1 Entités célestes et bêtes infernales ? Je ne peux vous éclairer. D'aucuns voient en moi un agnostique. Un éternel incertain à la recherche de la preuve. Je n'ai jamais nié la présence d'un être supérieur et tout-puissant, je n'ai jamais craché sur l'Église et ses fervents porte-parole en toge, je n'ai jamais répudié les croyants et le dogme qu'ils prônent. Mais, à mon grand dam, je n'ai pu déceler la preuve. Celle qui m'aurait fait rentrer dans les rangs. J'aurais alors arboré une croix et prié le Christ, son Père et le Saint-Esprit. Jamais, je n'ai pu me persuader qu'une présence divine arpentait le monde au-delà des nuages. Pourtant, aujourd'hui, je donnerais tout pour savoir qu'un Créateur omniprésent et bienveillant veille sur nous. Qu'Il protège nos petites vies. Qu'Il effraie les créatures du Mal. Car, croyez-moi, après ce que mes yeux m'ont permis seulement d'imaginer, j'ai la preuve que l'Enfer régit cette terre. Que sa bile volcanique et infâme dévore les entrailles souterraines et que sous nos pieds, les démons, si tant est que l'on puisse les nommer ainsi, rient de notre crédulité. Et si, d'après la Bible, le Seigneur du Mal, Lucifer, a déchu après ses actes ignominieux, ce n'est qu'un mensonge. Car le Mal rôde partout. Sur terre comme au ciel. Nous sommes en l'an 1316, dans le royaume de France et, moi, chevalier Rainier de Lyon, m'apprête, sur ces quelques morceaux de feuilles cornés et gondolés par l'eau de pluie, à vous conter mon histoire terrible et presque ineffable. Je tenterai quand bien même et avec mes mots, aussi limités soient-ils pour dépeindre ce que mes frères d'armes et moi avons vécu, de vous narrer avec précision les faits de cette aventure. Pour finir, je vous mets en garde. Si votre esprit n'est pas assez stable ou audacieux, ne franchissez pas ces quelques lignes, car si tel est le cas, vous le perdrez au fil des lettres qui s'écouleront sous vos yeux. La démence est proche. La mienne est déjà là ; elle me sourit, moqueuse et sardonique. La Mort la seconde. L'aube point. D'ici peu, le jour sera levé et je ne serai plus.
2 Aussi idiot et étonnant que cela puisse paraître, après ces événements si pesants pour mon esprit peu préparé, j'en viens parfois à oublier comment cette histoire a débuté. Vu d'ici, l'âme lourde de peine et la mémoire chamboulée, tout cela ne paraît que formalité. Pourtant, le moi encore immaculé de l'horreur dans laquelle je me suis embourbé, et que je vais vous rapporter, prenait cette mission au sérieux. Sérieux, je l'étais. Immanquablement. Il en était de mon devoir. En tant que chevalier vassal du comte de Lyon, je me devais de représenter ses propres valeurs ainsi que celles de la chevalerie et du gentilhomme. Surtout que pour cette mission, nous franchissions les frontières du comté afin de rejoindre le comté presque limitrophe de la Bresse. Notre comte Henry de Lyon se targuait de posséder le maréchal-ferrant le plus virtuose du royaume de France. Du moins, il était renommé, et à juste titre, pour ses talents dans le domaine du soin animal. Car la forge de fer n'est pas l'unique occupation de ce métier, comme beaucoup le pensent. La santé des chevaux ainsi que le traitement de leurs blessures et de leurs maladies leur reviennent. Le comte de Lyon et son homologue de Savoie, connus pour être d'intimes amis, se rendaient régulièrement des services. C'était la raison de cette mission. Depuis quelques semaines, les bêtes du comte savoyard se comportaient de façon inhabituelle. Ainsi, il s'était tourné vers son cher ami lyonnais afin d'acquérir l'aide du maréchal-ferrant dont le renom se parait d’éloges dithyrambiques. Bien évidemment, notre comte avait accepté mais c'était le spécialiste hippique qui avait posé des conditions. Il réclamait une escorte armée et aguerrie afin de le couvrir lors de ce long et périlleux voyage. En effet, sur les routes, nul n'est à l'abri des dangers et les bandits de grands chemins s'y font nombreux et virulents, comme une migraine chronique. Voici que s'amorce mon atroce descente vers un monde inconnu et terrifiant de par ce qu'il remet en question dans l'équilibre terrestre. Moi, Rainier de Lyon, ainsi qu’Éric de la maison Saint Or et Philibert de la maison Forbas fûmes dépêchés par notre seigneur afin d'accompagner et d'assurer la protection du maréchal-ferrant. Ces deux chevaliers qui m'accompagnèrent avaient eux-mêmes réquisitionné la présence de deux de leurs vassaux oints. C'est ainsi que débuta notre expédition ; un forgeur de fer à la notoriété exaltante avec, sur ses talons, sept chevaliers. Dans cette petite compagnie, je n'étais indéniablement pas le bienvenu. Mes compères voyaient ma participation à cette opération comme une insulte aux mœurs et au Seigneur. Pourquoi, vous demandez-vous ? La réponse est simple. Je n'avais pas participé aux missions divines menées en Orient. Ce pèlerinage expiatoire vers la Terre sainte n'avait paru à mes yeux que prétexte, trompant ainsi la foi, pour lancer une armée d'hommes entraînés pour la guerre à l'assaut d'un territoire lointain et inhospitalier. Libérer Jérusalem... En définitive, je n'avais pas pris la croix et donc aucunement participé aux croisades. Ce sont, par conséquent, des regards dégradants que me jetaient ces anciens croisés qui faisaient route avec moi. Suis-je pour autant le véritable coupable ? Je vous le demande à vous, qui lisez ces lignes hésitantes. Quoi qu'il en soit, nous n'eûmes à affronter aucun adversaire malintentionné ni à redouter le moindre obstacle important. En revanche, la pluie martela notre armure comme notre moral durant tout le trajet. Ces lourdes précipitations duraient depuis presque deux ans et, ce, de façon quasi ininterrompue. Elles détruisaient les récoltes céréalières et ravageaient les terres arables. Nous sommes en automne 1316 et je prie pour vous, qui vivrez après ma disparition imminente, pour que la disette ne soit pas à vos portes. Malheureusement, je n'y crois guère. Peut-être suis-je en train d'échapper à un courroux céleste... Qui sait ? Revenons-en à notre histoire. C'est trempés et transis que nous franchîmes le seuil de la demeure comtale de Bresse. Le propriétaire du domaine, le comte Amédée V de Savoie, nous reçut avec une affabilité admirable en considération de notre mine patibulaire, bleuie par le froid. Nous arrivâmes en début de soirée et, à sa place, derrière une fenêtre, je n'aurais vu en notre communauté, rampant sur l'herbe humide et grise, qu'un attroupement de fieffés malfrats. Après nous être séchés et réchauffés sous de lourdes couvertures, notre hôte nous offrit du vin chaud. Insistant pour voir les chevaux dès le soir d'arrivée, le maréchal-ferrant sortit dans le pré attenant au château et s'orienta vers les bêtes. Si j'ai été succinct sur mes notes jusque-là, c'est parce que je veux réserver votre attention sur la suite des événements. Je serai donc à partir d'ici, aussi précis que mon écriture le permettra pour vous décrire mon aventure scabreuse et abjecte. Nous nous abritâmes sous un porche en bois peu isolé et observâmes le spécialiste des chevaux à l'œuvre. Le comte de Savoie se trouvait à nos côtés, et ses yeux emplis d'anxiété et de sévérité ne perdaient aucun des mouvements adroits et experts du maréchal-ferrant. Ce dernier consulta une jument qui, selon notre hôte, ne daignait plus se lever. Elle hennissait inlassablement et à longueur de journée mais, surtout, refusait d'allaiter son poulain. Et son cas n'était pas unique. Je fus immédiatement mal à l'aise devant l'animal. Dans ses énormes yeux globuleux, scintillait ce qui aurait pu s'apparenter à de la démence. Mais était-ce seulement possible pour un cheval de perdre toute lucidité ? À l'approche de la main, pourtant rassurante, du maréchal-ferrant, l'animal montra les dents. Malgré ce que vous souffle votre pragmatisme, ne l'écoutez pas. Vous lisez correctement. Ce comportement n'était assurément pas celui d'un cheval. Et pourtant... Pire encore, je jurai avoir identifié le reflet de crocs dans cette mâchoire gigantesque. Dehors, une pluie diluvienne battait l'air. Nos bouches entrouvertes recrachaient de funestes petits nuages blancs. Aucun d'entre nous n'était rassuré. Néanmoins, le maréchal-ferrant leva ses paumes pour apaiser l'animal enragé. Ce fut son erreur. L'encolure s'étendit brusquement, surprenant tout le monde. La bouche aux crocs luisants se fendit et le bras du maréchal-ferrant disparut dedans. Sa chair se déchira, ses muscles éclatèrent et ses os grognèrent avant de rompre. Nous nous jetâmes à la rescousse du pauvre homme et l'écartâmes de la bête. À l'unisson, nous nous réfugiâmes dans un coin du porche. Nous étions recroquevillés, comme des enfants effarouchés. La bête hideuse à forme de cheval nous toisait, allongée sur un tas de paille. Du sang dégoulinait entre ses naseaux poisseux et s'écoulait jusque sur ses sabots. Ses yeux brillaient de malice. Et l'horreur ne faisait que commencer.
3 L'estropié vagissait comme un bambin affamé et je ne sus tolérer ces hurlements d'agonie affreux plus longtemps. Je m'éclipsai donc dans la pièce adjacente, au premier étage du manoir seigneurial. Je m'adossai contre le mur et patientai, le temps que tout cela se termine. J'entendis, au travers des parois pierreuses, le seigneur de Bresse demander qu'on lui amène le tisonnier rouge ardent. De ma position retirée, je perçus le crépitement répugnant de la chair calcinée et de la plaie cautérisée. Il y eut un gémissement ultime et tonitruant avant que l'accalmie ne reprenne sa place encore chaude. Face à la douleur trop aiguë, le maréchal-ferrant avait fui dans ses songes inconscients. Un moyen d'autodéfense bien avisé. J'aurais, à ce moment précis, apprécié d'avoir été doté de la même carapace spirituelle. Car, quand bien même mon corps n'eût pas été endommagé, mon esprit avait reçu un coup vicieux et tranchant, le laissant suinter de doutes. Comme pour me rassurer, je me penchai à la fenêtre qui donnait sur le pré et l'enclos des montures équestres. Quelle ne fut pas mon épouvante lorsque, en inclinant la tête vers le porche, mes yeux rencontrèrent ceux de l'animal hors de contrôle. Il s'était mu jusqu'à pouvoir dépasser la tête de l'abri. Dans l'obscurité pluvieuse, je ne discernais que les deux globules luisants lui servant d'yeux. La bête dégoûtante me fixait. J'eus un haut-le-cœur et m'éloignai en un instant de la fenêtre. Le brave chevalier Rainier de Lyon terrorisé par une jument. Quelle aberration ! Lorsque je rejoignis mes camarades dans la pièce voisine avec en son centre le soigneur d'animaux évanoui, je ne pus me résoudre à leur exprimer ma stupeur récente et à dépeindre cette vision cauchemardesque à travers la fenêtre. Au vu de nos mines lasses et ahuries, nous décidâmes d'aller nous coucher. Nous reprendrions notre mission le lendemain, si le maréchal était apte, et nous entamerions une enquête scrupuleuse. Notre hôte nous fournit à chacun une chambre confortable et un lit douillet aux draps duveteux. La nuit s'avéra longue, infinie, hors des frontières du temps. Je me tournai et me retournai sur mon matelas de laine et ma conscience ne fut pas moins agitée. Je pensais sans arrêt à cette scène immonde. Cette vision tout droit sortie de la Géhenne m'horrifiait au point de me sentir dans l'inconfort et le malaise… même dans ce lit chaud et moelleux. Nous eûmes la désagréable chance de dormir sous les hennissements d'outre-tombe de la jument aux crocs. Qui de notre compagnie parvint à dormir ? Je ne peux le renseigner. Harassé par cet effort constant pour essayer de trouver le sommeil, je me levai et guettai par la fenêtre ouest de ma chambre ; celle qui s’ouvrait sur le pré maudit. La bête s'était de nouveau terrée dans son antre. Je ne pouvais plus la voir. Seul son indescriptible râle crissait dans mes oreilles et ma boîte crânienne. Et je l'écoutai. Comme on écoute une muse ignoble et enrouée. J'étais envoûté. Je crus entendre du mouvement dans l'une des chambres jouxtant la mienne. Je me dis que ce n'était rien et qu'un autre ne parvenait à fermer l'œil. Cependant, je revins bientôt sur ma supposition. Dehors, sous le déluge noirâtre, un homme traversa le pré. Je reconnus vite la couronne précoce de cheveux qui recouvrait le dessus de son crâne. C'était le chevalier Philibert de Forbas. Il allait en chemise de nuit, sans même un manteau pour se couvrir. En revanche, une épée longue, hors de son fourreau, traînait dans son sillon. Qu’avait-il en tête ? À grands pas, il gagna le porche. Il eut un flottement, dévisageant la créature aberrante tapie à l'intérieur. Il entra et ressortit aussitôt. Le chevalier planta son épée dans le sol, se prit la tête entre les mains et se mit à chanceler. Un hennissement exécrable le ramena à la raison. Il délogea son arme aiguisée et foula derechef la demeure du monstre. Je vis, ou crus voir, une forme sombre tomber dans la fange spongieuse. Le chevalier s'en alla à la même allure qu'à sa venue. Le lendemain fut étrangement déroutant. La mort avait frappé par deux fois sous le règne de la lune. Le maréchal-ferrant avait succombé à sa blessure et nous retrouvâmes son sauvage meurtrier sans vie ; la jument avait été décapitée. Je ne dis rien de ce que j'avais vu l'autre nuit. Philibert de Forbas fut aussi étonné que le reste du groupe. Et je peux vous certifier, sur mon honneur, que je ne vis que de la bonne foi dans ses propos et ses réactions. Mais la bizarrerie de la situation ne stoppa pas ici. Car, en revenant dans ma chambre après avoir pris le petit-déjeuner, je trouvai mon épée hors de son étui. Du sang et des grumeaux cramoisis non identifiés tapissaient sa lame.
4 Le paysage bressan offre dès les premiers rayons de soleil ses plus beaux atours. De ma fenêtre, j’avais l’impression d’observer une mer tumultueuse, figée dans une stase temporelle, et dont les vagues vertes auraient été couvertes de végétation sauvage et de vignes. Malgré les horreurs de la nuit, mon cœur se rassérénait, réchauffé par la chaleur ambiante de la région régie par notre hôte Amédée V de Savoie. Au loin, je me souviens avoir pu discerner la Saône, dont le lit se joignait à celui du Rhône, dans une confluence en pleine ville de Lyon. Banale information. Pourtant, la rivière emportait avec elle mes désirs de fuite. Elle me rappelait, de son seul écoulement, mon chez-moi. J’étais à la fois si près et si loin de ma maison. À onze heures, alors que le soleil bataillait vaillamment contre les derniers nuages audacieux, notre hôte nous réunit dans le salon. Il nous fit part, tandis que nous nous rassasiions de fines tranches de saucisson que ses valets avaient préparées, de ses craintes sur l’avenir de la région. S’il avait fait venir le plus grand maréchal-ferrant de la région, c’était parce qu’il pensait pouvoir résoudre avec rationalité l’énigme relative à ses chevaux. Mais en réalité, jamais ses convictions n’avaient été aussi lamentables et fébriles. Car le cas des chevaux n’était pas isolé. Plus tôt dans le mois, il avait découvert avec stupéfaction que ses poules avaient dévoré leurs propres œufs et que les feuilles s’étaient décrochées des branches à une vitesse anormalement fulgurante. Même pour un automne pluvieux. Sa femme lui avait d’ailleurs fait remarquer que les arbres avaient tous, sans exception, grossi. Que pouvait-il bien se passer dans cette région bressane pour que les forces de la nature défient ainsi les lois immuables du monde ? Nous nous le demandions. Et vous devez vous le demander également. Mais patientez encore un peu ; je vais vous livrer les détails un par un comme nous en avons été témoins. Éric, le chevalier de Saint Or, pressa notre hôte pour qu’il nous liste ces phénomènes étranges car il essaierait, épaulé de Philibert et de moi-même, d’y trouver une explication. C’était de son devoir. Au lieu de poursuivre son énumération de trouvailles accablantes, notre hôte nous ordonna d’aller nous habiller pour sortir. Chevaliers et vassaux marchèrent à l’unisson sur les talons pressés du comte savoyard, le long de sa majestueuse demeure. Nous gagnâmes avec diligence le grand bois voisin, lequel arborait maladivement les symptômes cités par notre hôte. Les rameaux dévêtus étaient brandis par des troncs torves, à la forme pittoresque et peu rassurante. Les branches se mouvaient d’une façon tout aussi particulière. Moins agités par les bourrasques venteuses, qui nous avaient débarrassés pour un temps des nuages acharnés, que gigotant par leur propre volonté, les appendices végétaux semblaient fouiller le ciel de leurs doigts noueux et effilés. À la recherche d’un trésor que nos yeux ne pouvaient voir. Nous franchîmes un taillis dans lequel gisaient des arbres et arbustes morts, allongés. Le bois échevelé avait été balayé par les précédents déluges, comme frappé par une divinité courroucée. Et je parle de divinité et non de Dieu, car jamais notre Seigneur n’aurait osé abîmer à ce point notre belle terre. Derrière le taillis, nous escaladâmes un mamelon peu imposant dans cette vaste région emplie de collines. En revanche, une atmosphère extrêmement dérangeante s’empara de nous, à mesure que nous grimpions cette protubérance de la nature. Malgré nous, nous ralentîmes progressivement comme si notre corps avait capté un danger latent avant même que notre esprit ne puisse l’esquisser. Nous échangeâmes des regards alertés, circonspects. Quelle terre sacrée étions-nous en train de fouler ? Oui, car c’était la question exacte. Nous avions la sensation de violer la demeure, la propriété d’une chose inqualifiable. Nous étions des fourmis trop stupides pour ne pas faire demi-tour face à l’avertissement. Nous remarquâmes, outre cette répulsion intransigeante, la montée de la chaleur. Suintante, écrasante, étouffante. Une fois au faîte du mamelon, nous étions au sommet de notre désarroi. Un phénomène inhumain nous cernait et nous faisait tourner la tête. Notre hôte, qui paraissait accoutumé à cette sensation bouleversante et impérieuse, nous indiqua les frondaisons des quelques arbres alentour. Elles étaient encore fermement accrochées malgré la saison. Me croirez-vous si je vous dis que les feuilles se balançaient dans le sens contraire du vent ? En fait, les feuilles ondulaient vers l’extérieur de la petite colline. Une force invisible émanait du point sur lequel nous nous trouvions et poussait l’air tout autour du mamelon. C’était incompréhensible pour notre esprit encore trop sain. Pire, s’ajoutait à tout ce que je viens d’énumérer l’impression de se faire aplatir. Des poids intangibles lestaient nos corps et pliaient nos épaules. Quelque chose se trouvait au-dessus de nous, dans l’indiscernable, et nous faisait plier le genou devant son inexistante présence. Ne désirant poursuivre le supplice plus longtemps, notre hôte nous fit redescendre.
— Vous comprenez à présent, déclara Amédée V de Savoie 1er. L’inconnu guette.
Et ces quelques mots restèrent gravés dans ma mémoire. Il insista ensuite pour que nous rejoignions le balcon de sa chambre. De ce point de vue, nous admirâmes la Bresse, ses tertres par centaines ainsi que ses marais et ses étangs verdâtres peu attirants. La révélation que nous susurra notre hôte nous fit frissonner. Quelques semaines plus tôt, une partie des tertres et des marais n’existait pas. Il put nous désigner chacune des anomalies, chacune des erreurs qui n’auraient jamais dû se trouver dans ce paysage. À chaque fois qu’Amédée V de Savoie posait son doigt sur l’horizon, je jurai en mon for intérieur. Selon lui, les collines avaient gonflé petit à petit et la terre s’était enfoncée par endroits avant de se remplir d’eau marécageuse. Mais le plus déroutant dans toute cette horreur hérétique fut la dernière parole de notre hôte. Ensuite, nous fermâmes les yeux, incapables de continuer à épier ce lieu honni. Je me rappelle parfaitement de ses mots : « Il y a… une présence sous l’eau. Tapie, elle attend derrière chacun de ces miroirs verdâtres. »
5 Nous déjeunâmes à la hâte, dans un mutisme grandiloquent. Je me rappelle des mâchouillements insipides et des yeux hagards qui survolaient les différents mets. À la toute fin du repas, Éric de Saint Or se leva et tapa du poing sur la table pour capter notre attention.
— Je ne sais pas ce qui se passe ici mais, au nom de la raison et du Seigneur, nous allons le découvrir. Si des forces maléfiques sont à l’œuvre, nous les combattrons armés de notre foi. Ne fléchissez pas, messires. — Nous devrions explorer les environs, avant d’accuser une quelconque force éthérée, objectai-je. — Soit, acquiesça Éric. Une partie de notre peloton gagnera le village avoisinant pour tenter d’y glaner des pistes. Les autres resteront ici pour arpenter et examiner la demeure et les alentours. — Cela me semble convenable, fit le chevalier de Forbas. Qui descendra au village ? — Puisque nous ne sommes pas certains d’y déceler des indices, il est préférable de laisser la majeure partie des hommes ici, suggérai-je. — Oui ! fit Éric en opinant du chef. J’irai au village avec mes deux vassaux.
Tous agréèrent la décision. Après le repas, je partis pour une promenade digestive. Je promis à mes confrères de revenir pour le départ d’Éric de Saint Or. Si je vous parle de cette balade, qui peut paraître, à vos yeux, anodine, c’est parce que la destination vous interloquera. En réalité, j’errai dans la prairie puis pénétrai dans le bois sans m’en rendre compte. Je ressassais mes dernières aventures tandis que mes pieds me conduisaient inlassablement vers ce lieu. Oui, celui qui point dans votre esprit. D’abord, une sensation de déjà-vu. Puis des embranchements que je reconnus. J’allais à la colline venteuse, attiré par un magnétisme incompréhensible. Lorsque je pris réellement conscience de ce que je faisais, je me fis violence pour freiner mon avancée. Comme un blessé ayant abusé de l’opium pour assouvir sa douleur. Cependant, quand j’eus la force de faire volte-face, je fus témoin d’un surprenant spectacle. À la description de cet obstacle, je suppute que beaucoup pourraient me railler. Je pourrais effacer ces lignes pour me garder de ces moqueries, pour ne garder que le plus extraordinaire. Mais je préfère rester franc. Ainsi, lorsque je me retournai, des dizaines d’écureuils me firent face. Mais que peut-il y avoir de si extravagant, me demanderez-vous. Eh bien ! ces petits rongeurs arboricoles étaient en plein milieu d’un festin. Entre leurs minuscules dents aux va-et-vient frénétiques, pendaient des morceaux de chair et des touffes de poils. Tout cet amas organique appartenait à des marcassins gisant au centre du banquet. Ils étaient sur mon chemin. Comment n’avais-je pas pu les percuter ni même les remarquer lors de ma venue. Ils me regardaient, m’épiaient. Certains se camouflaient dans les arbres tandis que d’autres fourmillaient à mes pieds. Ils me barraient la route, m’interdisaient de revenir sur mes pas. Malgré l’effroi et le malaise qu’ils m’inspiraient, une répugnance bien plus abjecte m’empêchait de continuer vers la colline venteuse. Une gigantesque langue de dégoût me léchait la nuque et m’humectait jusqu’à la moelle. Réunissant mon courage et mes forces, je chargeai dans la harde insolite. À mon passage, les petits rongeurs m’attaquèrent. Leurs dents percèrent la peau de mes bras, avec lesquels je formais une carapace au-dessus de ma tête. Je courus comme un aliéné jusqu’à m’extirper de ce bois infernal. La cohorte d’assaillants avait cessé sa poursuite. Je peux encore sentir leurs morsures dans mes bras. Et, à l’écriture de ces mots, mes plaies pourraient se rouvrir que cela ne m’étonnerait guère. Alors que je fixais cette forêt restreinte, je faillis tomber à genoux devant ce que je découvris. Ce fut l’élément de trop. Celui qui m’obligea à oublier toute finalité raisonnable à cette enquête. La preuve de l’existence de forces supérieures. Des forces jouant avec les règles du monde comme un bambin s’amuse à dessiner dans la boue fraîche. Les arbres, qui avaient perdu toutes leurs feuilles, et pour cause l’automne, voyaient leurs branches grandir encore et encore. Les rameaux avaient adopté des formes très particulières et se divisaient en des dizaines de fines branches tordues. Si je dois dire le mot, alors qu’il en soit ainsi. Ce n’étaient plus des branches qui prolongeaient les troncs, mais des racines. Des racines mouvantes évoluant dans l’air. Si plus tôt j’ai comparé ces branches à des chercheuses de trésors que nos yeux ne peuvent voir, désormais vous pouvez au moins les imaginer.
6 Me comprenez-vous si je vous dis que je n’ai pas osé relater ma mésaventure à mes frères d’armes ? Penaud, je pris soin de dissimuler les marques écarlates striant mes bras. À la simple vue de mes compagnons, la sérénité me rattrapa. Je vacillai, proche d’un gouffre me promettant un évanouissement profond mais confortable. Face à tous ces phénomènes brisant les frontières de l’entendement et menant l’esprit à la lisière de la folie, qu’y a-t-il de plus rassurant qu’une présence humaine ? Le soleil entamait tout juste la lente redescente de son trône grisâtre lorsqu’Éric de Saint Or décida qu’il était temps. Nous nous souhaitâmes mutuellement courage puis nous séparâmes. Afin d’optimiser notre après-midi, Philibert et moi-même nous accordâmes sur un point. Nous devions former deux groupes. Le chevalier de Forbas me fournit en renfort l’un de ses vassaux. Un certain Théophile dont je ne parviens à me remémorer la terre d’origine. Tous deux, nous héritâmes de l’investigation intérieure du château d’Amédée V de Savoie. Philibert et son deuxième vassal allèrent explorer les environs proches, tout en évitant de s’aventurer trop profondément dans les bois envoûtants. Nous amorçâmes notre enquête avec une question dont la simplicité vous fera sourire. Mais, bien souvent, la simplicité rime avec l’efficacité. « Avez-vous vu ou entendu des choses étranges dans la résidence, ces derniers temps ? », m’étais-je enquis auprès des résidents. Machinalement, le comte répondit par la négative. Mais, contre toute attente, l’un des valets fit un pas en avant. Sur son honneur, il déclara avoir entendu des grincements stridents quelques semaines auparavant. Le bruit était provenu de sous le château, de sous la terre. Son indication ne correspondait pas avec le début des anomalies et je perdis presque immédiatement l’espoir d’en tirer un indice. Pourtant, le comte corrobora ce qu’avançait le valet. Sous le château, des souterrains avaient été creusés bien avant que le comte ne s’y installe. De lourdes grilles en gardaient l’entrée. N’étant pas engagés sur de meilleures pistes, nous nous présentâmes devant ces fameux barreaux rouillés. Notre hôte nous avertit que ces souterrains n’étaient que très rarement explorés et que lui-même n’y avait pas mis les pieds depuis une dizaine d’années. Dans ses artères, on y trouvait des statues exsudant l’indécence. L’œuvre de sectateurs déséquilibrés. Le comte Amédée V de Savoie répudiait même à les faire déplacer. Une fois nos torches badigeonnées de sève de pin puis allumées, nous nous laissâmes avaler par ce gosier de noirceur. Après une enfilade de marches, nous fûmes isolés du monde extérieur. Les portes noires et impénétrables de l’ombre se refermèrent sur nous. Outre le chevalier Théophile et moi-même, le comte Amédée V de Savoie ainsi que deux valets se joignirent à cette obscure descente. De cette traversée, je ne peux en dépeindre beaucoup puisque les ténèbres nous cernaient. Néanmoins, j’aperçus, à mon grand dam, des parties des statues évoquées par notre hôte. Voici ce que j’en retiens : une forme – humanoïde ? –, une barbe, des seins et un phallus dressé comme une colonne. Finalement, nous aboutîmes devant une gigantesque porte dorée sur laquelle étaient gravées des inscriptions inconnues. L’écriture d’une civilisation ancienne ou lointaine. Le colossal cadenas qui interdisait autrefois son ouverture gisait à présent au sol. Selon notre hôte, ce verrou avait de tout temps été fermé. Toujours selon lui, les faits étaient clairs et indéniables. Quelqu’un s’était introduit dans sa demeure et avait déverrouillé cette porte. Je dois bien l’admettre, nous étions tous intrigués. Et ce, de façon malsaine. L’inconnu nous attirait comme des mouches par un cadavre. Et comme des insectes sans une once de jugeote, nous nous laissâmes piéger par notre curiosité exacerbée. Que le Seigneur nous pardonne pour ce vilain défaut. Nous débouchâmes dans une salle où la démesure était reine. Une chambre de géant dont le plafond voûté formait le point culminant d’un dôme titanesque. À cet instant, j’avais l’impression de me trouver sous une colline creuse. Le vide occupait la majeure partie de cette vaste salle. Au milieu, s’érigeait une pyramide d’or, où chaque étage pouvait être escaladé comme une simple marche. Même si nos torches ne parvenaient à repousser l’entièreté de la noirceur, je pus en évaluer les dimensions. De hauteur, il aurait fallu quinze à vingt hommes chacun sur les épaules du précédent pour en dépasser le sommet. De longueur, sachant que l’édifice paraissait carré, une douzaine de chevaux alignés auraient joint les bouts d’un côté. L’idée que cette construction appartenait à une civilisation d’un autre temps ou d’un autre lieu se confirma. Jamais on n’avait vu de tels monuments en royaume de France, ni même dans les royaumes limitrophes. Trop sots pour réprimer notre curiosité, nous entamâmes l’ascension de l’édifice. Dans un silence d’admiration, nous franchîmes les marches une à une avant d’atteindre le niveau le plus haut. Dessus, un cercueil en pierre monolithe et noire trônait. Sur la dalle refermant le cercueil, un emblème était apposé. Une croix taillée dans un rubis. Aucun mot ne s’échappa de notre groupe. Mais nous comprîmes, tous. Devant nous, reposait la tombe d’un templier. Deux stèles cernaient le cercueil. Sur celle de gauche était inscrit dans notre langue : « Au nom de Dieu, tu t’es entaché de péchés. De ta mort viendra notre salut. Gloire et repos à toi. » Sur la seconde stèle, des lettres étaient mises les unes après les autres sans former de mot intelligible. Pourtant, ce mot je le revois chaque nuit, dans mes songes, ou parfois quand mes paupières se ferment d’elles-mêmes. « B’ Wôro Meith » Aucun de nous n’osa prononcer ces syllabes à voix haute. Notre esprit nous suppliait de ne pas le faire. A contrario, nous discutâmes ensemble de ce qui pourrait se trouver dans la tombe et de l’identité du templier. Guidé par des mains intangibles et imperceptibles, le chevalier Théophile souleva la dalle de la tombe et la fit basculer de l’autre côté. Nous le sermonnâmes. Mais notre réprimande s’avéra vaine puisque Théophile lui-même ne parvenait à comprendre pourquoi il avait ouvert le cercueil. Aujourd’hui, je me dis encore que quelque chose avait pris possession du chevalier pour nous faire découvrir ce qui se cachait dans la tombe. En nous penchant, nous trouvâmes le corps d’un homme. Cependant, son corps n’affichait aucun signe de décomposition. Mais il y avait bien plus affreux. Des centaines de fils arpentaient le cercueil et reliaient la chair du cadavre aux bords de la tombe. On aurait dit des veines. Comme si le cercueil puisait le sang du templier défunt pour se rassasier. C’était répugnant. J’avais l’impression que nous avions éventré une personne et que nous examinions ses entrailles. Je vous épargne, à vous lecteur de ce témoignage, les détails glauques, pour n’en consigner ici qu’un dernier. Celui-ci suffira à vous faire frissonner. Alors que je contemplais le corps blême et inerte, je m’arrêtai sur son visage. Ses yeux étaient drapés d’un voile blafard. Et, alors que je pensais toiser la mort, les billes livides se tournèrent dans ma direction.
7 Nous ne prîmes par le temps de refermer le tombeau. La peur électrisa nos jambes et nous partîmes à toute vitesse. Qu’avions-nous vu à l’intérieur ? Personne ne parvenait à mettre de mot précis là-dessus. En sortant des souterrains, nous fûmes surpris de l’obscurité ambiante. Alors que nous étions entrés dans la crypte en tout début d’après-midi sous un ciel grisonnant, nous en ressortions à la tombée de la nuit. Une nuit sombre et pluvieuse. S’était-il écoulé tant de temps à l’intérieur ? J’émets encore un sérieux doute à ce sujet. Étions-nous entrés dans un lieu hors des règles du sablier ? Malgré l’aspect terre à terre qui avait gouverné ma vie jusqu’au déroulement de cette histoire, cette idée de salle hors du temps m’apparaissait plus crédible. Une autre surprise vint nous chambouler et nous obligea à reporter à plus tard la discussion sur notre escapade souterraine. Éric de Saint Or ainsi que ses valets n’étaient pas revenus du village voisin. Naturellement, nous nous inquiétâmes pour eux. Philibert, qui était revenu bien avant nous et bredouille, suggéra de partir à leur recherche. Peut-être leur était-il arrivé quelque chose ? Passant outre les objections de notre hôte, nous décidâmes d’aller chercher nos compagnons au village. Nous aurions dû laisser au moins un chevalier dans la demeure du comte, songez-vous ? Si c’est le cas, vous avez sans aucun doute raison. Mais prendre du recul n’a pas été notre fort durant cette aventure. Alors, comme quatre benêts, nous chargeâmes sous les trombes diluviennes en direction du village. Le grand hameau qui, comme la plupart des bourgs et villages du royaume de France, vomissaient ses masures autour de l’église, ne nous apparut en rien accueillant. Les ruelles y étaient désertes et fangeuses. Rapidement, nos bottes furent pleines de boue et nos enjambées ralenties. Je suppose que vous entendez notre désarroi. Arriver dans un village fantôme, glacial et brumeux ne nous rassura aucunement. Ne détectant pas âme qui vive, ni indice pouvant nous renseigner, nous nous orientâmes vers l’édifice saint. Ne vous enthousiasmez pas si je vous dis que, sur la place de l’église, nous trouvâmes Éric de Saint Or et ses deux vassaux. Car dans l’état où étaient leurs corps, pas la moindre joie ne pouvait en ressortir. Au milieu de la place, une fontaine s’élevait sur trois vasques. Sur la plus haute, les trois têtes de nos compagnons avaient été soigneusement disposées. La terreur se lisait sur leurs traits. En dessous, leurs différents membres découpés déversaient leur sang dans l’eau stagnante. Le plus odieux gisait dans la vasque la plus basse. Tous leurs viscères avaient été retirés et baignaient à présent dans le bac. Leur vie avait été prise, leur dépouille humiliée. Dans ma vie, j’ai déjà tué. Beaucoup, je dois le reconnaître. La Faucheuse, je l’ai dévisagée maintes et maintes fois. Mais dans ce village, je peux vous le certifier, ce n’était pas la Faucheuse qui était à l’œuvre. Mais le Diable en personne. Au travers du martèlement de la pluie, nous perçûmes des ricanements. Les artistes à l’origine de ce macabre tableau se jouaient de nous. Une bande de sadiques. Nous étions faits comme des rats. Mais nous étions des guerriers. Et s’il fallait mourir ici, nous allions avant cela nous défendre. Nos fers crissèrent conjointement dans leur fourreau. Au début, nos épées ne pointaient que des rires. Mais bientôt, des yeux scintillèrent, des dents reluisirent et des pointes aiguisées chatoyèrent. La lune les frappait de son pâle éclat et leur menace miroitait pernicieusement. Lorsque leurs silhouettes apparurent clairement, nous réalisâmes que jamais nous ne pourrions rivaliser contre tant d’adversaires. Les fourches, les faux, les pieux nous incitaient à tourner les talons. Je me souviens de la remarque pleine de sagacité du chevalier Philibert : « Empressons-nous de faire demi-tour avant qu’ils n’obstruent toute échappatoire. » Alors nous prîmes la fuite. Je vous passe les détails de cette poursuite. Je n’en ressors que de la couardise et de l’ignominie. L’instant le plus brave de cette péripétie fut engendré par la chute de Philibert dans la boue. Agissant davantage par instinct que par bravoure, son vassal s’élança pour le relever tandis que je me précipitai pour parer un coup de faux visant le dos du malheureux. Alors que je maintenais la pression avec mon fer, je vis que seule la démence suintait du regard de ce villageois. En pivotant sur ma jambe d’appui, je fis perdre l’équilibre à mon assaillant, qui se laissa emporter par son élan. D’un fulgurant coup de taille, je tranchai la gorge du villageois. Oui, je l’avoue. J’ai abattu cette personne. Mais était-elle encore humaine ? Et, alors que le village désirait nous éviscérer pour des raisons sibyllines, devinez qui nous apporta son concours. Une villageoise. Elle nous ouvrit sa porte et nous héla. Pour un bref instant au moins, nous étions à l’abri et la horde avait perdu notre trace. Notre bienfaitrice était une trentenaire, difforme et immonde. Sûrement issue d’un inceste. Nous la remerciâmes mais, avant que nous ne pussions l’interroger, la femme se colla contre Théophile. Elle se mit à le caresser, respirant la lubricité, tout en répétant sans cesse un murmure. « Je veux un enfant. » Soudain, la femme devint plus agressive et hurla qu’elle voulait un enfant tout de suite. Elle saisit l’entrejambe du pauvre Théophile qui ne parvint pas à se dépêtrer de ce guêpier. Je dus intervenir. D’un grand coup de pommeau, j’assommai cette déjantée concupiscente. Hélas, le chahut alerta la horde haineuse. Philibert décala un meuble jusque devant la porte tandis que j’ouvrais les volets à l’arrière de la maisonnette. J’appelai mes compagnons pour qu’ils passent par cette ouverture. Quand je me retournai, je vis Théophile à califourchon au-dessus de la villageoise hideuse. Il débouclait sa ceinture et marmonnait ceci : « Elle veut un enfant, je vais lui faire un enfant. » Je dus me batailler avec lui pour lui faire cesser cette folie. Nous étions saufs à la sortie du hameau. Mais la horde nous rattrapa et nous dûmes combattre pour sauver notre vie. Qu’y a-t-il de plus dangereux qu’une meute d’hommes ? Et quand cette meute s’avère trop agressive et dangereuse, vous comprenez que même pour des hommes ayant juré de protéger le peuple, riposter devient une nécessité. Ainsi, nous, braves et valeureux chevaliers, parsemâmes notre sillage jusqu’au château de cadavres sanguinolents et d’infamies.
8 Par miracle, nous atteignîmes le château du compte Amédée V de Savoie en un seul morceau. Enfin presque. Une fois dans le pré attenant à la demeure comtoise, car nous coupâmes par le pré, un cheval nous chargea. Il paraissait aussi féroce que la jument exécutée la veille. Je me voyais déjà piétiné. Pourtant, je suis toujours là. Comment ai-je survécu ? Théophile nous sauva tous. Le chevalier prit de l’avance sur nous et se jeta au cou du cheval bélier. L’animal s’écroula et roula avec le téméraire. Alors que son corps aurait dû se résumer à de la bouillie osseuse après de tels heurts, Théophile se redressa et mordit l’équidé au niveau de l’encolure. Il mordit, mordit et mordit encore. Jusqu’à ce que la chair se déchire et qu’il dévore son butin. Je tentai à nouveau de le relever mais Philibert me persuada de laisser tomber. La marée humaine et coléreuse fut sur lui peu de temps après. Nous réussîmes enfin à nous barricader dans le château. « Il a dû se passer quelque chose dans le château, cette folie ne peut avoir touché que le village », vous dites-vous. Eh bien ! vous avez une nouvelle fois raison. L’ensemble des murs du vestibule était recouvert de peinture rouge. Du moins, ce fut ce que je crus sur le moment. À présent, je peux le démentir. Les lettres étaient écrites avec du sang. Et lorsque je vis venir le comte Amédée V de Savoie avec un long poignard ensanglanté, en gémissant qu’Il l’avait obligé, je compris à qui appartenait tout ce sang.
— B’ Wôro Meith, lis-je à haute voix. C’est le nom que nous avons vu dans la crypte des templiers. — Cela ne se prononce pas ainsi, me reprit Philibert. C’est Baphomet. — Qu’est-ce ? — Un nom que j’ai déjà entendu lors des croisades, dans les rangs des Templiers justement.
Philibert m’expliqua qu’il s’agissait, selon la rumeur, d’une entité maléfique que les Templiers vénéraient. Leur culte malsain et hérétique était d’ailleurs l’une des raisons de la dissolution de l’ordre du Temple. Nous prîmes soin de désarmer le compte avant de jeter un regard par la fenêtre. La horde s’était immobilisée dans le pré. Les regards se tournaient vers les cieux. Une teinte orangée, presque dorée comme un coucher de soleil, avait colonisé l’étendue noirâtre. À partir de ce point précis, l’horreur dépasse les mots. Moi-même j’ai du mal à me remémorer cette partie de l’histoire. Je vais donc tenter de vous décrire le plus scrupuleusement ce que j’ai vu. D’abord, les nuages se fendirent pour laisser passer un corps à la taille monumentale. Si je dois le comparer à un corps humain, afin de faciliter la description, l’entité possédait trois visages. Pas de nez ni de bouche, mais seulement deux orifices à la place des yeux pour chacun des visages. Son torse flottait mollement. Comme des seins sans tétons, des dizaines d’appendices pendaient sur l’ensemble du tronc. À la place des bras, deux ailes phénoménales battaient poussivement pour le maintenir en l’air. Pour achever son corps, un bassin privé de jambes gesticulait de façon ignoble et ridicule. Ébahi, je ne sentis qu’à peine le sol trembler. Philibert me tapa sur l’épaule avant de m’indiquer du doigt les collines et les étangs de la Bresse. Les mamelons terrestres se fissuraient pour accoucher de globes laiteux. Les sphères prirent leur envol et s’incrustèrent dans les seins de l’entité. Mais ce n’était en aucun cas des tétons. Non. C’étaient des yeux. Après les collines, ce furent les étangs. Ces grandes mares s’étaient formées durant les semaines avant notre arrivée. Les eaux se mirent à bouillir. Brusquement, la présence qu’avait suggérée notre hôte sous la surface se modela sous nos yeux ahuris. Des amas oléagineux et marron émergèrent et décollèrent. Un trou se forma dans le bassin de l’entité volante et toute cette boue affreuse s’insinua dedans. Cette absorption eut plusieurs conséquences. Des langues brunes s’extirpèrent, dans une danse vomitive, des orifices remplaçant ses yeux. Chacune des six langues se noua avec sa voisine du visage adjacent et, de mon point de vue, je constatai la création de trois cornes diaboliques. À l’instar des langues, une myriade de serpents jaillit du reste des trois visages en ondulant. Telle une barbe frisée et grouillante. Finalement, le dernier membre de la créature naquit du trou ayant absorbé la boue des étangs. Avec la même lenteur que les langues, un phallus démesuré se tendit jusqu’à l’une des collines. Et pas n’importe laquelle. Celle sur laquelle notre hôte nous avait emmenés le matin même. Là où nous avions ressenti une force considérable s’abattre sur nous. La colline s’ouvrit comme des paupières et le sexe de l’entité y pénétra. Puis il se recroquevilla, une forme rectangulaire entre les deux bouts de son extrémité. Si vous avez suivi minutieusement ce que j’ai développé dans cette lettre, vous avez sûrement deviné qu’il s’agissait de la tombe du Templier. Et que dans la crypte, nous nous trouvions sous la colline venteuse. Baphomet, car il était maintenant évident que nous nous trouvions face à cette entité vénérée par l’ordre du Temple, fit disparaître la tombe dans ses entrailles. Puis il y eut un éclat lumineux et doré. Par réflexe, je brandis une main devant mes yeux. Son intensité fut si terrible qu’il me brûla l’œil le moins protégé. J’en perdis instantanément l’usage. Mes trois compagnons, Philibert, son vassal et le comte, moins chanceux ou moins vifs, furent percutés de plein fouet. Je vis leurs yeux s’enflammer et leur cri m’amena droit dans les pires recoins de la Géhenne. Vidé de toute force et de toute volonté, je m’évanouis, alors que des milliers d’images déroutantes s’amoncelaient dans mon esprit.
9 L’histoire s’arrête ici. Ma vie de chevalier avec. J’aurais pu utiliser ces quelques feuilles pour demander pardon à ceux que j’ai déçus et remercier ceux qui m’ont soutenu dans cette vie. J’ai préféré vous narrer ma dernière aventure. Je suis responsable de l’hécatombe de Bresse. Les villageois aux yeux et au cerveau calcinés, les valets et les chevaliers assassinés, Philibert, son vassal et le comte rendus aveugles et fous. Je suis jugé responsable de tout. Mais je n’ai pas cherché à me défendre. Je crois, en fait, que je me réjouis de quitter cette vie. J’en ai trop vu. À l’instant où Baphomet s’est mis à briller, j’ai reçu d’innombrables informations. Une sorte de lucidité exacerbée. Je vais vous en donner quelques bribes. Pour commencer, les pluies que nous subissons depuis déjà deux éternelles années trouvent leur origine dans la colère de cette entité céleste. Lors des croisades, une entité vile et buveuse de péchés a été réveillée. Les Templiers furent les premiers à découvrir l’existence de cette créature infernale et gigantesque. Il y eut alors une scission au sein de l’ordre. Certains perdirent la foi et renièrent leurs vœux. D’autres, plus valeureux et prêts à l’abnégation, choisirent de comprendre cette divinité. Ayant pris connaissance de son pouvoir et de la menace latente qu’il alimentait, les Templiers décidèrent de lui vouer un culte pour apaiser son courroux. Ainsi, on trouve des statues, comme dans la crypte, et des statuettes à l’effigie de Baphomet. On parle de cérémonies affreuses orchestrées par les Templiers. Oui, elles sont affreuses et on y sacrifie des hommes comme offrandes. Mais l’objectif est toujours d’en sacrifier un pour en sauver le plus grand nombre. Pour rassasier le monstre, ce sont des hommes dont l’âme est lourde de péchés qui sont offerts. C’était cela qui avait lieu dans la crypte. Un Templier avec beaucoup de sang sur les mains reposant sur un autel de Baphomet. Ces autels ne sont d’ailleurs pas l’œuvre de l’ordre du Temple. Mais celle de civilisations oubliées. Les Templiers étaient parvenus à tenir éloignée cette entité ravageuse jusqu’à il y a peu. 1312, sous l’ordre du pape Clément V, l’Inquisition a dissous l’ordre du Temple. En surface, les raisons sont valables. Mais les Templiers sont nos gardiens. Heureusement, les rumeurs disent vrai. Certains Templiers ont secrètement été absous. Ils continuent d’agir dans l’ombre. La fin des croisades a annoncé la fin d’une ère sanglante et le début de la colère de Baphomet. Tout récemment, ce sont eux qui ont sacrifié Jean 1er. Pour nous, c’était un roi. Pour eux, une offrande. Ils ont offert la pureté royale en martyre, pensant que cela fonctionnerait face à l’irascibilité grandissante du monstre. Grave erreur. Même les héros peuvent se fourvoyer. Alors, ils ont disséminé nombre de pécheurs dans le monde. Notamment dans la région bressane. Et l’activation de cet autel a réveillé la sauvagerie et les vices des âmes, de la faune et de la flore alentour. Triste dénouement. Mais si cela permet de sauvegarder l’humanité, alors qu’il en soit ainsi. Le paysage de Bresse s’est reconstruit depuis, mais il y reste les étangs et les collines. Personne ne peut nier ce fait. Il en est de même pour les plaies que je garde sur les bras. Celles des morsures des écureuils. Ou encore de ce déluge qui dure depuis deux ans et qui cesse le jour même du passage de Baphomet. Même si vous ne désirez pas voir la réalité, elle est ici. Les preuves sont multiples et sous vos yeux. Des forces supérieures sont à l’œuvre. Entités célestes ou bêtes infernales ? J’espère que vous trouverez quelqu’un pour vous éclairer.
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