C'était la même histoire que d'habitude, à ceci près que cette femme pleurait plus que la moyenne. Elle répétait inlassablement les mêmes choses, elle sanglotait, reniflait. Son mari venait de disparaître, comme les autres ; une lumière blanche était apparue, l'avait enveloppé, puis plus rien… Il était présent et l'instant d'après il n'était plus là. Jéremy prenait soigneusement en note le témoignage de la veuve, puis il prit congé en dissimulant mal son exaspération face aux larmes et à la redondance du discours. « Les gens disparaissent et cela semble durer depuis la nuit des temps », c'est la conclusion à laquelle il avait abouti, sans jamais arriver plus loin en quinze ans d'enquête. « Les gens disparaissent… » Trois livres et rien d'autre que ce constat accablant. En entrant dans son vaisseau Jéremy prit son visage dans ses mains. Allait-il continuer de courir chaque jour aux quatre coins de la planète pour ne faire que gonfler sa pile de témoignages déjà impressionnante ? Il n'en pouvait plus, à force de côtoyer sans cesse la détresse des gens il en était venu à la mépriser. Alors qu'il consignait au propre ses notes, un message s'afficha sur son ordinateur de bord, il était signé d'un certain Odour Blanki, humain d'Arora, la lune grise de Philaterra. Jéremy fut surpris, intéressé, il n'avait jamais rencontré d'humain d'autre système. Le message le félicitait pour ses livres, pour sa pugnacité, et l'invitait à prendre place dans un transporteur inter-système qui devait partir trois jours plus tard en direction de la lune grise. Les voyages inter-systèmes étaient généralement réservés aux milliardaires ou aux fonctionnaires de la fédération, c'était une occasion à ne pas louper. Jéremy relut plusieurs fois le message, avec suspicion, se méfiant de chaque mot, puis il finit par accepter.
Freetarget était une des quatre bases orbitales terriennes, elle était la plus ancienne et sa gloire était bien passée. Il était plusieurs fois arrivé qu'un quartier entier se dépressurise, laissant des milliers de corps en charpie s'éparpiller dans l'espace. Des émeutes éclataient souvent et étaient sévèrement matées. Seuls les quartiers supérieurs et l'astroport restaient totalement sûrs… En avançant sur la passerelle d'embarquement Jéremy éprouva un sentiment de malaise, il contemplait l'immense vaisseau de forme ovoïde qui allait transporter les mille huit cents passagers et les quatre cents membres d'équipage d'un système à un autre. Deux mille deux cents personnes qui allaient voyager pendant un mois dans le vide intersidéral à bord de ce gros œuf. Réprimant son appréhension, il finit par monter à bord.
Jéremy n'était pas dans son élément. Il ne se sentait pas bien avec ces gens dont les conversations étaient soit trop complexes, trop pointilleuses, soit trop creuses. Après avoir fait quelques efforts pour s'intégrer il finit par éviter de quitter sa chambre, il ne passait plus au réfectoire que pour prendre un bout de pain et se baladait quelquefois au coin panorama, lorsque personne ne s'y trouvait, pour perdre son regard dans le vide. C'est lors d'une de ces balades, à peu près deux semaines après son départ, qu'il remarqua une chose étrange : alors qu'il observait un astéroïde errant dans une zone ne subissant l'influence d'aucune gravité, il vit celui-ci dévier de sa trajectoire en effectuant presque un angle droit. La chose saisit tellement Jéremy qu'il ne remarqua même pas la femme qui s'avançait vers lui. Arrivée à son niveau elle s'arrêta et regarda l'espace à son tour sans remarquer l'objet céleste qui suivait à nouveau une trajectoire rectiligne.
– C'est effrayant… dit-elle simplement.
Jéremy sursauta un peu, il observa la femme qui lui sourit doucement. C'était Agathe, une jeune fonctionnaire de la fédération, elle effectuait son premier voyage inter-système. Deux heures plus tard ils étaient dans les bras l'un de l'autre, perdus dans une volupté qui repousse toutes les notions de temps et d'éternité. Jéremy aurait voulu mourir dans ses bras, de quiétude, d'abandon… Mais le temps ne se laisse jamais duper, et lorsque l'on a créé autour de soi une bulle pour s'en protéger il finit toujours par accélérer. C'est ainsi que l'arrivée du vaisseau vint mettre un terme à la plénitude de Jéremy et l'au revoir d'Agathe lui serra le cœur tant il ressemblait à un adieu. De retour à sa solitude et à ses tourments, dans la navette qui quittait la base orbitale d'Arora, Jéremy découvrit la mystérieuse lune. Au-dessus de lui, occupant la moitié du ciel, se tenait Philaterra, une planète gazeuse dont la lumière orange était absorbée par la végétation argentée qui recouvrait la lune grise vers laquelle il descendait. Le spectacle était si impressionnant que beaucoup de nouveaux arrivants en étaient abasourdis. L'étoile la plus proche était à une distance presque deux fois plus élevée que celle qui séparait la terre du soleil, mais la géante gazeuse autour de laquelle la lune gravitait fournissait suffisamment de lumière et d'énergie pour l'épanouissement de la vie.
Odour Blanki attendait Jéremy devant un imposant véhicule. Il avait de grands yeux verts très écartés l'un de l'autre, une bouche longue aux lèvres fines qui ressemblait à une fente, des épais cheveux blancs laiteux et un corps long et effilé. Il accueillit cordialement Jéremy d'un sourire et d'une poignée de mains fraternelle.
– Bienvenue, fit-il avec un étrange accent, content de vous voir ici. – Tout l'honneur est pour moi, répondit simplement Jéremy en promenant autour de lui un regard curieux.
Tout lui était inconnu, chaque brin d'herbe prenait un caractère étonnant, les couleurs allaient du doré au gris bleuté, certaines plantes prenaient même des éclats cuivrés. Par contre les fleurs semblaient absentes. Ne voulant pas paraître impoli Jéremy ne demanda pas tout de suite à son hôte la raison de son invitation, bien que cette question lui brûlait les lèvres. Ils passèrent donc tout le trajet à parler des différences entre la terre et Arora. Jéremy fut surpris d'apprendre que sur cette lune les plantes se fertilisaient sous terre, à l'aide de toute une gamme de vers, ce qui expliquait l'absence de fleurs.
Une fois arrivé devant un grand bâtiment métallique à moitié enterré, dont les contours reflétaient placidement la lumière orangée de Philaterra, Odour Blanki appliqua simplement sa main sur la paroi et une porte dont on ne devinait pas les contours s'ouvrit. À l'intérieur un long couloir froid se prolongeait dans l'ombre.
– C'est là que vous vivez ? demanda Jéremy avec détachement tandis qu'un frisson lui courait sur la nuque. – Oui, le plus souvent, c'est là que je travaille.
Odour Blanki entra, Jéremy lui emboîta le pas.
– Et quel est votre métier ? – Je soigne les folies, enfin j'essaye, et j'ai un malade que je tiens à vous montrer.
Le frisson de Jéremy s'étendit à toute sa colonne vertébrale.
– N'ayez aucune crainte, l'endroit est sûr et les malades de ce bâtiment ne sont pas dangereux…
Odour Blanki avança dans le couloir aux allures de tunnel, Jéremy lui emboîta le pas en tentant de cacher ses appréhensions. La lumière se faisait sur leur passage, sans qu'on puisse en percevoir la source, elle était douce, rassurante, et Jéremy gagna en confiance.
– Pourquoi pensez-vous que votre patient est en mesure de m'aider ? – Vous allez comprendre, il m'a été envoyé par un collègue hélidorien, il aurait pris une forte dose de shava et ne l'aurait pas supporté. – Si son état est dû à une prise de drogue, en quoi suis-je concerné ? – Vous verrez…
En disant ces mots Odour Blanki s'arrêta et se tourna vers le mur droit du long couloir qui semblait se prolonger indéfiniment, à nouveau une porte invisible s'ouvrit. Jéremy suivit son hôte dans une petite pièce ronde contenant un bureau faisant face à un grand écran courbe qui épousait esthétiquement la rondeur de la pièce.
– C'est mon bureau, asseyez-vous je vous en prie.
Jéremy s'exécuta. Odour Blanki alluma l'écran.
Un homme semblait terrorisé, il hurlait, regardait de tous côtés avec des yeux déments. Les paroles, saccadées et dans une langue inconnue de Jéremy, étaient sous-titrées.
– Ils m'ont vu ! Ils vont venir ! Aidez-moi !
La voix douce et profonde d'Odour Blanki répondit, elle était elle aussi sous-titrée :
– Personne ne va venir vous prendre, vous êtes en sécurité ici… – Tuez-moi ! Eux ne me laisseront pas mourir ! Tuez-moi !
Jéremy tourna rapidement des yeux gênés vers son hôte qui lui fit signe de continuer de regarder l'écran. Il y eut une coupure puis le même homme, dans une pièce ronde et capitonnée, qui tentait désespérément d'en sortir. Il s'activait pour trouver une faille le long des parois de sa cellule quand soudain une intense lumière apparut, l'homme tourna vers elle des yeux gonflés de détresse, exorbités de panique, puis se mit à pousser un pathétique hurlement au moment où la lumière commençait à le recouvrir ; puis la lumière disparut, puis plus rien… Jéremy resta un moment pétrifié, il avait entendu cette histoire tant de fois, l'avait notée tant de fois sur son calepin, et maintenant il voyait la scène et n'en croyait pas ses yeux.
– J'ai fait un agrandissement sur la lumière, au moment où elle s'estompe on distingue quelque chose, c'est très flou mais il me semble voir un visage.
Odour Blanqui rembobina et repassa la scène au ralenti. Il zooma sur la lumière et, au moment où celle-ci disparut, il mit l'image en pause. Il était dur de comprendre ce qu'il y avait à l'écran, cela donnait l'impression d'un amas de chair avec au centre un visage aux traits torves. Jéremy restait sidéré, il avait presque du mal à y croire. Il regarda sans se détourner l'image étonnante, effrayante, qu'il avait en face de lui comme pour s'en imprégner. Comme si dans cet agrandissement se cachait la clé du mystère qui l'animait depuis si longtemps. Odour Blanqui laissa à Jéremy le temps de digérer la scène avant de prendre la parole :
– Les herbes hélidoriennes sont connues pour mettre dans des états de transe très avancés, certains Hélidoriens se vantent de voir des plans de l'existence qu'aucune science n'a encore réussi à soupçonner. Cet étudiant d'Arora était parti sur Hélidore pour y subir l'initiation de Barma Bak, l'un des herbonautes les plus connus de cette planète. Si vous le désirez je vous offre le trajet, je suis moi aussi en mal de réponses et je ne peux malheureusement pas me défaire de mes obligations.
Jéremy détourna enfin son regard de l'écran.
– Le trajet pour Hélidore la verte ? demanda-t-il, incrédule. – Vous acceptez ? – Bien sûr !
Odour Blanqui mit à la disposition de Jéremy l'un de ses vaisseaux, il régla l'ordinateur de bord en langue terrienne commune et mit le pilote automatique. Jéremy sentait une boule qui lui pesait sur les entrailles, il allait voyager seul dans l'espace durant deux semaines et demie, mais la perspective de contempler Hélidore et d'avancer dans son enquête était plus motivante que n'importe quelle angoisse. Le vaisseau démarra et quitta l'atmosphère d'Arora à une vitesse fulgurante, les Terriens avaient décidément de gros retards technologiques… Jéremy regarda, rêveur, l'immense planète orange et la petite boule pleine de vie qui lui tournait autour. Durant son trajet il revisionna la vidéo, mit la même image en pause et fit le même zoom des centaines de fois, il relut ses notes, s'intéressa aux travaux d'Odour Blanki et regarda les étoiles durant de longues heures.
Alors qu'il était plongé dans un profond sommeil un bruit d'alarme réveilla Jéremy, il entendit l'ordinateur de bord répéter d'une voix neutre :
– Objet en approche, manœuvre d'évitement impossible.
Paniqué, Jéremy se jeta vers le cockpit et contempla avec effroi l'énorme astéroïde qui s'avançait vers lui. L'impact allait avoir lieu, il se mit en boule, attendant, inutile, d'être broyé et happé par le vide de l'espace. Au moment où il croyait mourir l'alarme se stoppa et la voix de l'ordinateur de bord changea de ton.
– Bonjour humain, fit-elle, joviale.
Jéremy releva la tête et constata que l'astéroïde avait miraculeusement stoppé sa course et restait tranquillement à côté du vaisseau.
– Bonjour humain, insista l'ordinateur de bord. – Qui êtes-vous ? répondit Jéremy d'une voix tremblotante. – Je suis celui qui se tient à côté de ton vaisseau et je viens rompre un court instant ma solitude en ta compagnie.
La voix synthétique prenait un ton doucereux qui ne lui était pas du tout coutumier.
– Vous êtes l'astéroïde ? demanda Jéremy, incrédule. – Je suis ce que certains appellent un éternel, parce que je suis né en même temps que le temps et que je mourrai avec lui… – Vous êtes immortel ? – Tout est mortel, un jour le temps stoppera son cours et tout sera rappelé au néant. L'homme que tu veux rencontrer connaît notre existence, il connaît également les principes qui régissent cet univers et il sait que ceux qui voudraient survivre à la fin du temps seraient plongés dans un vide bien pire que le néant originel. – Comment savez-vous que je dois rencontrer quelqu'un ? – Je lis en toi humain de la terre, les hommes sont comme des histoires, ils vivent juste le temps d'avoir quelque chose à raconter… Certains refusent cette condition, persuadés qu'ils peuvent s'en émanciper. Peut-être est-ce vrai… ce sont de curieuses créatures. – Alors vous connaissez mon enquête ? Avez-vous des réponses à m'apporter ? fit précipitamment Jéremy en sortant son calepin. – Je n'ai pas les réponses que tu souhaites entendre, adieu maintenant, je dois reprendre mon errance et toi le cours de ton destin…
Jéremy vit l'inerte masse rocheuse s'éloigner avec une irréelle légèreté. Il voulut la rappeler mais l'ordinateur reprit sa voix habituelle :
– Éloignement de l'objet en cours, fin de l'alerte.
Enfin Hélidore était en vue, de loin sa teinte était d'un vert bleuté mais plus il s'avançait plus le vert dominait. Lorsque son vaisseau entama sa mise en orbite, Jéremy pouvait voir distinctement les immenses jungles que parcourait un impressionnant réseau de rivières s'étendant jusqu'aux deux uniques océans situés aux pôles de la planète. Une fois dans l'atmosphère et en approche de son lieu d'atterrissage il fut surpris de constater que les vastes étendues qui l'entouraient ne portaient quasiment aucune trace de présence humaine. Alors qu'il pensait que son vaisseau allait se poser dans une grande clairière entourée d'arbres aux tailles démesurées celui-ci continua de descendre et s'enfonça sous terre. Il arriva dans une cavité aux parois couvertes de racines larges et noueuses, certaines ressemblaient même à d'étonnants piliers informes, sortant du plafond et allant se fixer dans le sol. Un groupe d'hommes et de femmes attendait Jéremy, ils étaient de petite taille, avaient tous les yeux d'un bleu clair et délavé ; leurs traits semblaient afficher une triste monotonie. À son approche l'un d'eux se fendit d'un léger sourire qui se voulait convivial.
– Bonjour monsieur Jéremy, fit-il aimablement, votre voyage s'est-il bien passé ? – Eh bien oui, j'y ai même fait la plus étonnante rencontre de ma vie…
L'homme eut l'air surpris, puis il continua en faisant semblant de ne pas avoir relevé la remarque, prenant peut-être celle-ci pour de l'humour terrien.
– Je suis Hichi Mok, Odour Blanki m'a demandé de vous escorter durant votre séjour. Hélidore est une planète dangereuse, mais si vous suivez quelques règles simples vous ne risquerez rien… Suivez-moi, ces hommes vont s'occuper de votre vaisseau.
Jéremy suivit Hichi Mok dans un tunnel éclairé par une sorte de long fil fluorescent qui courait au plafond ; les murs ne semblaient être qu'un entrelacs de grosses racines.
– Les Hélidoriens vivent donc sous terre ? demanda Jéremy pour briser le lourd silence. – Oui, la surface est dangereuse, ceux qui refusent de la quitter sont des rétrogrades, des ennemis du progrès. C'est l'une de ces personnes que je suis chargé de vous faire rencontrer…
Son ton, bien qu'aimable, ne cachait pas un certain mépris.
– Pourquoi la surface est-elle si dangereuse ? – Les plantes, les animaux, près de la moitié de ce qui vit là-haut est potentiellement mortel… répondit Hichi Mok avec détachement.
Jéremy était paré ; il avait enfilé une combinaison verte, indispensable, lui avait-on dit, pour évoluer à la surface, et il avait enclenché des capsules de liquide, censées repousser les créatures hostiles, dans le pulvérisateur qu'il portait sur le dos. Fébrile, il monta à bord d'une embarcation amarrée dans une rivière souterraine qui courait tranquillement sous la voûte des racines. Hichi Mok dirigeait l'embarcation et en quelques minutes ils furent à l'air libre. Jéremy fut fasciné par la couleur bleu-vert du ciel.
– Surtout ne touchez pas à l'eau, ne vous penchez même pas, prévint Hichi Mok, chaque année des gens meurent de cette manière…
Jéremy regarda l'eau en prenant bien garde de ne pas se pencher et il remarqua que toute la surface était frémissante de vie, c'était presque comme si l'eau elle-même était vivante. De longs corps luisants ondulaient partout et quelquefois une grosse tête étrange aux yeux ronds apparaissait, ici ou là, pour disparaître aussitôt. Sur les rives d'énormes fleurs étaient butinées par des créatures tout aussi gigantesques, que semblait guetter la non moins grosse tête qui fendait la surface des eaux grouillantes. Jéremy observa cet impressionnant ballet durant les deux heures que dura son trajet. Il dut utiliser son pulvérisateur une fois, lorsqu'une nuée de ce qui lui semblait être des insectes de la taille d'un poing s'approcha trop près de l'embarcation. Finalement ils accostèrent sur un large ponton de bois dense et sombre. Une femme vint à leur rencontre, elle avait les yeux moins bleus et le teint moins glabre qu'Hichi Mok.
– Bienvenue à vous, Barma Bak est prêt à vous recevoir, récita-t-elle avec un accent très prononcé.
Hichi Mok échangea avec elle quelques mots en hélidorien puis il se tourna vers Jéremy :
– Allez-y, je vous attends ici.
Dans un abri constitué d'arbres vivants voûtés et de plantes grimpantes Barma Bak l'attendait, couché dans de la paille. Jéremy fut surpris par ses membres noueux et ses traits très marqués qui reflétaient la dureté mêlée à la sagesse. Il tourna vers lui des yeux éteints qui avaient l'air de ne pas voir, ou bien de voir à travers.
– Bonjour, c'est un honneur, commença Jéremy tandis que l'autre se mettait en tailleur pour prendre place face à lui. – Vous sentez l'urine de bugala, fit Barma Bak d'une voix caverneuse sans changer de regard. – Heu… répondit Jéremy, pris de court. Ce doit être le produit qu'on m'a donné pour repousser les créatures… – Pas malin, un bugala pourrait vous prendre pour un adversaire et vous n'auriez aucune chance. Les fous, ils veulent s'extraire du cycle de la vie et ensuite ils ne comprennent pas pourquoi ce cycle les rejette comme des corps étrangers. Alors ils maudissent la création en essayant de comprendre ce qu'ils ne pourront jamais expliquer…
Jéremy n'osa rien ajouter. L'homme assis en face de lui regardait toujours loin derrière sa personne, puis d'un signe de main il l'invita à prendre place à ses côtés.
– Je peux te faire voyager dans l'espace et dans le temps, te faire dialoguer avec des consciences invisibles, ou même cachées à l'autre bout de l'univers, dans d'autres dimensions, mais au-delà du temps tu ne pourras que contempler l'horreur de ceux qui ne veulent pas mourir et de ceux qui ne peuvent pas. – Je veux juste savoir pourquoi les gens disparaissent, qui ou quoi les enlève… – Je ne veux pas voir ce qu'il y a au-delà du temps, contempler le néant peut rendre aveugle, contempler les démons peut les attirer chez vous… Mais je peux vous guider. – Pourquoi parlez-vous d'au-delà du temps ? – Parce que les consciences que la lumière enlève disparaissent totalement de l'espace-temps. – Vous voulez parler d'autres dimensions ? – Toutes les dimensions sont incluses dans l'espace-temps. La seule solution que j'entrevois c'est qu'une conscience suffisamment intelligente et suffisamment folle a survécu au chaos final qui aspirera toute la matière. Pour faire renaître quelque chose dans le néant il faut de la matière, et pour stabiliser cette matière, il faut des consciences pour la contempler…
Jéremy réfléchit, il ne comprenait pas grand-chose au charabia de Barma Bak mais il savait qu'il avait un choix très simple à faire, prendre des risques ou abandonner.
– Emmenez-moi, cette enquête c'est ma vie, alors tant pis si son aboutissement me tue. Barma Bak le regarda avec gravité, puis il sortit d'un pli de la couverture sur laquelle il était assis une longue pipe en bois sculpté. Il l'alluma et prit deux grandes bouffées, une odeur fortement épicée se diffusa sous l'abri. La pipe passa de main en main et lorsque Jéremy eut lui aussi tiré quelques bouffées Barma Bak lui fit signe de s'allonger à côté de lui et de fermer les yeux.
En fermant les yeux Jéremy eut l'impression de les ouvrir sur un autre monde. Il voyait l'univers tout entier et pouvait s'y mouvoir avec aisance. D'un coup Barma Bak apparut et Jéremy commença à le suivre dans le cosmos, ils allèrent à une vitesse insoupçonnable, si vite que toute chose s'arrêta autour d'eux ; Jéremy voyait les particules de lumière, il comprenait la matière. Barma Bak se mit soudain à grandir, Jéremy fit de même et ce fut comme si tout le cosmos entrait en lui, il le contempla comme un tout, comme quelque chose de clos, d'autres dimensions se dessinèrent autour et là, d'un coup, il comprit le temps. Submergé par trop d'émotions il voulut fuir mais Barma Bak le retint et lui montra les parois du temps, celles au-delà desquelles il est normalement impossible de se rendre, celles au-delà desquelles il ne peut exister que néant ou abomination. Jéremy s'approcha prudemment des parois et fut soudain pris d'horreur. Dans le néant quelqu'un avait rebâti un univers à partir de milliards de corps agglomérés, cet entremelat de chair palpitait, certains corps possédaient des visages, d'autres n'en possédaient pas du tout. Les bouches déformées criaient, gémissaient ou bien émettaient des bruits rauques de respiration, les traits étaient monstrueux, les yeux semblaient soit collés soit vouloir sortir de leurs orbites ; ils étaient tous reliés par les intestins, les membres, les veines. Des femmes enceintes hurlaient, défigurées par la douleur d'un atroce accouchement permanent. Tous ces corps secoués de spasmes, de convulsions, semblaient faire office de machine créatrice d'atmosphère dont la matière n'était pas balayée par le vide pur, le vide inepte qui les entourait, et dans chacun de ces corps battants et palpitants se trouvait une conscience, figée dans les turpitudes d'une horreur indicible.
Jéremy s'éveilla dans l'écume de sa bave, pris de tremblements. Barma Bak assis à côté le regardait sans rien dire, avec toujours cette même expression figée, cet air lointain.
– Tu as vu ce que tu voulais voir Terrien, que vas-tu faire maintenant ?
Jéremy roula sur le côté pour tousser et cracher. Il reprit longuement sa respiration puis des larmes se mirent à couler le long de ses joues.
– Je ne sais pas… Quelles sont ces choses ? Qu'ont-ils fait ?… gémit-il pitoyablement en restant au sol. Qu'est-ce que je peux faire ? – Si tu n'as pas été vu tu peux espérer vivre et mourir, sinon tu risques de traverser la lumière et de vivre un instant infini dans un univers que les principes de la création réfutent. – Je ne crois pas qu'ils m'aient vu, fit Jéremy en tentant de reprendre ses esprits et en se redressant. – Bois ça, ça ira mieux, et rentre chez toi… Il y a des choses dans l'univers qu'il vaut mieux ne pas savoir, et il faut ignorer toutes celles qui se trouvent au-delà…
Barma Bak tendit un bol de terre cuite à Jéremy qui but le breuvage amer tandis que sur ses joues brillait encore le chemin emprunté par ses larmes.
Jéremy ne dit pas un mot durant tout son retour sur la rivière, Hichi Mok semblait bien s'en accommoder. À l'embarcadère un homme les attendait, il avait un message d'Odour Blanki adressé à Jéremy : « Monsieur Jéremy, j'espère que votre enquête avance. J'effectue de mon côté des recherches qui ont finalement porté leurs fruits. Sachez que sur les sept astres habités par des humains, tous ont des cas recensés de disparitions semblables à la nôtre, tous sauf un : Elo, la planète des Elohims, les premiers humains. Peut-être savent-ils s'en protéger ? Ils sont très secrets et communiquent très peu sur eux de peur d'influencer les planètes moins évoluées… En tous cas il y a forcément quelque chose à apprendre là-bas… Je me suis permis de joindre Azol Gul, un Elohim très au courant des affaires de sa planète, pour vous recommander à lui. Voici le billet qui vous permettra d'aller de Hélidore à Elo en transporteur cryogénique. La durée du voyage est de six mois mais je pense que votre enquête le vaut bien. Cordialement. Odour Blanki. »
Lorsque Jéremy prit place à bord de son caisson, à côté des milliers d'autres caissons, il ne savait plus très bien s'il partait se cacher de ce qu'il avait vu ou bien s'il comptait continuer son enquête, toujours est-il qu'il entra, et lorsque le caisson se referma, il s'endormit.
La première chose qu'il ressentit en émergeant fut une vive lumière qui lui traversait les paupières, puis la lourdeur de son corps et de tous ses membres. Il poussa un gémissement. Quelqu'un le manipulait, on essayait de le sortir de sa torpeur, de sa plénitude. Il ne voulait pas ouvrir les yeux, il ne voulait rien voir. Il ne savait pas de quoi il allait se rendre compte alors mais il avait la conviction confuse que tout allait être pire que ce rien duquel on le tirait. Des voix commencèrent à lui parvenir. Son bien-être le quittait. Il entendit son cœur battre, sa respiration. Ses yeux s'ouvrirent et il se mit à hurler. Des silhouettes s'activaient autour de lui, on tentait de l'empêcher de bouger. Il vit qu'on lui injectait quelque chose, puis il se calma et se rendormit. Ses yeux s'ouvrirent sur une pièce vide à la lumière tamisée. Tout son corps était engourdi et s'étalait sur un matelas blanc. Il fit un grand effort pour se redresser et constata un homme étrange à côté de lui, ses grands yeux le fixaient avec insistance, il avait les traits fins et le visage aquilin.
– Bonjour monsieur Jéremy.
Cette fois ce ne fut pas l'accent qui choqua Jéremy mais la voix, elle était presque sans timbre.
– Qui êtes-vous ? articula Jéremy avec difficulté. – Je suis Azol Gul, l'un des membres éminent du conseil d'Elo, Odour Blanki m'a parlé de vous et j'ai appris que vous aviez fait une mauvaise réaction à la décryogénisation. Je suis donc venu voir si vous vous rétablissiez bien et… je suis au regret de vous annoncer la triste disparition de notre ami commun… – Odour Blanki est mort ? fit Jéremy en se redressant un peu plus. – Non, il a disparu. Vous savez de quoi je parle je suppose ?
À ces mots Jéremy fut parcouru d'un frisson, l'homme à côté de lui lui parut soudain terriblement inquiétant.
– N'ayez pas peur monsieur Jéremy. Vous savez lors de votre décryogénisation vous avez contracté tous les symptômes du syndrome du fœtus récalcitrant. C'est drôle. Comme tout le monde vous avez peur de la mort et pourtant vous gardez l'immense nostalgie du moment où vous n'étiez rien d'autre qu'une conscience endormie, c'est-à-dire rien. Pourtant vous allez servir un dessein plus grand, et vous ne serez plus jamais rien. – Non, pitié… geignit Jéremy en tentant de se déplacer sans y parvenir. Qui êtes-vous ? – Je suis un Elohim, première et seule véritable race humaine, et vous vous ne savez même pas qui vous êtes ni ce que vous êtes… D'ailleurs je vais vous le dire, puisque vous êtes venu jusqu'ici pour chercher des réponses. D'abord pour comprendre il faut savoir que les Elohim viennent d'une espèce apparue il y a presque un milliard d'années. Actuellement notre espérance de vie est d'à peu près cent mille ans. Bien sûr vous n'êtes pas au courant, tout comme les créatures dont vous vous nourrissez ne connaissent pas votre espérance de vie… Il y a de ça soixante-dix millions d'années nos descendants sont venus nous voir pour la première fois, ils avaient trouvé le moyen de traverser les époques. Ils affrontaient un chaos terrible. Eux qui avaient survécu aux pires cataclysmes, qui avaient réussi à se rendre biologiquement immortels, se retrouvaient face à la fin des temps. Mais comme toujours ils avaient trouvé une solution, et cette fois ils avaient besoin de notre aide. Nous avons été de planète en planète, pour en terraformer certaines et modifier l'évolution génétique d'autres qui étaient déjà propices à l'accomplissement du projet. Le but était d'obtenir des pièces biologiques pour recréer un univers fait de conscience et de chair, un univers dans lequel ils pourraient continuer d'exister et seraient les maîtres, qu'ils pourraient étendre à leurs convenances ; un univers dans lequel le temps, et donc la mort, n'existe plus. En devenant ce que nous attendons de vous vous devenez ce pourquoi vous avez été créés, des êtres qui pour l'immortalité de leurs créateurs demeurent dans une éternelle souffrance.
Jéremy était terrifié, il écoutait la longue voix sèche et traînante qui le glaçait d'effroi.
– Arrêtez ! Arrêtez ! réussit-il à crier de toutes ses maigres forces. – Voilà que vous refusez la vérité, celle que vous cherchez depuis si longtemps… Moi qui voulais vous faire plaisir. Mais l'heure arrive. Je vais vous laisser. Vous allez être le premier être transféré d'Elo, au moins d'une certaine façon vous aurez été unique… Au revoir, monsieur Jéremy.
Alors que Jéremy tentait de hurler une lumière apparut devant lui, puis dans cette lumière un visage abîmé aux yeux reflétant une terrible intelligence dénuée de toute émotion, un regard qui calcule et qui pourtant n'a rien d'humain. Le regard terrifiant de celui qui convoitait l'immortalité, et qui l'avait obtenue.
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