Il est six heures et demie du soir. Je sors à peine du travail que je m’empresse d’appeler la France. J’appelle ma fiancée, L., restée à Paris pendant mon séjour à Londres. Mon travail n’en est pas vraiment un, disons que c’est un job de plus qui je l’espère m’ouvrira les portes d’une entreprise quelconque. Au début je rêvais de travailler pour une grande entreprise, c’est surtout que je pensais que les entreprises allaient me courtiser dès la fin de mes études, en tout cas c’est ce que nous avait assuré l’école de commerce où j’ai passé mon Master professionnel. Jusqu’à présent je n’ai été recruté que pour travailler sur des projets à court terme, j’espère que celui-ci sera le dernier. C’est bien connu qu’avec la conjoncture économique actuelle, il n’est pas évident pour un jeune diplômé de trouver du travail facilement, que cela soit en France ou ailleurs. Toutefois, mes amis noirs me disent qu’il serait peut-être temps que j’ouvre les yeux et accepte le fait que si j’ai du mal à trouver un emploi en France, la conjoncture n’est peut-être pas la seule responsable. Peut-être que ma couleur de peau y est pour quelque chose ? Tous m’encouragent à aller tenter ma chance ailleurs, comme c’est déjà le cas de certains d’entre eux ! Je comprends leur raisonnement et sais bien qu’ils ont raison quelque part, mais tout ne dépend pas que de moi, il y a L. Je l’imagine mal s’ouvrant à une autre culture, s’adaptant à un nouveau pays. Elle est bien trop attachée à Paris, à son arrondissement, à sa famille, à ses amis pour tout quitter. Elle a beau être noire, elle est française, plus exactement parisienne dans l’âme. Comment pourrait-il en être autrement, la France est le seul pays qu’elle connaît véritablement, Paris la seule ville par laquelle elle jure. C’est son pays, sa capitale, tandis que pour moi, c’est plus mon pays d’adoption. L’Afrique, elle y a mis les pieds deux fois dans sa vie. Moi, j’y suis né. C’est pour cela que contrairement à elle, je n’attends rien de ce pays, disons que j’estime qu’il ne me doit rien, c’est plutôt moi qui lui dois tout ! Je n’éprouve pas de rage, je reste optimiste. C’est difficile à expliquer à mon entourage, mais je suppose qu’il faut être né dans la pauvreté pour le comprendre. Je me dis qu’il y aura bien une boîte qui finira par reconnaître mes compétences et m’engager. Il le faudrait bien ! Sinon ! Sinon quoi ? La galère sans doute ! Le téléphone sonne dans le vide, je vérifie l’heure et raccroche. Je le range dans ma poche mais le ressors aussitôt parce que je sais qu’elle va me rappeler. Je me dirige vers la station de métro mais change d’avis et fais demi-tour. Mon chef de projet m’a parlé d’un petit restaurant à deux rues d’ici. Je décide d’aller y jeter un coup d’œil, je verrai de l’extérieur si cela vaut le coup d’y entrer ou non. Il est encore tôt pour rentrer encore m’enfermer dans ma chambre. Grâce à une annonce passée sur un site de location, j’ai réussi à trouver une maison que je partage avec trois autres personnes, deux garçons et une fille, une Japonaise qui est en immersion pour apprendre à parler anglais. Bonne chance ! lui ai-je lancé la fois où elle me l’a dit. Elle m’a lancé un regard étonné, avant de hausser les épaules, j’imagine sa façon à elle de me dire d’aller me faire voir. Je lui ai alors expliqué que lorsque l’on veut être en immersion pour apprendre à parler une langue, on ne cohabite pas avec des étrangers, sachant que le seul à parler couramment, en l'occurrence moi, a malgré tout un accent. Les deux autres sont un jeune Espagnol, César, vingt et un ans, un gosse de riche à ce que j’ai cru comprendre ; il a posé ses affaires le jour de son arrivée pour s’en aller finalement vivre ailleurs, et un Hongrois, Yvan, à l’âge incertain, qui n’a pas pipé un mot depuis son arrivée il y a une dizaine de jours. On sait juste qu’il a une télé dans sa chambre qui semble être allumée à longueur de journée. Parfois on l’entend répéter des phrases apprises par cœur d’une voix sourde. Depuis que je suis là, j’ai dû voir les deux garçons une fois chacun, la fille je la vois chaque soir en rentrant, on se croise à la cuisine et à deux reprises elle m’a proposé de partager son dîner. Je crois comprendre qu’elle ne veut pas rentrer chez elle au Japon parce qu’à vingt-sept ans, je lui en donnais vingt-deux, sa famille espère la voir se marier et cela ne semble pas être dans son programme immédiat.
Je tourne un coin de rue et me sens happé par une odeur alléchante. Je presse le pas et me laisse guider par ma faim jusqu’à me retrouver devant un petit bistro français. Je ne peux m’empêcher de sourire en poussant la porte. Je me sens moins seul soudainement ! Le serveur, la quarantaine sans doute, un mètre soixante-quinze maximum, les traits fins avec un regard discret, s’approche de moi et me demande si j’attends quelqu’un. Je lui fais comprendre que ce sera une table pour une seule personne. Il n’y a que deux clients dans la salle, il me laisse le choix de ma table. Je me mets près de la fenêtre, et pose mon téléphone devant moi. Le serveur revient avec la carte des vins. C’est rare que j’en boive, surtout seul, mais ce soir je sens qu’un petit verre me fera du bien. Je commande un petit blanc. Je regarde autour de moi, l’endroit est petit mais propre. Pendant quelques minutes j’oublie où je suis et m’imagine quelque part en province. Je lève les yeux, s’il s’était agi d’un restaurant africain, il y aurait eu une télé allumée accrochée au mur, le volume à fond. On aurait tous eu l’air absorbé par ce qui se passait à l’écran, aussi inintéressant que cela fût. Les deux clients auraient été en train de converser comme des vieux amis. Je me suis souvent énervé lorsque mes amis blancs, en voyant deux Noirs discuter dans le métro, me demandaient si je les comprenais. Ma réponse était toujours la même, comprennent-ils les Suédois lorsqu’ils parlent ? Si non, alors pourquoi voudraient-ils que moi je comprenne ces deux Africains alors que l’on n’est pas du même pays ? En même temps je comprenais leur réaction. Les Noirs d’Afrique ne connaissent pas les frontières ; ils sont tous frères ou cousins. Je tourne la tête et regarde dehors, il ne s’y passe pas grand-chose ; quelques passants, la nuit qui tombe peu à peu, les lumières qui s’allument aux fenêtres. Je regarde mon téléphone et décide de baisser le volume lorsque je sens une présence sur ma droite, une jeune femme que je n’ai pas vue entrer ; elle devait être déjà sur les lieux. Elle revient des toilettes, je remarque l’écriteau dans son dos. Elle est sûrement en compagnie de l’un de ces messieurs assis et qui me tournent le dos. Je me décide à rappeler L., parfois elle n’entend pas son portable sonner. Au moment de composer le numéro, une ombre se dresse devant moi ; je lève les yeux et aperçois la jeune fille des toilettes. Je pose mon téléphone et la regarde. Que me veut-elle ? Les cheveux tirés en arrière, un manteau cintré autour de la taille, je devine des bottes aux pieds, la main posée sur la chaise, elle me demande dans un français parfait si cela me dérange qu’elle me tienne compagnie. Je me contente de hocher la tête. Ce n’est pas l’idée de dîner avec une jolie fille, une très jolie fille même, qui me pousse à accepter son offre mais plutôt la curiosité. Je lui tends le menu qu’elle repousse d’un geste de la main. Elle a déjà dîné, elle était sur le point de partir quand elle m’a vu entrer. Je me dis que c’est elle qui doit avoir besoin de compagnie, même si cela ne me ferait pas de mal non plus. Au début, elle me pose des questions, sur ce que je fais, pourquoi je suis à Londres, comment je connais ce restaurant. Je réponds à chacune de ses questions sans la quitter des yeux. Je l’observe de plus près. Je me demande ce qui se cache sous le tas de maquillage, elle pourrait avoir du sang noir, ou asiatique, ou les deux, je ne peux pas dire. J’avais une amie qui était typée pareil sauf qu’elle était arabe, peut-être que c’est aussi son cas. Je me retiens de lui demander si cela lui arrive souvent d’aborder des inconnus dans des restaurants. Elle me raconte comment elle est tombée sur ce bistro un soir par hasard et depuis elle y revient dîner chaque soir. Elle a tout testé dans leur menu et chaque fois elle a l’impression que c’est meilleur que la veille. Elle me demande si je veux connaître ses origines, je lui réponds que non. Elle doit savoir qu’elle intrigue. Elle n’insiste pas et me pose des questions plus personnelles. Est-ce un jeu pour elle ? Quoi qu’il en soit, au lieu de la remettre gentiment à sa place, après tout je ne la connais pas, je lui raconte docilement comment j’ai été adopté par ma tante, la grande sœur de ma mère et que j’ai grandi dans la région parisienne. Elle veut savoir ce que cela fait d’être adopté. Je lui explique que je ne me suis jamais posé la question puisque j’ai grandi avec ma tante. Elle me demande si je l’appelle « tata » ou « maman ». Je la laisse deviner. Elle me demande si cela ne fait pas drôle de donner la même appellation à ma mère et à sa sœur. Je lui demande ce qui est le plus « drôle », donner la même appellation à celle qui t’a donné la vie et celle qui t’a élevé ou appeler « tonton » ou « tantine » tous les Noirs africains que tu rencontres. Cela la fait éclater de rire. Elle se lève pour partir. Elle a un bus à prendre et ne tient pas à rentrer trop tard. En franchissant la porte, elle me lance « à demain », comme si c’était convenu d’avance. Je lui souris en lui faisant au revoir de la main. Je termine mon plat et commande un dessert. Je décide de rappeler L. Cette fois-ci elle décroche. Elle me demande où je suis parce que cela fait plusieurs fois qu’elle essaye de me joindre. Je lui dis que je ne dois pas recevoir puisque je n’ai pas entendu sonner. Une fois raccroché, je réalise qu’elle m’a appelé au moins quatre fois, comment expliquer que je n’ai pas entendu, pourtant je suis sur vibreur. Je règle l’addition et sors dans la rue devenue noire. L’air est un peu frais mais comme je suis bien couvert, je décide de marcher un peu dans la ville avant de rentrer. Je n’ai pas encore visité grand-chose. J’espère que L. pourra me rejoindre à la fin de mon séjour pour qu’on joue aux touristes ensemble. Ce n’est pas la première fois que je viens en Angleterre mais c’est la première fois que je séjourne à Londres. Mes pensées reviennent à L. Je me souviens de la première fois que je l’ai vue. Elle était aussi surprise de me voir que moi de la voir. Et dire que c’est grâce à ma mère que je l’ai rencontrée. Jamais je n’aurais cru être un jour l'objet d’un mariage arrangé et pourtant ! Ce jour-là ma mère avait insisté pour que je l’accompagne chez son amie, une amie d’enfance qu’elle avait retrouvée en France. Venant de banlieue lointaine, elle ne voulait pas traverser Paris toute seule. Je me souvenais de cette femme au caractère imposant qui venait parfois dîner chez nous avec son mari. Je savais qu’elle avait des grands garçons, c’est donc persuadé que j’allais passer du temps en leur compagnie que j’avais accepté de faire le voyage. On était arrivés depuis cinq bonnes minutes lorsque l’amie en question avait crié à sa fille de venir dire bonjour aux invités, en l'occurrence ma mère et moi. Je m’attendais à voir une petite fille et quelle ne fut pas ma surprise en voyant débarquer une jolie jeune fille d’à peu près mon âge. Ma surprise était égale à la sienne, parce que l’on pouvait lire sur son visage qu’elle non plus ne s’attendait pas à me voir. À son air calme et posé venait se rajouter une grâce naturelle que n’ont pas beaucoup de jeunes filles de son âge. Je n’ai pas eu besoin qu’elle ouvre la bouche pour savoir que je venais de rencontrer la femme que j’allais épouser. À l’époque un de ses frères vivait encore à la maison, comme prévu j’avais passé l’après-midi en sa compagnie, tout en observant sa jolie sœur du coin de l’œil. Une fois à table, sa mère avait laissé entendre que c’est sa fille qui avait préparé le repas. En croisant son regard, j’avais vite compris que ce n’était pas le cas. Plus tard elle m’avait expliqué que sa mère avait dit cela de peur que je ne veuille pas d’une femme qui n’était pas experte en cuisine. Elle faisait ça à chaque fois qu’un mari potentiel se pointait chez eux. Son frère ayant dû sortir, je m’étais retrouvé seul avec elle au salon, tandis que nos mères, restées dans la cuisine, se rappelaient leur jeunesse en sirotant de la bière. J’ai la chance d’être tombé amoureux, de ne pas m’être vu imposer une épouse comme certains de mes camarades à qui c’est arrivé. Des jeunes qui se marient pour faire plaisir aux parents et qui divorcent peu après en guise de vengeance, fous de colère et de rancœur, j’en connais. Mais aussi des vieux qui, après des années de célibat en France, décident d’aller se dégoter des jeunes épouses au pays, des jeunes filles qui n’ont pas encore été « salies » par la mentalité occidentale, sans se douter qu’ils finiront cocus. Des mariages qui durent six mois, un an, mais comme ça se passe entre familles et qu’il n’y a rien de légal là-dedans, alors on se marie et on divorce sans que la mairie ne soit au courant de rien, sauf s’il y a une naissance, parce qu’un enfant ça se déclare. Pour le moment, L. et moi sommes fiancés. Autant dire que l’on est mariés parce que si vous posez la question à nos familles, c’est la réponse que vous obtiendrez. On ne parle pas encore trop des enfants, je sais qu’elle en veut quatre, j’espère qu’elle changera d’avis en cours de route, parce que moi, deux ça m’ira très bien. D’ailleurs j’ai un ami qui m’a dit que je devrais être reconnaissant d’en avoir ne fût-ce qu’un pour commencer, alors disons que je serais content d’en avoir un pour commencer et ensuite on verra !
Même perdu dans mes pensées, marcher seul n’est pas mon fort, je m’en rends compte très rapidement et m’engouffre dans la première bouche de métro que je trouve sur mon trajet. En descendant les marches qui mènent sur le quai, je vois le reflet de mon corps qui se déplace à travers les vitrages des grands panneaux publicitaires. Avec mon teint foncé et la lumière opaque, on distingue à peine mon visage ; je suis juste une silhouette qui avance. Je m’arrête devant le plan de métro et réalise avec surprise que je ne me suis pas tant que ça éloigné de mon trajet habituel. Il n’y a pas grand monde sur le quai, je survole les gens du regard avant de me concentrer sur l’affiche publicitaire de l’autre côté du quai. Encore une publicité pour la crème solaire, on sent que l’été n’est pas loin, du moins dans l’esprit des gens parce qu’il y a encore quelques mois à passer avant qu’on y arrive. Contentons-nous de l’arrivée du printemps pour le moment. Comme tout le monde, je tourne la tête en direction du bruit du métro qui arrive, je suis le dernier à monter dans le wagon. Bien qu’il y ait plein de sièges vides, je reste debout et tombe à nouveau sur mon reflet. Avec ma peau noire, il faudrait que je sourie pour que l’on me voie, du moins que l’on distingue au moins mes dents. Cela me fait repenser à ce collègue à qui j’ai dit un jour que s’il ne mettait pas le flash en me prenant en photo, il ne verrait que du noir. À son air mortifié, j’ai vite compris que l’on ne partageait pas le même humour. Tous mes colocs sont présents lorsque je rentre à la maison, et pour la première fois, ils sont tous à la cuisine à discuter. Bien évidemment la fille me propose si je veux partager son dîner, je décline son invitation. Elle me rappelle L. dans sa façon de s’assurer que j’ai mangé. Je monte dans ma chambre déposer mes affaires et redescends aussitôt pour me joindre à eux ; ils parlent de leur journée et me posent des questions sur la mienne. Le Hongrois ne décroche toujours pas un mot, mais on voit qu’il écoute, il a même l’air de comprendre ! Le jeune Espagnol nous annonce que c’est fini avec sa copine, ce qui explique sans doute sa présence ce soir. Je lui fais la remarque que pour quelqu’un qui vient de se faire larguer, il n’a pas l’air trop malheureux. Il sourit en me disant qu’elle n’a pas cassé avec lui, son séjour arrivait à terme et elle est retournée chez elle, en Norvège. En poussant un peu plus la discussion, on comprend qu’il aime les Nordiques, non seulement pour leur blondeur mais aussi pour leurs poitrines généreuses. Il a l’air tellement sérieux en disant cela, que nous étouffons tous nos rires ! Le lendemain soir, je décide de retourner au restaurant. Je refais le même parcours et me laisse à nouveau envahir par l’odeur de la bonne cuisine qui m’accueille. C’est le même serveur que la veille, il me reconnaît et me fait signe de m’asseoir où je veux. Il y a un peu plus de monde cette fois-ci, deux couples, dont un avec enfant, et deux autres personnes, dont une vielle dame penchée sur son menu. Je retourne m’asseoir près de la fenêtre, de sorte à pouvoir voir les toilettes. Qu’est-ce que j’espère ? Et si elle ne venait pas ? Je repense à la rencontre de la veille et souris en mon for intérieur. Évidemment qu’elle ne va pas venir ! Je tends le bras et attrape le menu, décidé à goûter un nouveau plat. J’ai à peine le temps de passer commande que mon téléphone sonne. C’est ma mère, je lui dis que je dois raccrocher parce que j’attends un coup de fil de L. Elle s'exécute sans broncher. Qu’est-ce qu’elle ne ferait pas pour que cette relation marche. Tous les jours je l’entends me faire des éloges de ma future femme. Parfois je dois lui rappeler qu’elle n’a pas besoin de me dire tout ca, mais cela lui fait plaisir et la rassure. Il faut dire qu’avant L. je suis sorti avec une Blanche pendant deux ans. On aurait pu se marier si nos deux familles n’y avaient mis du leur. Ma mère la trouvait trop extravertie, trop française et la sienne me trouvait trop noir, trop africain. Ceci dit on avait essayé de faire l'impasse sur leurs préjugés, persuadés que notre amour l’emporterait mais en vain. L. est au courant de cette relation passée mais fait comme si de rien n’était. C’est à croire qu’avant elle, je n’ai aimé personne. J’ai essayé de lui expliquer que je ne peux pas renier mon passé, mais elle se refuse à l’admettre et préfère croire que je suis arrivé vierge dans la relation, comme elle. C’est dans ces moments-là que je voudrais qu’elle ait plus d’expérience. J’avoue que parfois je souhaite secrètement qu’elle rencontre quelqu’un d’autre, qu’elle vive autre chose avant que l’on se marie. Disons que je redoute de me retrouver cocu, de me retrouver un jour avec une femme qui décide soudainement qu’elle veut vivre autre chose ou que je ne lui suffis plus. C’est peut-être pour cela que je m’entends bien avec Mariatou, sa meilleure amie. Sans aller jusqu’à dire que c’est la fille idéale, je réalise qu’elle, au moins, ne vit pas dans une bulle comme ma tendre chérie. Cependant elle a une telle grande gueule que se mettre avec elle reviendrait à passer son temps à s’accrocher avec tout le monde autour. Pendant longtemps L. a eu peur que je ne sois attiré par sa copine, plus mince, plus sexy, plus extravertie. Mariatou est le genre de filles sur lesquelles les mecs se masturbent sans jamais oser l’avouer, la fille qu’ils voudraient tous avoir mais ont peur de ne pas être à la hauteur. Ce qui me ramène à mon inconnue de la veille. Je sais que ce n’est pas L. qui aborderait un inconnu, un soir, dans un lieu public. Je ne comprends toujours pas l’amitié qui la lie à Mariatou : elles sont tellement différentes. Ce que je comprends encore moins est que ma future belle-mère tolère cette relation, elle pour qui une jeune fille bien élevée ne doit pas attirer trop l’attention sur sa personne, tout le contraire de Mariatou qui ne passe jamais inaperçue.
En finissant mon repas, je réalise que je suis légèrement déçu de ne pas voir surgir mon inconnue des toilettes. Voilà déjà que je me l’approprie, ce n’est plus une simple inconnue, elle est devenue mienne. C’est à ce moment-là que L. choisit justement de m’appeler. Je me dépêche de décrocher, content de lui parler. Elle a l’air en forme, c’est à croire qu’elle est bien sans moi. Oui, j’avais espéré plus de tristesse, moins d’enthousiasme. Elle me raconte être allée à un concert avec des copines, s’être réveillée tard, ce qui explique pourquoi elle a raté mon coup de fil du matin. Je l’imagine mal à un concert de rock mais en même temps je la sais amoureuse du chanteur, un acteur qui a formé un groupe avec son frère et qui joue dans des salles obscures lorsqu’il n’est pas devant une caméra. Bien évidemment je connais les deux filles avec lesquelles elle était et je me doute bien qu’elle est rentrée chez elle sitôt le concert fini. Ma relation avec elle est sans surprises et si cela inspire l’ennui à certains, pour moi cela me réconforte, et elle aussi. Je sais avec qui je suis, je sais que je peux lui faire confiance, son monde est construit autour de moi, et contrairement à ce qu’en pensent certains, cela n’est ni pesant ni angoissant pour moi. J’ai grandi avec quatre sœurs, donc l’univers de filles, leur façon de penser, de voir les choses, je connais. Même si je suis un peu jaloux à l’idée qu’elle s’amuse sans moi, je suis content pour elle. Je sais que vivre avec sa mère n’est pas de tout repos et je comprends qu’elle veuille jouir de cette liberté soudaine qui s’offre à elle. Quand je lui parle de me rejoindre, je sens une légère hésitation mais je n’y prête pas attention. Pourtant je devrais, quand je suis parti, elle s’était montrée anxieuse à l’idée de se retrouver seule et voilà que soudainement elle donne l’impression que finalement ça va. Elle me parle de ses examens qui approchent, je lui dis que je comprends. Je me dis aussi que ce n’est pas une mauvaise chose finalement qu’elle passe du temps seule, après tout, dans peu de temps nous vivrons ensemble. Lorsqu’elle raccroche, je fais signe au serveur et commande un café. J’en profite pour demander l’addition. « L’addition !? Tu t’en vas déjà ? » Je sursaute à la fois surpris et amusé en reconnaissant la voix. Debout devant moi, moulée dans un jean serré et un pull trop large, ma belle inconnue me dévisage. Elle est moins maquillée que la veille, l’air plus reposé. Elle pourrait vraiment être de n’importe quelle origine. Je la surnomme Miss Passe Partout, plus tard j’apprendrai qu’elle s’appelle en réalité Éloïse. Elle pose son sac par terre, une attitude que condamnerait ma mère pour qui un sac s’accroche à une chaise ou se pose sur les genoux, mais jamais par terre. Mais cela m’importe peu, j’essaie juste de cacher ma joie, tel un écolier à qui l’on offre une récompense pour bonne conduite. On nous apporte deux cafés, ainsi que l’addition que je n’ai plus envie de régler.
– Qu’est-ce que tu fais là ? lui demandé-je. – Comment ça qu’est-ce que je fais là ? Je te l’ai dit, je suis pratiquement ici tous les soirs, même quand je ne travaille pas, comme aujourd’hui. – Et tu travailles dans quoi au fait ? – Dans la finance, lance-t-elle d’un air évasif. – La finance, je répète sur le même air évasif. – Tu m’attendais ? me demande-t-elle, les yeux légèrement plissés, un léger sourire aux lèvres.
Pris au dépourvu, je mets un petit moment à réagir, encore à me demander comment une fille aussi jolie s’est retrouvée à travailler dans la finance.
– Non je ne t’attendais pas, j’espérais juste te voir, je finis par lâcher. – Ça tombe bien parce que moi aussi j’espérais te revoir.
Je finis par régler l’addition une fois nos cafés consommés. On se lève d’un air entendu et une fois dans la rue, elle passe machinalement sa main sous mon bras. Je la laisse me guider, elle qui connaît la ville mieux que moi. J’essaie de profiter de ce moment, je me poserai des questions plus tard. Notre promenade se termine tard dans la soirée, à Trafalgar Square. Il est deux heures du matin lorsque j’ouvre la porte de ma chambre. J’ai à peine le temps d’enlever ma veste que ma colocataire frappe à la porte. Elle est en pyjama mais je sens qu’elle a envie de parler. Sait-elle l’heure qu’il est ? Je la laisse néanmoins entrer et lui fais signe de s’asseoir sur la chaise. Se doute-t-elle que je ne me rappelle plus son prénom ? Elle me l’a dit la première fois que l’on s’est rencontrés, mais j’ai dû être interrompu par quelque chose ou quelqu’un parce que je ne l’ai jamais retenu et n’ai jamais osé lui demander de me le répéter. Tout ce que je sais, c’est que cela m’avait fait penser à Yoko Ono, la femme de John Lennon, mais je sais que ce n’est pas ça. Et comme c’est toujours elle qui récupère le courrier de tout le monde, je ne peux même pas compter là-dessus pour vérifier. Je demanderais volontiers à mes autres colocs mais les rares fois où je les vois, elle est toujours présente. Elle choisit de se poser par terre, ignorant la chaise. Le dos contre le mur, les jambes recroquevillées sous son menton, elle a l’air pensif. Je redoute qu’elle se mette à pleurer et regarde autour de moi dans l’espoir d’attirer son attention sur un objet, un mot, n’importe quoi qui pourrait la faire sourire. Finalement je n’ai pas besoin. Non, elle n’est pas sur le point de pleurer, en fait elle sourit. Soulagé, je me pose également par terre tout près d’elle, nos épaules se touchent. Elle sent bon. Mes yeux tombent sur ses orteils manucurés d’un vernis à ongle rouge vif, ce qui lui fait des jolis pieds. Elle me fait penser à ces filles qui s’habillent comme des sacs, du moins selon l’avis des hommes car tout le monde sait que ce qui plaît aux femmes ne plaît pas forcément aux hommes, mais lorsqu’elles se déshabillent, c’est pour révéler de la lingerie fine et un vrai corps de femme. Je me dis qu’elle a dû rencontrer quelqu’un, c’est bien pour cela qu’elle est venue en Europe, dans l’espoir de rencontrer un Européen, tout sauf un Japonais d’après ce qu’elle m’a laissé entendre. Je ne me suis pas trompé. Elle me raconte comment elle a fait la connaissance de ce Français chef pâtissier. Elle a l’air très excité, elle compte le revoir bientôt et parle déjà d’aller vivre en France. Elle me parle de prendre des cours de français, je lui fais remarquer qu’elle doit déjà progresser en anglais. Elle me donne un coup de coude dans les côtes qui me fait me plier en deux. Je lui dis que si son copain la traite mal, qu’elle me le dise et j’irai lui parler. Cela a l’air de l’amuser. J’hésite à lui demander ce qu’il est advenu du jeune Japonais qui était venu la chercher un soir en Mercedes pour l’amener à l’opéra. Tout sauf un Japonais, aussi jeune, aussi beau, aussi riche qu’il soit ! Je sens que si je ne la pousse pas dehors, elle ne partira jamais. Mais je la laisse parler, son anglais s’est amélioré mais elle cherche encore ses mots. Et dire que l’étape suivante est pour elle d’apprendre le français !
Pendant des semaines, je dîne chaque soir avec Éloïse. Les week-ends on se fait des sorties au cinéma et en semaine on fait le tour des boîtes de nuit. Je ne connais toujours pas son âge ni ses origines, mais cela me convient parfaitement. Un peu de mystère ne fait pas de mal ! Je me laisse emporter par cette nouvelle complicité et commence à prendre goût à cette nouvelle liberté quand soudain elle m’annonce que son ami est en ville pour une semaine et qu’elle n’aura pas beaucoup de temps à me consacrer. Aussi surpris que je suis d’appendre qu’elle n’est pas libre, je lui dis de me faire signe quand on pourra à nouveau se voir. Le lendemain, en sortant du travail, je décide de rentrer directement chez moi, je n’ai plus le cœur à dîner seul. En rentrant je trouve la maison vide, aucun de mes colocs n’est là. Je me prépare vite un sandwich et me mets devant la télé. Je commence à prendre goût aux émissions culinaires. Avant de me coucher, je donne un coup de fil rapide à L. Ces derniers temps je la sens un peu distante, mais je mets ça sur le compte de la distance justement.
Les jours qui suivent, je dîne seul chez moi et appelle L. tous les soirs avant de me coucher et le matin au réveil. Je tombe sur ma coloc japonaise un soir où elle rentre tôt. Elle est amoureuse et songe à déménager en France, à Grenoble d’où son « fiancé » est originaire. Je lui demande si ce n’est pas un peu tôt pour parler de fiancé, si le terme « boyfriend » ne serait pas plus approprié. Elle m’explique que son visa arrive à terme et qu’elle ne peut plus le renouveler, mais avant de dire oui, elle tient d’abord à rencontrer sa famille ; elle espère faire bonne impression auprès de sa future belle-mère. Je tente de la rassurer en lui disant que n’importe quelle mère serait ravie de l’avoir comme belle-fille. Elle me dit que je suis un super type et que ma fiancée a de la chance de m’avoir. Je lui suggère de lui passer son numéro de téléphone pour qu’elle le lui dise en personne. La semaine sans Éloïse passe très lentement. Je commence à penser qu’elle m’a sûrement oublié, ou que son copain a décidé de prolonger son séjour, ou qu’il a pris connaissance de mon existence et lui a interdit de me revoir lorsque je reçois son coup de fil. Elle me propose de dîner avec elle le lundi suivant, je comprends par là que son copain sera reparti à ce moment-là. J’avoue être content à l’idée de la retrouver, elle va pouvoir briser cette monotonie quotidienne qui commence à me ronger. En sortant du travail ce lundi en question, je reçois un texto où elle me demande si je ne veux pas plutôt passer chez elle. En un mois et demi de fréquentation, jamais aucun de nous n’a invité l’autre chez soi. On s’est toujours vus au-dehors et les fois où l’on a pris un taxi pour rentrer, elle n’a jamais voulu que je la raccompagne, prétextant être assez grande pour rentrer seule, même à des heures très tardives. Son quartier est plus joli que le mien, il n y a pas à dire, on s’y sent aussi plus en sécurité. Je me demande combien elle paye de loyer et me dis que c’est peut-être ce que j’aurais dû faire moi aussi, travailler dans la finance. Toutefois, je sais qu’en tant qu’ingénieur, je finirai bien par trouver du travail. Avec de la patience et de la persévérance, les portes devraient s’ouvrir, sans compter les prières quotidiennes de mes deux mères et de ma future belle-mère qui me feront comprendre le moment venu que si elles n’avaient pas prié pour moi, j’en serais encore au même point, parce que voyez-vous, Dieu, eh bien, Il n’écoute qu’elles ! Éloïse n’habite pas une de ces maisons mitoyennes typiques que l’on trouve partout mais plutôt un bel appartement dans une belle résidence. Il est sept heures du soir lorsque je sonne à l’interphone. Le buzz de la porte m’invite à entrer sans que l’on m’ait demandé de décliner mon identité, cela va donc de soi que je suis attendu. Je n’ai pas non plus besoin de frapper à la porte de l’appartement, à moitié entrouverte pour me laisser entrer. « Ne sois pas timide, entre, Éloïse est dans la chambre, elle arrive », me lance une voix enjouée. J’entre malgré tout timidement et me trouve en face d’une grande brune au visage parsemé de taches de rousseur. Décidément ! me dis-je en ravalant ma salive devant la beauté de la fille. Sa peau est si blanche qu’elle se pose en parfait contraste avec la mienne. Pendant deux secondes on s’observe sans rien dire. C’est à ce moment qu’Éloïse apparaît. C’est la première fois que je la vois non maquillée, et la trouve encore plus attirante. Mon regard passe de l’une à l’autre et je ne peux que me féliciter intérieurement de ma chance. Ce n’est pas tous les jours qu’un gars comme moi se retrouve en face de deux telles beautés. Ma fiancée est belle, c’est indéniable, mais ce n’est pas la même beauté. Éloïse tout comme son amie font parties de ces filles que l’on voit sur les couvertures de magazine et sur lesquelles les hommes fantasment. On les imagine étudiantes en langue ou en littérature, mais sûrement pas travaillant dans la finance. J’apprends que la copine s’appelle Olive et qu’elle aussi est française. Aussitôt les présentations faites, cette dernière s’éclipse dans la chambre. J’ôte mon manteau et regarde autour de moi ; on voit bien que ce sont deux femmes qui y vivent. Non seulement c’est très propre, mais c’est aussi aménagé avec goût. Mon regard s’attarde sur le cadre au-dessus du canapé qui renferme l’image d’une femme nue allongée sur le ventre. On ne voit pas son visage, juste un petit tatouage sur la fesse droite. Elles ont une cuisine aménagée à l’américaine, le salon et la cuisine étant séparés par un comptoir. Je me pose sur le canapé, tandis qu’elle s’assoit sur des coussins qui jonchent la moquette. Ne voulant pas jouer au mâle dominateur, je descends du canapé, et me pose également par terre. Elle me demande ce que je préfère en matière de nourriture, chinois ou indien, plus exactement pakistanais. Je lui dis que j’ai faim et que tout me convient. Elle prend son téléphone et compose un numéro qui doit déjà être dans son répertoire. En raccrochant, elle se lève et me dit qu’elle revient de suite. Je lui demande où elle va, elle me dit qu’elle va chercher la commande. Je prends mon manteau et la suit. On marche deux rues derrière chez elle avant de tomber sur un restaurant pakistanais. À la façon dont elle est reçue, on sent que c’est une habituée des lieux. Au retour à l’appartement, on trouve Olive en train de mettre la table. Cette fois-ci elle reste avec nous. On passe la soirée à discuter jusqu’au moment de rentrer pour moi. C’est en me disant au revoir en bas de son immeuble que l’inattendu se produit. A-t-elle fait exprès, est-ce par mégarde, quoi qu’il en soit, en voulant me faire la bise, Éloïse m’embrasse sur la bouche. En y réfléchissant dans le métro qui me ramène chez moi, je réalise que c’est la première fois qu’elle cherchait à me faire la bise ; jusque-là on se quittait comme des potes en se disant qu’on se rappelait, quitte à le faire dans la minute qui suivait.
Le lendemain soir je me retrouve à dîner seul au restaurant. Lorsque je l’appelle plus tard dans la soirée, elle me dit être restée travailler tard et aucun de nous ne fait mention de l’incident de la veille. Je continue quand même à aller tous les soirs au restaurant dans l’espoir de la voir, en vain. Bien que suspicieux de ce qui se passe, le serveur qui nous a vus dîner ensemble des semaines durant se contente de m’accueillir avec le même sourire, feignant l’indifférence. Toute la semaine, on se texte mais sans jamais trouver le temps de se parler. J’aurai voulu lui annoncer que mon projet avançait plus vite que prévu, et que par conséquent mon séjour était en train de prendre fin. J’ai quand même l’occasion d’en faire part à ma coloc qui m’annonce qu’elle voudrait que je rencontre son copain avant mon départ. Elle me dit qu’il est justement libre ce dimanche, et me demande si je suis disponible. J’hésite pendant quelques secondes ! Et si Éloïse demandait justement à me voir ? C’est alors que je réalise que si cela se trouve, elle ne veut pas me voir, et que c’est pour cela qu’elle m’a évité toute la semaine. Je dis à ma coloc que je serais ravi de faire la connaissance de l’homme de sa vie. Elle me regarde en rougissant puis en se reprenant, elle me dit d’un ton sérieux qu’elle ne sait pas si c’est l’homme de sa vie, mais en tout cas c’est l’homme qu’elle compte épouser.
Ce samedi-là, je décide d’aller faire un tour aux marchés aux puces pour acheter une veste militaire pour ma plus jeune sœur. J’en profite pour acheter une robe d’été à L. ainsi qu’un sautoir en argent. Bien qu’elle ne soit pas du genre à mettre des bijoux, elle met toujours ceux que je lui achète ou ceux que sa mère la force à mettre. Fier de mes achats, je décide de jouer aux touristes et passe la journée à visiter les lieux que je comptais voir avec elle. Il est neuf heures du soir lorsque je prends le chemin de la maison. En ouvrant la porte, je suis accueilli par une musique sonore et le bruit de l’aspirateur. Je fais sursauter ma coloc qui ne m’a pas entendu entrer. Je lui demande ce qu’elle fait, elle me fait signe d’arrêter la musique. Ne sachant pas d’où elle vient, je me contente de débrancher l’aspirateur, ce qui la fait exploser de rire. Elle pose l’engin, se dirige vers une petite télécommande posée sur la commode qu’elle oriente vers le poste radio qui gît probablement au salon depuis mon arrivée et dont j’ignorais l’existence jusqu’à ce moment précis. Pouvant enfin s’entendre, je lui repose ma question. Elle me répond qu’elle range pour la venue de son copain. Je décide de ne pas lui faire part de mon scepticisme et me retire dans ma chambre. Je songe à appeler Éloïse mais opte plutôt pour L. C’est sa copine Mariatou qui décroche, L. étant sous la douche. On discute quelques minutes. Je lui dis que je rappellerai plus tard, ce que j’oublie de faire car je m’endors en regardant une nouvelle émission culinaire.
Le fiancé est prévu pour midi mais en descendant dans la cuisine, je tombe sur ma coloc qui est tout affairée à cuisiner. Je lui fais remarquer qu’il n’est que neuf heures du matin, et qu’à sa place j’aurais gagné du temps en prenant à emporter. Elle me dit que ce n’est pas pareil. Je lui rétorque que c’est un homme et qu’il n’y verra que du feu. Je lui demande s’il ramène le dessert, elle me regarde avec des gros yeux réprobateurs. Je lui fais remarquer que ce serait logique, vu son métier. Elle me fait signe de me taire. Décidé à ne pas la vexer davantage, je lui propose de lui donner un coup de main et lui montre les deux bouteilles de vin que j’avais pris soin d’acheter la veille dans un des magasins Nicolas. Je la regarde s’affairer dans cette cuisine où je mets les pieds deux fois par jour, à chaque fois pour mettre la cafetière en marche, rarement pour me faire un sandwich. Je suis surpris qu’elle sache où se trouve chaque objet. À la voir si occupée à vouloir faire plaisir à son copain, je me retrouve à lui souhaiter que ce soit le bon. Ce serait quand même dommage de se donner autant de mal pour rien. Je ne lui demande pas à quoi il ressemble, on verra bien, ce sera la surprise, et puis un mec reste un mec. Sauf que la surprise pour moi se présente quelques heures plus tard. Il est onze heures lorsque l’on sonne à la porte. C’est César, notre jeune Espagnol qui, à peine sorti du lit, se penche à la fenêtre pour voir de quoi il s’agit. C’est la routine. La maison étant à étage, à chaque sonnerie, l’un de nous se penche à la fenêtre pour voir de qui il s’agit : témoins de Jéhovah, les gens du câble ou le facteur. En règle générale, lorsque ce sont les témoins de Jéhovah, celui qui leur répond prétend ne pas comprendre et fait venir un autre d’entre nous si on est présent, qui idem fait semblant de parler encore plus mal et ainsi de suite jusqu’à ce qu’ils se découragent et fassent demi-tour. Il en va de même si ce sont les gens du câble. On ne descend que pour le facteur ! Toutefois, en l’entendant prononcer mon prénom, mon sang ne fait qu’un tour et je pense à L. qui est sans doute venue me voir par surprise. Sans plus attendre, je bondis de ma chaise et me rue dans les escaliers que je descends à toute vitesse, manquant de rentrer dans César qui s’avère être encore à moitié nu. Il me faut quelques secondes pour que la silhouette devant moi se matérialise en Éloïse. Debout dans l’embrasure de la porte, elle tient une fleur dans la main qu’elle me tend. C’est pour s’excuser de m’avoir ignoré le reste de la semaine, m’assure-t-elle. Elle me demande si je ne suis pas déçu de la voir, elle a l’impression que j’attendais quelqu’un d’autre. Je lui dis que c’est surtout que je ne m’attendais pas à la voir, elle ! « Éloïse, je te présente Yvan, César et Yuko ! » dis-je d’une voix monocorde. Yuko ! On peut dire que son prénom m’est revenu au bon moment. C’est toujours ça d’embarras en moins ! Si les deux garçons regardent Éloïse d’un air à la fois animal et admiratif, je ne peux éviter le regard plus inquisiteur de Yuko qui doit sûrement se rappeler que ma fiancée ne s’appelle pas Éloïse. Je me rappelle alors qu’elle a vu sa photo posée sur ma table de nuit ! Le fiancé est à l’heure ! Il est midi tapante lorsqu’il sonne à la porte. C’est moi qui descends lui ouvrir tandis que Yuko remonte vite dans sa chambre se changer. On sympathise tout de suite. Il s’appelle Gabriel, Gabriel de Grenoble. Il a entendu parler de moi, me dit-il. Je lui réponds que c’est réciproque. Il n’a pas ramené de dessert mais un beau bouquet de fleurs qui a dû lui coûter assez cher. Je le mène jusqu’au salon où Yuko l’attend. Elle a eu le temps de mettre une jolie robe blanche à fleurs avec des petits talons. César et Yvan descendent au moment de passer à table et Yuko insiste pour qu’ils se joignent à nous ! Ils ne se font pas prier. On rajoute des assiettes, on remonte dans les chambres récupérer des chaises et le tour est joué. À voir Yuko avec son amoureux, je me dis qu’elle est bien tombée et le lui fais savoir par mon sourire approbateur. Il est trois heures de l’après-midi lorsque l’on sort de table et que tout le monde se retire dans sa chambre. En ouvrant la porte de la mienne, mon regard tombe aussitôt sur la photo de L. Éloïse me talonne. Ma chambre est la première sur laquelle on tombe en montant à l’étage, elle est plus petite que celle de Yuko mais plus grande que celles des deux autres. En grandissant, je devais partager les chambres et les placards avec mes sœurs, d’où le fait que j’ai appris à plier mes affaires et à les ranger de façon à occuper le moins d’espace possible. En occurrence, mis à part le lit défait, tout le reste est plus ou moins à sa place, ce qui n’est pas mal pour quelqu’un qui n’attendait personne. Je referme la fenêtre qui était restée ouverte et lui indique l’unique chaise. Elle décide d’y poser ses affaires et opte pour le parquet. Je fais de même. Elle me dit « elle est jolie », en pointant la photo de L. « Elle gagnerait à se maquiller un peu plus », renchérit-elle. Je me penche sur la photo et choisis de ne rien dire. Sans dire un mot de plus, elle se rapproche de moi et m’embrasse en pleine bouche tout en se déshabillant. Elle a l’air de savoir ce qu’elle fait et surtout ce qu’elle veut. Je ne la repousse pas et me laisse faire. Je n’ai jamais trompé L. et ne pensais sûrement pas le faire ici. Je suis arrivé à Londres avec l’idée que j’allais m’ennuyer ferme, que ma fiancée allait venir me voir régulièrement et qu’on allait se retrouver au bout de trois mois comme si l’on ne s’était jamais quittés. Peut-être que si j’avais ignoré Éloïse dès le premier soir, si je n’étais pas retourné dans ce restaurant, si je n’avais pas passé mes week-ends avec elle, etc. Paraît-il que la majorité des cas d’infidélité sont rarement prémédités, c’est souvent des occasions qui se présentent et que nous gérons chacun à notre manière. Quoi qu’il en soit, il est huit heures du soir lorsque Éloïse reprend le train qui la ramène chez elle. Avant de se séparer, on s’embrasse une dernière fois sur le quai, sauf que cette fois-ci on ne se promet pas de se rappeler. Lorsque la portière de la rame se referme sur elle, je lui fais un dernier signe de la main et attends que le train démarre avant de tourner les talons.
Lorsque je me pointe au travail le lendemain, c’est pour apprendre qu’il reste quelques finitions à faire mais que le projet étant bien avancé, on aura fini d’ici la fin de la semaine, au pire en début de semaine suivante. Toute la semaine, je finis tard et oublie d’appeler Éloïse. Il faut dire que le cœur n’est y plus. La frénésie et l’excitation qui s’emparaient de moi à l’idée de ne fût-ce que lui parler ont disparu. Le vendredi soir, en sortant, je tombe sur mon chef de projet et mes collègues qui m’attendent. On a tous faim et je leur propose d’aller manger dans mon fameux restaurant. C’est alors que je réalise que mon chef n’y a jamais mis les pieds. Je lui fais remarquer que c’est pourtant lui qui me l’avait recommandé. Il prend un air malicieux mais ne donne pas d’explications. Il est presque neuf heures du soir lorsque l’on débarque dans le restaurant. Je remarque deux jeunes femmes qui mangent près de la fenêtre et reconnais aussitôt Olive. Je n’ai pas besoin que l’autre se retourne pour deviner de qui il s’agit ! Mon serveur a été remplacé par un jeune homme d’une vingtaine d’années. Je lui demande où est passé son collègue, il me répond qu’il est de repos ce soir-là ! Il nous prépare une table et pendant que mon entourage s’installe, je me dirige vers les filles, d’autant plus qu’Olive m’a vu entrer. Juste après lui avoir fait la bise, elle prétexte une visite rapide aux toilettes et je me retrouve tête à tête avec Éloïse. Après s’être échangé des banalités, je lui explique que l’on est là pour fêter mon départ et la fin du projet. Elle me souhaite un bon retour et me dit que peut-être que l’on se recroisera à Paris. Je lui demande si elle compte rentrer un jour, elle me dit que non ! Et ton copain, lui dis-je. Elle me regarde droit dans les yeux et me dit d’un air candide que si je veux parler de son amie, elle a décidé de quitter la France et de venir s’installer avec elle ici, à Londres. Je la regarde d’un air dubitatif. Je ne comprends pas. C’est alors qu’en me tournant, mon regard tombe sur Olive qui revient des toilettes. Je me lève doucement et lui rends sa chaise. Ne voulant pas entrer dans les détails, je me contente d’un simple « au revoir », et pars rejoindre mes collègues.
Il est six heures du soir lorsque je débarque à la gare de Montparnasse. Personne n’est au courant de mon retour mis à part un de mes beaux-frères. Je passe chez lui récupérer la clé de l’appartement de L. Pour une raison que j’ignore, chaque frère a un double des clés de chez leur mère, alors qu’aucun d’eux n’y vit plus. Je sais que Mariatou est rentrée chez elle, elle était venue rester avec L. pour la durée de mon absence, surtout en l’absence de la mère de L. et je la soupçonne d’être en partie la raison pour laquelle ma fiancée n’est jamais venue me rendre visite. En ouvrant la porte, je suis surpris par l’absence d’odeur de nourriture, et me dis que L. a dû profiter d’être seule pour arrêter de cuisiner. Je me dirige vers sa chambre que je trouve en désordre, pose mes affaires, me déshabille, prends une serviette de son placard, renifle l’odeur de propre et me rends dans la salle de bains quand j’entends une sonnerie. Sans trop réfléchir, j’enroule la serviette autour de ma taille et vais ouvrir la porte. Je tombe nez à nez avec un jeune homme d’environ mon âge, un grand Blanc qui me regarde d’un air confus. Il s’est trompé d’appartement, dit-il en faisant demi-tour. Je referme la porte en me disant que c’est sans doute un des copains de Mariatou qui a cru s’être trompé de porte parce qu’il ne s’attendait pas à voir surgir un homme, torse nu de surcroît. J’entre sous la douche et laisse couler longuement l’eau chaude sur mes épaules avant de me savonner vigoureusement. Je suis content d’être de retour. Je récapitule dans ma tête les événements qui se sont produits lors de mon séjour et fais le tri de ce que je vais raconter. Je n’ai pas le temps d’attarder mes pensées sur Éloïse que j’entends un cri d’effroi dans mon dos. C’est L. ! Je ne l’ai pas entendue entrer. Je rigole à l’idée de la frousse que j’ai dû lui donner. Moi qui voulais la surprendre, on peut dire que j’ai réussi. Encore sous l’effet du choc, elle parvient quand même à me mettre hors de la salle de bains parce qu’elle veut également prendre une douche. Je lui propose de me joindre à elle mais son refus est catégorique. Je ne discute pas et vais l’attendre dans la chambre.
Tout ça, c’était il y a quelque temps déjà ! Depuis, j’ai trouvé du travail, bien évidemment grâce aux prières de mes mères, L. et moi sommes mariés et attendons notre premier enfant. Éloïse, je l’ai revue un an après mon retour à Paris. Je sortais du supermarché lorsque j’ai entendu mon nom. En me retournant, je vois Mariatou, suivie de près par une fille qui n’est autre qu’Éloïse. Tous les deux faisons semblant de ne pas reconnaître l’autre. La rencontre est très brève. Je ne saurai jamais ce qui a été dit ou pas car Mariatou ne m’a jamais fait de réflexion quelconque. Dernièrement, L. a mentionné la possibilité d’un déménagement et pourquoi pas, un départ à l’étranger ! Il faut dire que l’on vit dans l’appart où elle est née, l’arrondissement où elle a grandi, la ville où elle a étudié, puis travaillé. Avec sa mère repartie vivre en Afrique, sa meilleure amie qui envisage de suivre son fiancé à l’étranger, peut-être se rend-elle enfin compte que plus grand-chose ne la retient à Paris et qu’il est enfin temps d’aller voir si l’herbe n’est pas plus verte ailleurs !
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