La nuit est froide, Tristan frissonne, emmitouflé dans son anorak. Il marche sous les étoiles éclairé par la fade lumière des lampadaires. La ville est endormie, peu de bruits viennent troubler son sommeil ; l'air glacé semble avoir tout figé. Tristan joint ses mains engourdies par le froid pour rallumer sa cigarette, la flamme lui réchauffe les doigts l'espace d'une seconde. Il sent la fumée passer dans sa gorge en l'irritant un peu puis prend une grande inspiration par le nez, il est bien. Sous le perron d'un petit commerce un clochard ronfle légèrement. Les oreilles de son chien s'animent à l'approche de Tristan, il ouvre à demi un œil placide, le regarde passer, puis se rendort blotti contre son maître. Tristan se perd dans ses pensées pendant que son corps fait tout pour repousser les assauts du froid. Il explore les méandres de ses souvenirs, un sourire nostalgique sur les lèvres. Au loin un cri d'homme ivre lui fait perdre le fil de sa réflexion. L'homme chante, mugit, comme s'il voulait s'étendre, prendre plus de place dans le monde, dans l'univers. Il veut se persuader qu'il existe, il veut que les autres le sachent également. Si les autres ne le remarquent pas, comment pourrait-il être sûr d'être réellement là ? Alors il hurle, tonne, chante à pleins poumons et ses cris sont autant d'appels de détresse qui signifient : « J'EXISTE ! JE VEUX EXISTER ! DITES-MOI QUE J'EXISTE ! FAITES-MOI UN SIGNE ! » Tristan entend l'appel s'éloigner puis s'éteindre, il jette son mégot. Son esprit reprend son errance, il repense à un haïku qu'il avait lu longtemps auparavant : Le moineau sautille sur la terrasse. Il a les pattes mouillées. En le lisant il avait trouvé ça stupide, facile. Mais plusieurs fois il y avait repensé, cela faisait écho en lui, preuve que dans cette simplicité se cache une certaine force ; il s'imagine le moineau sautiller, ses fines pattes luisantes laissant sur la terrasse de minuscules traces éclairées par une lumière matinale ; il entend le tintement léger d'une source, qui s'écoule dans un bassin d'eau claire sur lequel fleurissent les nénuphars. Il voit une petite maison japonaise sur le flanc d'une montagne luxuriante, le calme, l'air parfumé, vivifiant et pur, et ce tout petit moineau qui sautille au centre de tout… L’ululement inquiétant d'une sirène vient déchirer le silence glacé de la nuit et perturbe Tristan dans sa contemplation intérieure. Il l'écoute se perdre dans le néant et découvre au loin, bien plus loin que la sirène, un grondement métallique, sourd et menaçant. Comme le ventre d'une bête affamée, tapie dans la nuit, attendant le jour pour se jeter sur la ville et dévorer les hommes. Il se demande quel genre de machines peuvent alimenter ce grondement perpétuel, ce grondement qui rappelle à tous les citadins, même pendant leur sommeil, que quelque chose les attend et qu'ils ne sont pas libres… Il se représente une créature faite de chaînes et de rouille, d'engrenages et de poulies, toute fumante, écumant de la lave de sa gueule béante. Soudain une forte déflagration le fait sursauter. La vibration est si puissante que des fenêtres se brisent, répandant partout des tintements presque mélodieux. Tristan ne bouge plus. Il regarde le ciel qui se pare d'étonnantes couleurs. Les têtes commencent à s'amonceler aux fenêtres, des cris retentissent dans toute la ville. Une étrange aurore boréale enflamme toute la voûte céleste, elle irradie la terre d'une lumière spectrale et d'une chaleur agréable, trop étrange pour ne pas être inquiétante. Les humains se mettent à sortir dans la rue, ils courent, les cris continuent à se faire entendre. Ce ne sont pas des cris pour exister, ce sont des cris affolés, des cris pour s'oublier, pour oublier la mort qui se dresse soudain face à eux, pour oublier leur vie passée à oublier de vivre. Certains prient ostensiblement, déclamant des phrases exaltées avec véhémence en projetant leur regard implorant vers les flammes qui lèchent le ciel. D'autres s'activent à faire rentrer toute leur famille dans leur voiture ; ils portent leurs enfants comme les fourmis transportent leurs larves et les jettent sur la banquette arrière. Toute la ville semble devenue hystérique. Tristan est bousculé de toutes parts, il tente de se mettre à l'abri de toute cette agitation mais la foule l'emporte, le fait revenir sur ses pas. Le ciel semble s'allumer de plus en plus, l'air se réchauffe toujours. Tristan se colle contre un mur pour ne plus être ballotté. La folie qu'il voit lui fait peur. Son cœur cogne à lui faire mal. Il essaye de respirer profondément, la main droite contre la poitrine, mais son rythme cardiaque ne se calme pas. Il ferme les yeux et repense à ce moineau qui sautille, là-bas, sur sa terrasse, dans le calme serein de sa montagne. Mais même là-bas le calme s'éteint, le vent se lève et agite les fleurs et les arbustes qui se mettent à bruisser. Le ciel s'assombrit et la lumière matinale se mue en une obscurité maussade. Un homme bouscule Tristan qui tombe à terre, il se relève mais quelqu'un le bouscule à nouveau et il se rattrape de justesse à un lampadaire. Les sirènes se font partout entendre, c'est toute l'humanité qui appelle au secours. Les flammes ondulent toujours dans le ciel, elles semblent se rapprocher de la terre. Tristan se met à courir pour suivre le mouvement, dans sa détresse il cherche des yeux un endroit tranquille pour reprendre son souffle. Il remarque le perron devant lequel il vient de passer, celui sous lequel ronflait paisiblement le clochard, dans le silence et l'air glacé qui s'étaient brutalement dissipés. Il se fraye un chemin à travers les cris et les corps en mouvement, les voitures et les klaxons stridents. La chaleur devient lourde. Tristan atteint son but dans un dernier effort puis s'effondre au sol. Le chien qui l'avait regardé passer si placidement lui saute dessus, aboyant et mordant, les yeux exorbités. Tristan se protège à l'aide de son avant-bras sur lequel s'acharne férocement la bête. Derrière, le clochard observe la scène d'un air étonné, puis il rappelle son compagnon d'infortune d'un simple grognement avant de tourner son regard vers le spectacle d'hystérie collective que lui offre la rue. « C'est bien la première fois que j'te vois comme ça… » dit-il d'un ton neutre à l'adresse de son chien, alors que celui-ci vient quérir sa main d'un mouvement de museau, sa queue rêche remuant gauchement. Tristan se redresse un peu, calant son dos contre le mur et serrant contre lui son avant-bras dégoulinant de sang. Dehors la folie est toujours à son comble, même à l'ombre du perron la chaleur devient insoutenable. On entend les fracas des voitures qui s'encastrent, les klaxons et les sirènes. Des enfants errent en gémissant, perdus, cherchant une main qui se tendrait vers eux, mais leurs petits corps sont rapidement heurtés par les grandes jambes et écrasés par les semelles des adultes, trop occupés à s'oublier pour se rendre compte qu'ils piétinent l'innocence en hurlant comme des damnés. Tristan ne peut détacher son regard de la rue, à côté le clochard fait de même, les yeux sans peur, juste tristes et las, une main caressant son chien et l'autre tenant sa bouteille, comme s'il avait vu ça toute sa vie. La lumière est de plus en plus aveuglante, les peaux se mettent à rougir, les cris deviennent d'atroces plaintes de douleur. Tristan ne bouge toujours pas ; il voit des gens tomber et se tordre, il voit de la fumée s'en élever tandis que leurs cris s'étouffent dans leur gorge. L'air qu'il respire est si chaud qu'il semble lui brûler les poumons. Alors Tristan ferme les yeux, il repense à son moineau, loin, à l'autre bout du monde. Le moineau le regarde, ses pattes bien campées au sol pour résister aux bourrasques qui animent désormais ce paysage jadis immobile et calme. Soudain une bourrasque emporte le moineau, quelques minuscules gouttelettes se détachent de ses pattes en brillant l'espace d'un instant, comme une étincelle glacée. Tristan se concentre. Il voit toujours les fines traces luisantes laissées par l'oiseau sur la terrasse, il sent la fraîcheur, la douce humidité qui s'en dégage… Mais une vague sortie de nulle part vient recouvrir ces traces ; des eaux déchaînées s'abattent sur la petite maison de bois et la brisent dans un fracas terrible, sans qu'elle n'ait eu le temps de pousser le moindre grincement de résistance. Tristan ouvre les yeux en suffoquant. Sa peau le brûle, il observe le clochard toujours parfaitement immobile, le regard toujours impassible. Dehors, dans le bruit des pneus qui explosent, les corps sur le goudron surchauffé répandent peu à peu une odeur âcre de chair calcinée. La peau du clochard commence à fumer sans qu'il ne quitte son attitude stoïque, il semble se désintégrer en toute indifférence ; son chien couine un peu, regarde le calme de son maître, puis il repose sa tête, rasséréné, tandis que ses poils commencent à roussir. Le corps de Tristan n'est plus qu'une atroce douleur, il ne respire plus et meurt dans une dernière pensée. Le moineau bat frénétiquement des ailes, il panique, malmené par des vents violents, entre de lourds nuages noirs zébrés d'éclairs et d'immenses vagues qui viennent se fracasser contre le sommet des montagnes, projetant partout leur écume. Le moineau s'essouffle, son petit cœur ne tient plus le rythme ; il aimerait pouvoir se poser, retrouver le calme de sa terrasse, mais autour de lui il ne voit que les éclairs et les vagues titanesques. Son cœur se fige soudainement, après un dernier soubresaut pénible. Son corps léger ballotté par les vents chute en tourbillonnant, dans une dernière danse étrange et laconique, puis il plonge, inerte, dans la violence des eaux bouillonnantes.
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