monde devait avoir un avis sur le Net 4.0, sur la dernière génération de caméras numériques H.D, sur les protocoles d'accès machin et les cybertrucs bidules. Personne n’y échapperait. Ni les mamies les plus réfractaires à l'outil informatique ni les indiens d'Amazonie ! Éric souffla, fatigué. Il avait la sensation que ce travail le vidait lentement de son énergie, et que son corps, perdant sa consistance, allait s'affaler au sol d'un instant à l'autre, telle une enveloppe vide. Son téléphone se mit alors à bourdonner, le tirant de ce sentiment déprimant qui était sur le point de l'engloutir.
Un message texte s'afficha sur l'écran du Nokia. C'était sa boîte d'intérim qui lui proposait un contrat à durée indéterminée auprès d'un institut de sondages situé à l'autre bout de la ville. Il serait payé non pas au questionnaire mais à l'heure, à un tarif plus élevé que la moyenne. Le message de sa boîte d'intérim se terminait par cette formule limpide : « Premier arrivé premier servi ». Aucune heure de rendez-vous. Cela signifiait qu'Éric devait traverser la ville au plus vite pour arriver avant ses concurrents. Finir le sondage multimédia lui prendrait trop de temps. Il n'aurait qu'à donner lui-même des réponses bidon aux dernières questions. Personne ne le surveillait après tout ! Il saisit son paralyx, le dirigea vers son interlocuteur et appuya sur le bouton vert. Lorsque le petit vieux se rendit compte qu'il pouvait à nouveau bouger, il sauta au cou d'Éric, bien décidé à lui rendre la monnaie de sa pièce, mais l'enquêteur, qui avait anticipé sa réaction, esquiva son agresseur et plongea dans la marée humaine. Celle-ci l'emporta au loin vers l'entrée du métro, empêchant le papi de le rattraper.
Éric avait déjà dû laisser passer deux rames bondées. Parmi la foule amassée sur le quai, il attendait le prochain métro, impatient. Au-dessus de sa tête, sur l'écran plat suspendu à la voûte de béton, les aiguilles de l'horloge tournaient, tournaient... Soudain, l'image de l'horloge disparut pour laisser place à un document vidéo. Il s'agissait de la rediffusion du discours du président, qui s'était adressé la veille aux citoyens. C'était une de ces allocutions importantes, qui n'étaient données par le chef de l'État que dans les moments les plus graves.
« Chers concitoyens, chères concitoyennes, nous traversons en ce moment les heures les plus sombres de notre histoire. La récession économique détruit chaque jour un grand nombre d'emplois et épuise les forces vives de la nation. Nos entreprises se voient dans l'obligation de délocaliser leurs activités à l'autre bout du monde. Dans les rues, les sans-abri sont désormais légions. Nos services sociaux, débordés, tentent de venir en aide aux plus pauvres, mais la charge est trop importante, et l'État n'a plus les moyens de cette politique de charité. C'est dans ce contexte difficile que je m’adresse à vous ce soir, afin de vous soumettre le plan que j’ai élaboré avec le gouvernement. Si celui-ci remporte votre adhésion, je le mettrai en place immédiatement, en étroite collaboration avec les ministres concernés. Vous n’êtes pas sans savoir que le chômage est un drame qui peut briser des vies. Notre plan consisterait à endormir les demandeurs d’emploi, leur épargnant ainsi des mois, voire des années de malaise ou de dépression. Grâce aux économies réalisées par la suppression des allocations chômage, nous pourrons financer la reprise en main du pays. Bien entendu, les inactifs seront réveillés dès qu’un emploi adapté à leurs compétences se libèrera. Chers concitoyens, chères concitoyennes, je vous laisse maintenant juger ce projet par vous-mêmes, en votre âme et conscience, et vous souhaite une bonne fin de soirée. »
Parmi la foule qui attendait le métro, des cris, des insultes et des sifflets ponctuèrent la fin du discours du président. Éric s'imagina inconscient dans un lit d'hôpital, attendant une embauche providentielle comme la belle au bois dormant le baiser de son prince charmant. Le problème, c'est qu'il y avait dans tout le pays des millions de « petites mains » aussi qualifiées – ou aussi peu qualifiées – que lui. Une fois qu'il serait endormi, la roue de la fortune pourrait tourner longtemps avant qu'on le ranime. Car il ne fallait pas s’y tromper. Le « sommeil » vendu par le président serait ni plus ni moins un coma forcé. Un adepte du Parti Immobiliste, présent sur le quai parmi la foule, parla alors à voix haute. « Le monde s'emballe comme un cheval fou ! Il faut tout arrêter, immédiatement ! » Tout arrêter, c’était bien gentil, pensait Éric, mais comment ? Comme beaucoup de gens, il avait le sentiment qu’on allait droit dans le mur, pied au plancher, mais il ne voyait pas comment freiner avant l’impact. On pouvait peut-être bloquer des réformes, empêcher certaines lois d'être votées, mais pouvait-on interdire la surconsommation, contenir l’accroissement de la population mondiale, stabiliser le climat, stopper la prolifération nucléaire, empêcher la World Company de racheter la Terre entière pour la revendre à la découpe ? Le métro arriva alors, aussi bondé que les précédents. L'ouverture des portes révéla une rame pleine à craquer. Quelques passagers descendirent, aussitôt remplacés par d'autres, alors qu'une foule de plus en plus compacte s'amassait sur le quai. Pendant ce temps, le discours du président était à nouveau diffusé sur l'écran suspendu à la voûte du souterrain, et une nouvelle fois hué. L'adepte du Parti Immobiliste refit entendre sa voix : « Avec le Parti Immobiliste, arrêtons cette politique inhumaine ! » « On n'en veut pas de ta secte ! », cria quelqu'un. Le ton monta alors entre les supporters du parti et ses détracteurs, et une bagarre générale s'ensuivit. Éric prit alors la tangente et s'engouffra dans l'un des couloirs qui menaient à la sortie.
En chemin, il sortit son téléphone de sa poche, pour noter l'adresse de la société +2com, communiquée par sa boîte d'intérim. 1, avenue Ronald Reagan, Tour Milton Friedman, 33e étage, entrée 227-B. Mince alors ! Il s'agissait ni plus ni moins de la tour où siégeaient le gouvernement et ses multiples organes ! Alors qu'il relisait l'adresse, incrédule, Éric sentit son téléphone portable lui échapper. Un type au crâne chauve, posté devant lui, l'air pas commode, venait de le lui arracher. À ses côtés, un autre homme, chauve lui aussi, regardait l'appareil d'un air dégoûté. « Dis donc, ça t'a coûté combien, cette merde ?! », lui demanda le premier « Euh... je ne me souviens plus », fit Éric, inquiet... « Si tu veux, prends-le ! », dit-il en tremblant, croyant avoir à faire à des voleurs. Le chauve marqua un temps d'arrêt et jeta son téléphone à Éric, qui le rattrapa au vol. « Tu te fiches de nous ou quoi ? T'as vu ça ? », dit-il en pointant son crâne rasé. « Tu sais ce que c'est ? » « Ben... J'imagine que vous êtes des skinheads », supposa Éric. Les deux types se mirent à rire à gorge déployée. « P'tain, c'est la première fois qu'on me la fait celle-là. Des skinheads! » « Dis-lui ce que c'est », demanda le premier à son pote. « C'est la chimiothérapie espèce de con ! » « On est malades et en ce moment, tu nous pollues la tête avec les ondes mortelles de ton téléphone ! » Éric remarqua alors le teint pâle et cireux des deux hommes. Ils ne devaient pas être en très grande forme en effet, mais la haine semblait leur donner une certaine énergie. Celui qui avait parlé le dernier prit Éric par le colback et le plaqua contre le mur, pendant que l'autre lui faisait la morale... « Alors ton gadget, tu peux te le foutre là où je pense ! » Sentant que la situation allait tourner au vinaigre, Éric porta sa main à la poche de sa veste, pour saisir à nouveau son paralyx. En un geste vif, il réussit à immobiliser simultanément ses deux agresseurs avant que ceux-ci ne puissent l'empêcher de tirer. Une fois figés sur place, ils l'insultèrent copieusement. Éric se mit à sourire, ravi, et leur fit des grimaces. Il serait bien resté là à les narguer, mais le temps pressait. Ah ! S'il avait pu, il aurait bien mis le monde entier en pause avec son paralyx.
Une fois arrivé à l'extérieur, il abandonna immédiatement l'idée de prendre le bus. Les transports en commun de la surface étaient aussi bondés que les rames du métro et les pousse-pousse étaient pris d'assaut, tout comme les vélos de location. Il n'avait donc plus qu'une solution pour arriver dans les temps à son rendez-vous : courir. Éric s'élança, adoptant une allure moyenne qui lui permettrait de parcourir sans s'essouffler les trois kilomètres qui le séparaient des locaux de la société +2com. Après deux cents mètres de course sur les trottoirs, il entendit plusieurs coups de sifflet derrière lui. Il s'arrêta, se retourna et découvrit un policier en uniforme qui le rejoignait à grandes enjambées. Zut alors ! Il n'aurait pas dû utiliser deux fois de suite son paralyx. À coup sûr, il s'était fait repérer et voilà qu'on venait l'arrêter. Pourtant, Éric réussit à prendre un air innocent et salua l'agent avec courtoisie. « Monsieur, pouvez-vous me montrer votre carte dépass-air ? », lui demanda-t-il. « Ma quoi ? » s'étonna Éric perplexe. « Votre carte dépass-air, s’il vous plaît. » « Je ne sais pas ce que c’est », admit-il, incrédule. Le policier prit un air las. « Vous venez de courir. Vous avez donc émis dans l'atmosphère une grande quantité de CO2. J'imagine que vous avez entendu parler du réchauffement climatique ? ». Éric était stupéfait. « C’est une blague ? » « En aucun cas monsieur. La course à pied et les efforts physiques intenses sont des activités extrêmement polluantes. Pour avoir le droit de les pratiquer, vous devez payer le forfait dépass-air, à 31,7 $ par mois. » Éric jeta un œil aux voitures polluantes dispersant leurs gaz d'échappement dans l'air, et se représenta mentalement les usines, à l'extérieur de la ville, qui carbonisaient l'atmosphère de leurs émanations toxiques. Il se retint de faire une remarque au policier, et fataliste, laissa ce dernier remplir une contravention de 45 $. « Vous avez trente jours pour payer, monsieur ». L'agent ajouta « Je vous souhaite une bonne journée », le salua d’un signe de tête, et s’éloigna rapidement.
Éric souffla, usé. Quarante-cinq euros ! Il lui faudrait une journée de travail bien remplie pour payer cette somme, et plus le temps passait, moins il avait de chance de décrocher ce contrat. Et avec cette histoire insensée de carte dépass-air, il ne pouvait plus se permettre de courir sans risquer de se faire à nouveau verbaliser. Il tenta de faire de l'auto-stop, mais personne ne daigna s'arrêter pour le prendre. Après une heure et demie de marche à travers les vapeurs d'échappement, il leva la tête et vit au loin la célèbre horloge accrochée tout en haut de la tour Milton Friedman, donnant l'impression que le bâtiment d'État surveillait la ville de son œil rond. Si l'entrée nord de la tour, surveillée par un cordon de policiers, était interdite au public, l'entrée sud, par contre, était accessible au tout-venant, moyennant un filtrage de sécurité. Après un passage par le détecteur de métaux et une fouille corporelle rapide, Éric prit un ascenseur qui lui fit gravir en deux minutes les cent quinze étages de l'immeuble. Les locaux de +2com avaient été construits juste derrière l'horloge géante qui surplombait la ville. En longeant les couloirs en compagnie du DRH, Éric remarqua que chaque bureau était éclairé par les grandes vitres qui formaient le vaste cadran. Monsieur Novak était maintenant assis face à lui, devant le panorama de la ville. Il était en train d'étudier son CV avec une grimace de contrariété. « Je vois que vous avez des expériences dans l’administratif, vous avez été livreur puis animateur dans un centre social. », dit-il d'un ton soucieux avant de se repositionner dans son fauteuil. « C'est un profil un peu atypique. » Éric souriait comme un imbécile, ne sachant que répondre. Novak laissa passer un silence, comme pour mettre la pression à son candidat. « Ceci dit, je veux bien vous laisser votre chance, mais comme vous le savez, les temps sont durs. Je ne peux vous payer qu’à soixante-dix pourcent du tarif habituel. » « Bien sûr ! », répondit Éric sans sourciller. « Par contre, vous avez la possibilité de toucher des stock-options », souligna le directeur. « Et là, ça peut être le pactole ! » Le regard d'Éric s'illumina. « Ah oui ? » Le visage de Novak, qui avait l’étrange aptitude de passer en un clin d’œil d’une expression à l’autre, se renfrogna. « Tout à fait ! Mais pour cela, vous devrez renoncer à dix pourcent de votre salaire ». Dans un éclair de lucidité, Éric demanda, inquiet : « Vous voulez dire dix pourcent des soixante-dix pourcent du salaire habituel ? » Novak fit un geste vague pour éluder la question. « Bien sûr, ça n’est qu’un début. +2com est une grande famille dont chaque membre a la possibilité d’évoluer selon ses compétences. Si ça se trouve, dans deux ans, vous m’aurez déjà remplacé derrière ce bureau. » Et il se mit à rire. « Ah ah ah ! » Éric fit de même, gagné par la bonne humeur de son interlocuteur, mais Novak s'arrêta net pour griffonner quelque chose sur une feuille. Pressé de conclure, il tendit la feuille à Éric. C'était son contrat. Le jeune homme signa à son tour, sans même prendre le temps de lire ce qui y était écrit, puis Novak se leva d’un bond, fit le tour du bureau, et serra la main de sa nouvelle recrue, comme s’il s’était agi d’un seul et même pas de danse. Puis il salua Éric. Ce dernier prit l’ascenseur et quitta l’immeuble. Il sortit de son sac le contrat qu’il venait de signer, survola les articles essentiels et réalisa qu’il venait de se faire rouler dans la farine. Les stock-options évoquées par Novak n'étaient mentionnées nulle part.
...
Cela faisait maintenant plusieurs semaines qu'Éric avait été embauché, et il se sentait étouffer. Les conditions de travail étaient pourtant beaucoup plus confortables que lorsqu'il travaillait dans la rue. Ici, l'air était conditionné, on était assis toute la journée sur un siège ergonomique, et on interrogeait les gens au téléphone. Il y avait un distributeur de confiseries en salle de pause et même une télé pour se détendre à la cafétéria. En fait, cette boîte était parfaite, et les enquêteurs eux aussi devaient être parfaits. Il fallait avoir une diction impeccable, ne pas faire durer trop longtemps les questionnaires, et surtout avoir « le sourire qui s'entend au téléphone ». Il venait à peine de raccrocher le téléphone que le voyant orange de la cellule sourire, situé juste en dessous de la caméra qui filmait son visage en permanence, se mit à clignoter. Éric retira son casque et décrocha sa ligne interne. Il entendit la voix tatillonne de la vigie. « Lors de ton dernier questionnaire, le ratio hauteur-largeur de ton sourire était de 0,6. La moyenne est de 0,8. Essaie de ne pas tomber en dessous. Merci. » « Ok », fit Éric en soufflant. Il se tourna vers le poster niaiseux accroché sur le mur, montrant le visage d’un télé-opérateur au sourire radieux, et tenta de l’imiter, mais il n’arriva à obtenir que des sourires crispés. Il devait bien admettre que l'étude pour laquelle il avait été embauché ne le mettait pas en joie. Le projet du gouvernement concernant le sort réservé aux chômeurs était soumis à l’appréciation des citoyens via des sondages réalisés par +2com. Jusqu'ici, Éric n'avait jamais réalisé que des sondages dits « de consommation ». Ce travail lui avait souvent semblé absurde voire stupide, mais jamais auparavant il ne s'était trouvé devant un tel cas de conscience. Au début, il s'était prêté à l'exercice sans broncher, mais au fil des jours, le côté pervers de cette soi-disant « étude » avait fini par lui apparaître. « Approuvez-vous la modernisation du traitement du chômage ? ». Présentée de cette manière, qui aurait pu être contre cette idée ? Bien évidemment, les gens s’y montraient majoritairement favorables. D'autres questions avaient bien le mérite d’aborder le fond du sujet, mais leur formulation était si compliquée que les gens peu instruits ou peu attentifs répondaient l’inverse de ce qu’ils avaient en tête, et ils étaient malheureusement les plus nombreux. « Je vais vous citer des affirmations, et vous allez me dire si vous êtes tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord ou pas du tout d’accord. Première affirmation : avec le projet de loi consistant à plonger les chômeurs dans le coma, je risque de perdre plusieurs années de ma vie. À l’autre bout du fil, une voix d’homme, bourrue, impatiente, répondit du tac au tac :
– Ah non, ch’uis pas d’accord ! C’est dégueulasse. Moi, j’suis au chômage depuis trois ans et j’ai pas envie qu’on m'endorme ! Hé ! Ça va pas la tête, il est malade eu’l président !
Poliment, Éric coupa le monsieur énervé :
– Donc pour bien comprendre, est-ce que vous approuvez ce projet de loi concernant les chômeurs ?
– Ah ben ça non. Pour perd’ des années de ma vie ? Et ça va pas là !
Mais cette précision n’était pas suffisante pour qu’Éric note une réponse. Il devait entendre son interlocuteur citer clairement l’une des réponses proposées. C’était l’une des règles essentielles de son travail.
– Très bien. Donc je vous redis la phrase : « Avec le projet de loi consistant à plonger les chômeurs dans le coma, je risque de perdre plusieurs années de ma vie. » Êtes-vous tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord ou pas du tout d’accord avec cette affirmation ?
Le monsieur embraya à nouveau :
– Ah non. Pas du tout d’accord ! J’en veux pas de cette loi et comptez sur moi pour descend’ dans la rue s’ils veulent la faire passer d’force ! »
Vaillant, Éric tenta son va-tout : la clarté.
– En fait, ce que j’essaie de vous faire comprendre monsieur, c’est que si vous répondez « Pas du tout d’accord », vous répondez en fait l’inverse de ce que vous voulez dire.
Le type s’emporta :
– Ah bah si elles vous vont pas mes réponses, eh ben moi j’raccroche !
Sitôt dit sitôt fait : après le crunch fatal du raccrochage de téléphone, Éric n’entendit plus que le bip accusateur de la ligne désormais vacante. Il ne savait pas exactement ce qui le gênait le plus dans ce sondage. Le fait que les gens étaient en train de se faire rouler dans la farine, l'idée de participer à cette honteuse manipulation ou la perspective d'être un jour lui-même plongé dans un coma artificiel qui risquait de durer une éternité ? Sans doute les trois à la fois.
Le témoin lumineux de sa ligne interne clignota. Il retira son casque et décrocha le combiné, pour entendre la voix sèche de sa chef, qui le convoqua immédiatement. C'était une jeune femme blonde, coiffée d'un chignon strict, qui passait toujours en coup de vent dans les couloirs. Quand on parlait d'elle, on disait toujours mademoiselle Dewilt. Personne ne connaissait son prénom. Elle accueillit Éric dans son bureau avec le sourire le plus bref de toute l’histoire des sourires et alla droit au but, avec un air passablement contrarié. « Éric, je vous ai écouté, et ça ne va pas du tout. Je vais être obligée de faire une SIA. » « Une quoi ? », demanda-t-il dubitatif. « Une SIA. », répéta mademoiselle Dewilt sur un ton d’évidence. À +2com, il y avait des abréviations pour tout et Éric ne retenait jamais ce qu’elles étaient censées désigner. Les réponses aux questionnaires étaient dépouillées par le BO (back office), quand on voulait prendre une pause pour aller aux toilettes, il fallait demander une autorisation au SH (service hygiène), et pour parler d’une interview au téléphone, il était plus chic de dire ITV. Mais SIA, Éric n’en avait jamais entendu parler. Aussi lasse qu’indulgente devant ce manque de culture d’entreprise, mademoiselle Dewilt daigna traduire l’abréviation : « Une situation inacceptable. » Toujours aussi pédagogue, elle expliqua à Éric qu’il avait enfreint deux règles élémentaires du travail du télé-enquêteur. Tout d’abord, il avait reformulé une question à sa manière, ensuite, il avait insisté auprès de la personne interrogée pour que celle-ci change sa réponse. Sa chef expliqua à Éric que +2com avait signé une charte engageant l’entreprise et ses salariés à ne pas manipuler l’opinion des panels et à ne pas tronquer la réponse des sondés d’une quelconque manière. Le respect de cette charte impliquait donc qu’il devrait remplir une fiche SIA attestant ses manquements. Mademoiselle Dewilt tendit la fiche à Éric, qui lut l’entête, rédigée comme un procès-verbal : « Le salarié reconnaît les fautes suivantes… » Plus bas, étaient énumérés ses péchés. Avec un sourire narquois, il fit remarquer que les sondages de +2com étaient de toute façon pensés pour manipuler l’opinion. Il s’étonna lui-même de la franchise de sa remarque et rougit de son audace. « C’est ainsi que tu considères ton travail ? », s’étonna la chef, choquée. Elle reprit la fiche et rajouta une remarque au stylo. De colère, Éric saisit la feuille, la signa à toute allure, sans même regarder ce que son supérieur venait d’y inscrire. Au diable ces intimidations administratives, uniquement pensées pour infantiliser les employés ! Puis il quitta le bureau en claquant la porte.
À contre-cœur, il retourna à son poste et réalisa trois sondages d’affilée, en respectant les consignes à la lettre, bien conscient que son travail validait la politique scandaleuse du gouvernement. Le témoin de la cellule casque se mit à clignoter. On lui fit remarquer que le ratio de son sourire était passé sous la barre fatidique de 0.4 et qu’il risquait pour cette faute une retenue sur sa fiche de paie. Il se tourna vers l’image de l’employé idéal, épinglé au mur, qui servait de RS, c'est-à-dire « référence sourire », comme disaient les larbins de la CC, plus connue sous le nom de « cellule casque ». À nouveau, il sentit la colère bouillonner dans son ventre. Ça faisait des années qu’il faisait ce genre de travail, mais il avait rarement ressenti une telle rage auparavant. Incapable de se retenir, il saisit son stylo, bondit de son siège, et le planta frénétiquement à plusieurs reprises dans le poster, tout en criant.
…
Dans un état second, Éric venait toujours travailler, attendant que son contrat pour +2com se termine. Après son pétage de plombs, Novak l'avait licencié sur le champ. Il n'avait plus qu'un mois à bosser et devait se mettre en vitesse à consulter les offres d'emploi s'il ne voulait pas finir au placard. C'était le nom qu'on avait donné à cet hôpital désormais en construction qui allait accueillir sous peu les condamnés au sommeil forcé. Quatre-vingt-deux pourcent des citoyens avaient approuvé l'idée d'endormir les chômeurs. C'était du moins les chiffres avancés par +2com. Une fois la population embobinée, le gouvernement n'avait pas perdu de temps. Dans la foulée du « référendum par sondages », la loi avait été votée. Du coup, Éric n'arrivait plus à dormir. Tout son corps résistait, comme si un mécanisme de survie s'était mis en route dans sa tête. Il était fatigué, du matin au soir, et s'assoupissait devant son ordinateur. Finalement, le sort réservé aux chômeurs n'était peut-être pas si terrible que ça, finissait-il par se dire. Dormir pour l'éternité, quoi de plus reposant ?
Un sifflement exaspérant le tira du sommeil. Il fit une grimace de douleur avant d'ouvrir les yeux. Une lettre se dupliquait à l'infini sur l'écran du clavier : hhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh... Il se redressa et le sifflement de l'ordinateur cessa. Il se sentait tout endolori. Sa tête, qui avait reposé sur le clavier un temps indéterminé, lui faisait mal. La première chose qui attira alors son attention fut le mur où était encore accroché le poster qu'il avait lacéré quelques jours auparavant. Le sourire de l’employé idéal défiguré était devenu un rictus grotesque. Éric arracha le poster et regarda les trous laissés dans le mur par les coups de stylo. Des faisceaux de lumière intense traversaient les petits cratères. Le plateau sondages, réalisa-t-il soudain, se trouvait juste derrière la partie centrale de l'horloge. Ce mur protégeait donc son mécanisme. Éric sentit un malaise indéfinissable le parcourir. Il s'approcha et regarda à travers les trous. Roues crantées, ressorts, axes métalliques s'enchevêtraient en un chaos indescriptible. Il n'y connaissait rien en horlogerie, mais il était évident que le mécanisme qu'il avait sous les yeux avait été endommagé. À un point tel qu'il ne tournait plus. Éric se sentit rougir. Merde alors ! J'ai bousillé l'horloge de la ville ! Terriblement embarrassé, il retourna discrètement à son bureau pour reprendre son travail, espérant qu'il n'allait pas se faire disputer une nouvelle fois par un supérieur. C'est à ce moment-là qu'il remarqua le silence autour de lui. Pas un bruit de clavier, pas une voix d'enquêteur parlant au téléphone. Il balaya la salle du regard et vit que ses collègues étaient pourtant à leur poste, mais ils étaient parfaitement immobiles, comme si quelque plaisantin les avait bloqués avec un paralyx. Il s'approcha de l'un d'eux et vit que son visage était figé comme un masque de cire. Il en était de même de tous les enquêteurs présents dans la salle. Éric, saisi d'un vertige, traversa en trombe les locaux de +2com. De mademoiselle Dewilt au directeur, personne n'avait échappé à l'étrange phénomène paralysant. Aux étages inférieurs de la tour, c'était le même spectacle qui l'attendait. Les gens étaient tous figés dans un mouvement que la fixité rendait absurde. L'ascenseur n'étant pas opérationnel, Éric dut descendre à pieds jusqu'au rez-de-chaussée. Dehors, la ville toute entière, ses piétons, son trafic étaient en pause. Il jeta un œil à l'horloge en haut de la tour, dont les aiguilles étaient arrêtées, et s'assit près d'une fontaine dont les gerbes d'eau s'étaient figées en stalactites. Éric saisit une perle cristalline entre ses doigts et la fit rouler dans la paume de sa main. Puis il ferma les yeux pour mieux apprécier le silence surnaturel qui avait enrobé la ville. Une angoisse l'avait saisi au moment où il avait découvert ses collègues pétrifiés, mais ça n'avait rien à voir avec la peur de l'inconnu ou de l'irrationnel. Il s'était simplement senti coupable, mais sa peur venait de se dissiper. Maintenant qu'il découvrait que tous les citadins avaient subi le même sort, plus personne ne pourrait l'accuser d'avoir stoppé le cours du temps. C'était pourtant bien ce qu'il avait fait. Il repensa alors aux adeptes du Parti Immobiliste et réalisa qu'il venait de mettre en application leur programme. Il resta assis sur la fontaine de longues minutes, à ne penser à rien. Comme c'était reposant de pouvoir se soustraire à l'effervescence fatigante du monde, de pouvoir faire le vide, enfin ! Au bout d'un long moment, pourtant, un bruit tout d'abord à peine perceptible attira son attention, un bruit régulier, comme le tic-tac d'une horloge. Il souleva la manche droite de son pull-over et regarda la montre à son poignet. Elle était évidemment arrêtée. Mais alors d'où provenait ce bruit ? Il traversa la ville endormie à la recherche d'une explication. Où qu'il aille, le bruit le poursuivait. Même en fermant les oreilles, il l'entendait...
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Au niveau -4 du placard, le vigile qui surveillait les chômeurs endormis leva les yeux vers la pendule au tic-tac si agaçant. 22 h 12. Il lui faudrait encore attendre quatre heures avant d'être relevé et il était déjà si fatigué ! Il regarda distraitement le nom de l'occupant du lit juste en dessous de l'horloge : Éric Grey. On pouvait lire une tension sur son visage. Et pourtant, se disait-il, j'aimerais tellement être à sa place !
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